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Full text of "Revue pittoresque : musée littéraire"

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REVUE  PITTORESQUE. 


IV 


IMPRIMÉ  PAR  PLON  FRÈRES,   RUE  DE   VADGIRARD ,   36. 


REVUE  PITTORESQUE 


MP^il   LETTiM^ÎÎMI 


ILLUSTRÉ  PAR  LES  PREMIERS  ARTLSTES. 


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TOME  IV. 


PARIS 

AUBERT,  ÉDITEUR,  PLACE  DE  LA  BOURSE,  29. 
1846 


Digitized  bythe  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/revuepittoresque04pari 


HISTOIRE    DE    LIU-ÏU. 


COMTE   CHIXOIS. 


Une  famille  d'une  condition  médiocre  habitait  à 
Wou-si ,  ville  dépendante  de  la  cité  de  Tchang- 
tcheou,  dans  la  province  de  Kiang-nan.  Trois  frères 
composaient  cette  famille  :  l'aîné  s'appelait  Liu-iu 
(  ou  le  jaspe  )  ;  le  cadet ,  Liu-pao  (  ou  le  précieux  )  ; 
et  le  troisième,  Liu-tchin  (  ou  la  perle).  Celui-ci 
n'était  pas  encore  mûr  pour  le  mariage;  les  deux 
autres  étaient  mariés.  La  femme  du  premier  s'ap- 
pelait Wang,  et  celle  du  cadet  se  nommait  Yang; 
elles  avaient  l'une  et  l'autre  toutes  les  grâces  qui 
donnent  de  l'agrément  aux  femmes. 

Liu-pao  n'avait  de  passion  que  pour  le  jeu  et  le 
vin  :  l'on  ne  voyait  en  lui  nulle  inclination  vers  le. 
bien;  sa  femme  était  du  même  caractère  et  n'était 


nullement  portée  à  la  vertu,  bien  différente  en  cela 
de  Wang,  sa  belle-sœur,  qui  était  un  exemple  de 
modestie  et  de  régularité.  Ainsi,  quoique  ces  deux 
femmes  vécussent  ensemble  d'assez  bonne  intelli- 
gence, leurs  cœurs  n'étaient  que  faiblement  unis. 

Wang  eut  un  fils  nommé  Hi-eul,  c'est-à-dire  fils 
de  la  réjouissance.  Ce  jeune  enfant  n'avait  que  six 
ans  lorsqu'un  jour,  s'étant  arrêté  dans  la  rue  avec 
d'autres  enfants  du  voisinage  pour  voir  passer  une 
procession  solennelle,  il  disparut  dans  la  foule,  et  le 
soir  il  ne  revint  pas  à  la  maison. 

Celte  perte  désola  le  père  et  la  mère.  Ils  firent 
afficher  partout  des  billets  ;  il  n'y  eut  point  de  rue 
où  l'on  ne  fit  des  enquêtes  ;  mais  toutes  les  perqui- 


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sitions  furent  inutiles  :  on  ne  put  apprendre  aucune 
nouvelle  de  ce  cher  fils.  Liu-iu,  son  père,  était  in- 
consolable ;  et ,  dans  l'accablement  de  tristesse  où 
il  était,  il  songea  à  s'éloigner  de  sa  maison,  où  tout 
lui  rappelait  sans  cesse  le  souvenir  de  son  cher 
Hi-eul.  Il  emprunta  d'un  de  ses  amis  une  somme 
pour  faire  un  petit  commerce  de  côté  et  d'autre 
aux  environs  de  la  ville,  se  flattant  que  dans  ces 
courtes  excursions  il  trouverait  enfin  le  trésor  qu'il 
avait  perdu. 

Comme  il  n'était  occupé  que  de  son  fils,  il  sentait 
peu  le  plaisir  des  avantages  qu'il  retirait  de  son 
commerce.  Il  le  continua  néanmoins  durant  cinq 
ans,  sans  s'éloigner  trop  de  sa  maison,  où  il  reve- 
nait chaque  année  passer  l'automne.  Enfin,  ne  trou- 
vant point  son  fils  après  tant  d'années  et  le  croyant 
perdu  sans  ressource  ,  voyant  d'ailleurs  que  sa 
femme  Wang  ne  lui  donnait  point  d'autre  enfant, 
il  pensa  à  se  distraire  d'une  idée  si  chagrinante  ;  et. 
comme  il  avait  amassé  un  petit  fonds,  il  prit  le  des- 
sein d'aller  négocier  dans  une  autie  province. 

Il  s'associa  en  chemin  un  riche  marchand,  lequel, 
ayant  reconnu  ses  talents  et  son  habileté  dans  le 
négoce ,  lui  fit  un  parti  très-avantageux.  Le  désir 
de  s'enrichir  le  délivra  de  ses  inquiétudes. 

A  peine  furent-ils  arrivés  l'un  et  l'autre  dans  la 
province  de  Chan-si  que  tout  réussit  à  leur  gré.  Le 
débit  de  leurs  marchandises  fut  prompt  et  le  gain 
considérable.  Le  payement,  qui  fut  reculé  à  cause 
de  deux  années  de  sécheresse  et  de  famine  dont  le 
pays  était  affligé,  et  une  longue  maladie  dont  Liu-iu 
fut  attaqué,  l'arrêtèrent  trois  ans  dans  la  province; 
ayant  recouvré  la  santé  et  son  argent,  il  part  poi.r 
s'en  retourner  dans  son  pays. 

S'étant  arrèlé  durant  le  voyage  près  d'un  endroit 
appelé  Tchin-lieou  pour  s'y  délasser  de  ses  fatigues, 
il  aperçoit  une  ceinture  de  toile  bleue,  en  forme  de 
petit  sac  long  et  étroit,  telle  qu'on  en  porte  autour 
du  corps  sous  les  habits,  et  où  l'on  renferme  de 
l'argent;  en  la  soulevant  il  sent  un  poids  considé- 
rable. II  se  retire  aussitôt  à  l'écart,  ouvre  la  cein- 
ture, et  y  trouve  environ  deux  cents  taëls  { le  taël 
vaut  7  francs  60  centimes). 

A  la  vue  de  ce  trésor,  il  fit  les  réflexions  sui- 
vantes :  — C'est  ma  bonne  fortune  qui  me  met  cette 
somme  entre  les  mains  :  je  pourrais  la  retenir  et 
l'employer  à  mes  usages,  sans  craindre  aucun  fâ- 
cheux retour.  Cependant  celui  qui  l'a  perdue ,  au 
moment  qu'il  s'en  apercevra,  sera  dans  de  terribles 
transes  et  reviendra  au  plus  vite  la  chercher.  Ne 
dit-on  pas  que  nos  anciens,  quand  ils  trouvaient 
ainsi  de  l'argent,  n'osaient  presque  y  toucher,  et  ne 
le  ramassaient  que  pour  le  rendre  à  son  premier 
maître.  Cette  action  de  justice  me  paraît  belle  et  je 
veux  l'imiter,  d'autant  plus  que  je  suis  déjà  avancé 
en  âge  et  que  je  n'ai  point  d'héritier.  Que  ferais-je 


REVUE  PITTORESQUE. 


d'un  argent  qui  me  serait  venu  par  ces  voies  indi- 
rectes? 

A  l'instant,  retournant  sur  ses  pas,  il  va  se  pla- 
cer près  de  l'endroit  où  il  avait  trouvé  la  somme,  et 
là  il  attend  tout  le  jour  qu'on  vienne  la  chercher. 
Comme  personne  ne  parut,  il  continua  le  lendemain 
sa  route. 

Après  cinq  jours  de  marche,  étant  arrivé  sur  le 
soir  à  Nan-sou-tcheou  ,  il  se  logea  dans  une  au- 
berge où  se  trouvaient  plusieurs  autres  marchands. 
Dans  la  conversation,  le  discours  étant  tombé  sur 
les  avantages  du  commerce,  un  de  la  compagnie 
dit:  —  Il  n'y  a  que  cinq  jours  que,  partant  de 
Tchin-lieou  ,  je  perdis  deux  cents  taëls  que  j'avais 
dans  ma  ceinture  intérieure;  j'avais  été  cette  cein- 
ture et  je  l'avais  mise  auprès  de  moi  tandis  que  je 
prenais  un  peu  de  repos,  lorsque  tout  à  coup  vint  à 
passer  un  mandarin  avec  tout  son  cortège  :  je  m'é- 
loigne de  son  chemin  de  crainte  d'insulte,  et  j'oublie 
de  reprendre  mon  argent.  Ce  ne  fut  qu'à  la  couchée, 
que,  en  quittant  mes  habits,  je  m'aperçus  de  la  perte 
que  j'avais  faite.  Je  vis  bien  que  le  lieu  où  j'avais 
perdu  mon  argent  étant  aussi  fréquenté  qu'il  l'est , 
ce  serait  en  vain  que  je  retarderais  mon  voyage 
de  quelques  journées  pour  aller  chercher  ce  que  je 
ne  trouverais  certainement  pas. 

Chacun  le  plaignit.  Liu-iu  lui  demanda  aussitôt 
son  nom  et  le  lieu  de  sa  demeure.  —  Votre  serviteur, 
lui  répondit  le  marchand,  s'appelle  Tchin  et  demeure 
à  Yang-tcheou ,  où  il  a  sa  boutique  et  un  assez 
bon  magasin.  Mais  oserais-je,  à  mon  tour,  vous 
demander  à  qui  j'ai  l'honneur  de  parler?  Liu-iu  se 
nomma  et  dit  qu'il  était  habitant  de  la  ville  de 
Wou-si.  —  Le  chemin  le  plus  droit  pour  m'y  rendre, 
ajouta-t-il,  me  conduit  à  Yang-tcheou;  si  vous 
l'agréez,  j'aurai  le  plaisirdevousaccompagnerjusque 
dans  votre  maison. 

Tchin  répondit  comme  il  devait  à  cette  politesse  : 
—  Très-volontiers,  lui  dit-il ,  nous  irons  de  compa- 
gnie ;  je  m'estime  très-heureux  d'en  trouver  une  si 
agréable.  Le  jour  suivant  ils  parlent  ensemble  de 
gfand  matin.  Le  voyage  ne  fut  pas  long,  et  ils  se 
rendirent  bientôt  à  Yang-tcheou. 

Après  les  civilités  ordinaires,  Tchin  invita  son 
compagnon  de  voyage  à  entrer  dans  sa  maison ,  et 
y  fit  servir  une  petite  collation.  Alors  Liu-iu  fit 
tomber  la  conversation  sur  l'argent  perdu  à  Tchin- 
lieou.  —  De  quelle  couleur,  dit-il,  était  la  ceinture 
où  vous  avez  serré  votre  argent,  et  comment  était- 
elle  faite?  —  Elle  était  de  toile  bleue  ,  répondit 
Tchin.  Ce  qui  la  rendait  bien  reconnaissable,  c'est 
qu'à  un  bout  la  lettre  Tchin,  qui  est  mon  nom,  y 
était  tracée  en  broderie  de  soie  blanche. 

Cet  éclaircissement  ne  laissait  plus  aucun  doute; 

.aussi  Liu-iu  s'écria-t-il  d'un  air  épanoui  :  — Si  je 

vous  ai  fait  ces  questions,  c'est  que,  passant  par 


HISTOIRE  DE  LIU-IU. 


Tcliin-lieou,  j'y  ai  trouvé  une  ceinture  telle  que 
vous  venez  de  la  dépeindre.  Il  la  tire  en  même 
temps  :  —  Voyez,  dit-il,  si  c'est  la  vôtre.  —  C'est 


elle-même,  répondit  Tchin.  Sur  quoi  Liu-iu,  la  te- 
nant encore  entre  ses  mains,  Ja  remit  avec  respect 
à  son  vrai  maître. 


r11 


Tchin  ,  plein  de  reconnaissance ,  le  pressa  fort 
d'accepter  la  moitié  de  la  somme  dont  il  lui  faisait 
présent:  mais  ses  instances  furent  inutiles,  Liu-iu  ne 
voulut  rien  recevoir.  —  Quelles  obligations  ne  vous 
ai-je  pas,  reprit  Tchin  !  où  trouver  une  fidélité  et 
une  générosité  pareilles?  Il  fît  servir  aussitôt  un 
grand  repas,  et  ils  s'invitèrent  l'un  l'autre  à  boire 
avec  les  plus  grandes  démonstrations  d'amitié. 

Tchin  disait  en  lui-même  :  —  Où  trouver  aujour- 
d'hui un  homme  de  la  probité  de  Liu-iu?  Des  gens 
de  ce  caractère  sont  bien  rares.  Mais  quoi  !  j'aurais 
reçu  de  lui  un  si  grand  bienfait  et  je  n'aurais  pas 
moyen  de  le  reconnaître!  J'ai  une  fille  qui  a  douze 
ans,  il  faut  qu'une  alliance  m'unisse  avec  un  si  hon- 
nête homme.  Mais  a-t-il  un  fils?  c'est  ce  que  j'i- 
gnore.—  Cher  ami,  lui  dit-il,  quel  âge  a  présen- 
tement votre  fils? 

A  cette  demande,  les  larmes  coulèrent  des  yeux 
de  Liu-iu.  — Hélas!  répondit-il,  je  n'avais  qu'un 
fils,  qui  m'était  infiniment  cher,  et  il  y  a  sept  ans 
que  ce  jeune  enfant,  étant  sorti  du  logis  pour  voir 
passer  une  procession  ,  disparut  sans  qu'il  m'ait  été 
possible  d'en  avoir  depuis  ce  temps-là  aucune  nou- 
velle. Pour  surcroit  de  malheur,  ma  femme  ne  m'a 
plus  donné  d'enfant. 

A  ce  récit,  Tchin  parut  un  moment  rêveur;  en- 


suite prenant  la  parole  :  —  !Mon  frère  et  mon  bien- 
faiteur, dit-il ,  quel  âge  avait  ce  cher  enfant  lorsque 
vous  le  perdîtes?  —  Il  avait  six  ans,  répondit  Liu-iu. 
— Quel  était  son  surnom?  — Nous  l'appelions  H i^eul, 
répliqua  Liu-iu.  Il  avait  échappé  aux  dangers  de  la 
petite-vérole  ;  on  n'en  voyait  aucune  trace  sur  son 
visage;  son  teint  était  blanc  et  fleuri. 

Ce  détail  causa  une  grande  joie  à  Tchin ,  et  il  ne 
put  s'empêcher  de  la  faire  paraître  dans  ses  yeux 
et  dans  tout  son  air.  II  appela  sur-le-champ  un  do 
ses  domestiques  auquel  il  dit  quelques  mots  à  l'o- 
reille. Celui-ci,  ayant  fait  signe  qu'il  allait  exécuter 
les  ordres  de  son  maître,  rentra  dans  l'intérieur  do 
la  maison. 

Liu-iu.  attentif  à  l'enchaînement  de  ces  questions 
et  à  l'épanouissement  qui  avait  paru  sur  le  visage 
de  son  hôte,  forma  divers  soupçons  dont  il  s'occupait 
lorsqu'il  vit  tout  à  coup  entrer  un  jeune  domestique 
qui  avait  environ  treize  ans.  11  était  vêtu  d'un  habit 
long  et  d'un  surtout  modeste,  mais  propre;  sa  taille 
bien  faite,  son  air  et  son  maintien,  son  visage  dont 
les  traits  étaient  réguliers,  et  où  l'on  voyait  do 
beaux  sourcils  noirs  surmontant  des  yeux  vifs  et  per- 
çants, frappèrent  d'abord  le  cœur  et  les  yeux  de 
Liu-iu. 

Dès  que  le  jeune  enfant  vit  l'étranger  assis   à 


RETVTJE  PITTORESQUE. 


table,  il  so  tourna  vers  lui,  fit  une  profonde  révé- 
rence ,  et  dit  quelcfues  mots  de  civilité  ;  ensuite , 
s'approchant  de  Tchin  ,  et  se  tenant  modestement 
vis-à  vis  de  lui  :  —  Mon  père,  dit-il  d'un  ton  doux 
et  a2;réable ,  vous  avez  appelé  Hi-eul ,  que  vous 
plaît-il  ni'ordonner  ?  —  Je  vous  le  dirai  tout  à 
l'heure,  reprit  Tchin;  et  en  attendant ,  tenez -vous 
à  côlé  de  moi. 

Le  nom  de  Hi-eul,  que  se  donnait  le  jeune  enfant, 
fît  naître  de  nouveaux  soupçons  dans  l'esprit  de 
Liu-iu.  Une  impression  secrète  saisit  son  cœur,  qui, 
par  d'admirables  ressorts  de  la  nature,  lui  retrace 
à  l'instant  l'image  de  son  fils,  sa  taille,  son  visage , 
son  air  et  ses  manières.  Il  voit  tout  cela  dans  celui 
qu'il  considère.  Il  n'y  a  que  le  nom  de  père  donné  à 
Tchin  qui  déconcerte  ses  conjectures.  11  n'était  pas 
honnête  de  demander  à  Tchin  si  c'était  là  véritable- 
ment son  fils;  peut-être  l'était-il  en  effet,  car  il  n'est 
pas  impossible  que  deux  enfants  ayant  reçu  le  même 
nom  se  ressemblent. 

Liu-iu,  tout  occupé  de  ces  réflexions,  ne  songeait 
guère  à  la  bonne  chère  qu'on  lui  faisait.  On  lisait 
sur  son  visage  l'étrange  perplexité  où  il  se  trouvait. 
Je  ne  sais  quel  charme  l'attirait  invinciblement  vers 
ce  jeune  enfant  :  il  tenait  les  yeux  sans  cesse  atta- 


chés sur  lui,  et  ne  pouvait  les  en  détourner.  Hi-eul, 
de  son  cô:é ,  malgré  la  timidité  et  la  modestie  de 
son  âge,  regardait  fixement  Liuiu ,  et  il  semblait 
que  la  nature  lui  découvrait  en  ce  moment  que 
c'était  son  père. 

Enfin  Liu-iu,  n'étant  plus  le  maître  de  son  cœur, 
rompit  tout  à  coup  le  silence  et  demanda  à  Tchin  si 
c'était  là  véritablement  son  fils.  —  Ce  n'est  point  de 
moi,  répondit  Tchin,  qu'il  a  reçu  la  vie,  quoique  je 
le  regarde  comme  mon  propre  fils.  Il  y  a  sept  ans 
qu'un  homme  qui  passait  par  cette  ville,  menant 
cet  enfant  par  la  main,  s'adressa  par  hasard  à  moi, 
et  me  pria  de  l'assister  dans  son  besoin  extrême. 
Ma  femme,  dit-il ,  est  morte  et  ne  m'a  laissé  que 
cet  enfant.  Le  mauvais  état  de  mes  affaires  m'a 
obligé  de  quitter  pour  un  temps  mon  pays  et  de  me 
retirer  à  Hoa'i'ngan,  chez  un  de  mes  parents  de  qui 
j'espère  une  somme  d'argent  qui  m'aide  à  me  réta- 
blir. Je  n'ai  pas  de  quoi  continuer  mon  voyage  jus- 
qu'à cette  ville  ;  auriez-vous  la  charité  de  m'avan- 
cer  trois  ta'éls?  Je  vous  les  rendrai  fidèlement  à 
mon  retour,  et,  pour  gage  de  ma  parole,  je  laisse  ici 
en  dépôt  ce  que  j'ai  au  monde  de  plus  cher,  c'est- 
à-dire  mon  fils  unique.  Je  ne  serai  pas  plutôt  à 
Hoài'ngan  que  je  viendrai  retirer  ce  cher  enfant. 


Cette  confidence  me  toucha,  et  je  lui  mis  en  main 
la  somme  qu'il  me  demandait  pour  lui.  En  me  quit- 
tant il  fondait  en  larmes,  témoignant  qu'il  se  sépa- 
rait de  son  fils  avec  un  extrême  regret.  Ce  qui  me 


surprit ,  c'est  que  l'enfant  ne  parut  nullement  ému 
de  cette  séparation.  Mais,  ne  voyant  pas  revenir  son 
prétendu  père,  j'eus  des  soupçons  dont  je  voulus 
m'éclaircir.  J'appelai  l'enfant,  et,  par  les  différentes 


HISTOIRE  DE  LIU-IU. 


questions  que  je  lui  fis,  j'appris  qu'il  était  né  dans 
la  ville  de  Wou-si  ;  qu'un  jour,  voyant  passer  une 
procession  dans  sa  rue.  il  s'était  un  peu  trop  écarté 
et  qu'il  avait  été  trompé  et  enlevé  par  un  inconnu. 
11  me  dit  aussi  le  nom  de  son  père  et  de  sa  mère; 
or,  ce  nom  de  famille  est  le  vôtre.  Je  compris  aussi- 
tôt que  ce  pauvre  enfant  avait  été  enlevé  et  vendu 
par  quelque  fripon;  j'en  eus  compassion,  et  il  sut 
entièrement  gagner  mou  cœur  ;  je  le  traitai  dès  lors 
comme  mes  propres  enfants,  et  je  l'ai  envoyé  au 
collège  avec  mon  propre  fils  pour  y  faire  ses  études. 
Bien  des  fois  j'ai  eu  la  pensée  de  faire  un  voyage  à 
Wou-si  pour  m'informer  de  sa  famille.  Mais  il  m'est 
toujours  survenu  quelque  affaire  qui  m'a  fait  diffé- 
rer un  voyage  auquel  je  n'avais  pas  tout  à  fait  re- 
noncé. Heureusement,  il  y  a  quelques  moments, 
vous  m'avez  parlé  par  occasion  de  ce  fils.  Certains 
mots,  jetés  par  hasard,  ont  réveillé  mes  idées.  Sur 
le  rapport  merveilleux  de  ce  que  je  savais  avec  ce 
que  vous  me  disiez,  j'ai  fait  venir  l'enfant  pour  voir 
si  vous  le  reconnaîtriez. 

A  ces  mots  Hi-eul  se  mit  à  pleurer  de  joie,  et  ses 
larmes  en  firent  aussitôt  couler  d'abondantes  des 
yeux  de  Liu-iu.  Un  indice  assez  singulier,  dit-il,  le 
fera  reconnaître  :  il  a ,  un  peu  au-dessus  du  genou  , 
une  marque  noire  qui  est  l'effet  d'une  envie  de  sa 
mère  lorsqu'elle  était  enceinte.  Hi-eul  aussitôt  re- 
lève le  bas  do  son  haut-de-chausses  et  montre  au- 
dessus  du  genou  le  signe  dont  il  s'agissait.  Liu-iu  , 
le  voyant,  se  je'te  au  coup  de  l'enfant,  l'embrasse  , 
l'élève  entre  ses  bras.  —  Mon  fils  ,  s'écria-t-il , 
mon  cher  fils ,  quel  bonheur  pour  ton  vrai  père  de 
te  retrouver  après  une  si  longue  absence! 

Dans  ces  doux  monienis  on  conçoit  assez  à  quels 
transports  de  joie  le  père  et  le  fils  se  livrèrent.  Après 
mille  tendres  embrassades,  Liu-iu,  s'arrachant  des 
bras  de  son  fils,  alla  faire  une  salutation  à  Tchin  : 
—  Quelles  obligations  ne  vous  ai-je  pas,  lui  dit-il, 
d'avoir  reçu  chez  vous  et  élevé  avec  tant  de  bonté 
cette  chère  portion  de  moi-même!  Sans  vous  au- 
rions-nous jamais  été  réunis? 

—  Mon  aimable  bienfaiteur,  répondit  Tchin  en  le 
relevant,  c'est  l'acte  généreux  de  vertu  que  vous 
avez  pratiqué  en  me  rendant  les  deux  cents  taëls 
qui  a  touché  le  ciel.  C'est  le  ciel  qui  vous  a  conduit 
chez  moi ,  où  vous  avez  retrouvé  ce  que  vous  aviez 
perdu  et  que  vous  cherchiez  vainement  depuis  lant 
d'années.  A  présent  que  je  sais  que  ce  joli  enfant 
vous  appartient,  mon  regret  est  de  ne  lui  avoir  pas 
fait  plus  d'amitié.  —  Prosternez-vous  ,  mon  fils  ,  dit 
Liu-iu,  et  remerciez  votre  insigne  bienfaiteur. 

Tchin  se  mettait  en  posture  de  rendre  des  révé- 
rences pour  celles  qu'on  venait  de  lui  faire,  mais 
Liu-iu  ,  confus  de  cet  excès  de  civilité  ,  s'approcha 
aussitôt  et  l'empêcha  même  de  se  pencher.  Ces  cé- 
rémonies étant  achevées ,  on  s'assit  de  nouveau  ,  | 


et  Tchin  fit  placer  le  petit  Hi-eul  sur  un  siège  à  côlé 
de  Liu-iu,  son  père. 

Pour  lors  Tchin  prenant  la  parole  :  —  Mon  frère, 
dit-il  à  Liu-iu  (  car  c'est  un  nom  que  je  dois  vous 
donner  maintenant),  j'ai  une  fille  âgée  de  douze 
ans  ;  mon  dessein  est  de  la  donner  en  mariage  à 
votre  fils  et  de  nous  unir  plus  étroitement  par  cette 
alliance.  Cette  proposition  se  faisait  d'un  air  si  sin- 
cère et  si  passionné,  que  Liu-iu  ne  crut  pas  devoir 
se  servir  des  excuses  ordinaires  que  la  civilité  pres- 
crit. Il  passa  par-dessus  et  donna  sur-le-champ  son 
consentement. 

Comme  il  était  tard,  on  se  sépara.  Hi-eul  alla  se 
reposer  dans  la  même  chambre  (jue  son  père.  On 
peut  juger  tout  ce  qu'ils  se  dirent  de  consolant  et 
de  tendre  durant  la  nuit.  Le  lendemain  Liu-iu  son- 
geait à  prendre  congé  de  son  hôte,  mais  il  ne  put 
résister  aux  empressements  avec  lesquels  on  le  re- 
tint. Tchin  avait  fait  préparer  un  second  festin,  où 
il  n'épargna  rien  pour  bien  régaler  le  futur  beau- 
père  de  sa  fille  et  son  nouveau  gendre,  et  se  con- 
soler par  là  de  leur  départ.  On  y  but  à  longs  traits 
et  l'on  se  livra  à  la  joie. 

Sur  la  fin  du  repas,  Tchin  tire  un  paquet  de  vingt 
ta'èls ,  et  regard.nnt  Liu-iu  ;  —  Mon  aimable  gendre , 
dit-il,  durant  le  temps  qu'il  a  demeuré  chez  moi, 
aura  sans  doute  eu  quelque  chose  à  souffrir  contre 
mon  intention  et  à  mon  insu  :  voici  un  petit  présent 
que  je  lui  fais  jusqu'à  ce  que  je  puisse  lui  donner 
des  témoignages  plus  réels  de  ma  tendre  affection  ; 
je  ne  veux  pas,  au  reste,  qu'il  me  refuse. 

— Quoi,  reprit  Liu-iu,  lorsque  je  contracte  une 
alliance  qui  m'est  si  honorable  et  que  je  devrais  , 
selon  la  coutume ,  faire  moi-même  les  présents  de 
mariage  pour  mon  fils,  présents  dont  je  ne  suis  dis- 
pensé pour  le  moment  que  parce  que  je  suis  voya- 
geur, vous  me  comblez  de  vos  dons!  c'en  est  trop  ! 
je  ne  puis  les  accepter  :  ce  serait  me  couvrir  de  con- 
fusion. 

—  Eh!  qui  pense,  dit  Tchin,  à  vous  offrir  si  peu 
de  chose?  C'est  à  mon  gendre  et  non  au  beau-père 
de  ma  fille  que  je  prétends  faire  ce  petit  présent. 
En  un  mot,  le  refus,  si  vous  y  persistez,  sera  pour 
moi  une  marque  certaine  que  mon  alliance  ne  vous 
est  pas  agréable. 

Liu-iu  vit  bien  qu'il  fallait  absolument  se  rendre 
et  que  sa  résistance  serait  inutile  :  il  accepta  hum- 
blement le  présent,  et,  faisant  lever  son  llls  de  ta- 
ble ,  il  lui  dit  d'aller  faire  une  profonde  révérence  à 
Tchin  :  —  Ce  que  je  vous  donne,  dit  Tchin  en  le 
relovant,  n'est  qu'une  bagatelle,  et  ne  mérite  point 
de  remercîments.  Hi-eul  alla  ensuite  dans  l'inté- 
rieur de  la  maison  pour  remercier  sa  belle-mère. 
Tout  le  jour  se  passa  en  festins  et  en  divertisse- 
ments ;  il  n'y  eut  que  la  nuit  qui  les  sépara. 

Liu-iu,  s'étant  relire  dans  sa  chambre,  se  livra 


10 


RE\TJE  PITTORESQUE. 


tout  entier  aux  réOexions  que  faisait  naître  cet  évé- 
nement : —  Il  faut  avouer,  s'écria-t-il,  qu'en  ren- 
dant les  deux  cents  taëlsquej'avais  trouvés  j'ai  fait 
une  action  bien  agréable  au  ciel ,  puisque  j'en  suis 
récompensé  par  le  bonheur  de  retrouver  mon  fils  et 
de  contracter  une  si  honorable  alliance.  C'est  bon- 
heur sur  bonheur  :  c'est  comme  si  l'on  mettait  des 
fleurs  d'or  sur  une  belle  pièce  de  soie.  Comment 
puis-je  reconnaître  tant  de  faveurs?  'Voilà  vingt 
laëls  que  mon  allié  Tchin  vient  de  donner  :  puis-je 
mieux  faire  que  de  les  employer  à  la  subsistance  de 
quelques  vertueux  bonzes?  C'est  là  les  jeter  en  une 
terre  de  bénédictions. 

Le  lendemain,  après  avoir  bien  déjeuné,  le  père 
et  le  fils  préparent  leur  bagage  et  prennent  congé 
de  leur  hôte;  ils  se  rendent  au  port  et  y  louent  une 
barque.  A  peine  eurent-ils  fait  une  demi-lieue,  qu'ils 
approchèrent  d'un  endroit  de  la  rivière  d'où  s'éle- 
vait un  bruit  confus  et  où  l'eau  agitée  paraissait 
bouillonner  ;  c'était  une  barque  chargée  de  passa- 
gers, qui  coulait  à  fond.  On  entendait  crier  ces  pau- 
vres infortunés  :  Au  secuurs!  sauvez-nous  !  Les  gens 
du  rivage  voisin,  alarmés  de  ce  naufrage,  criaient 
de  leur  côté  ,  à  plusieurs  petiles  barques  qui  se 
trouvaient  là,  d'accourir  au  plus  vite  et  de  secourir 
ces  malheureux  qui  disputaient  leur  vie  contre  les 
flots.  Mais  les  bateliers ,  gens  durs  et  intéressés,  de- 
mandaient qu'on  leur  assurât  une  bonne  récompense, 
sans  quoi  il  n'y  avait  nul  secours  à  espérer. 


Pendant  ce  débat,  arrive  la  barque  de  Liu-iu. 
Lorsqu'il  eut  appris  de  quoi  il  s'agissait,  il  se  dit 
à  lui-même  :  —  Sauver  la  vie  à  un  homme,  c'est 
une  œuvre  plus  sainte  et  plus  méritoire  que  d'or- 
ner des  temples  et  d'entretenir  des  bonzes.  Consa- 
crons les  vingt  taëls  à  cette  bonne  œuvre  ;  secou- 
rons ces  pauvres  gens  qui  se  noient.  Aussitôt  il 
déclare  qu'il  donnera  vingt  taëls  à  ceux  qui  re- 
cevront dans  leurs  barques  ces  hommes  à  demi 
noyés. 

A  celte  proposition,  tous  les  bateliers  couvrent  en 
un  moment  la  rivière;  quelques-uns  même,  placés 
sur  le  rivage  et  qui  savaient  nager,  se  jettent  avec 
précipitation  dans  l'eau,  et  en  un  moment  tous, 
sans  exception  ,  furent  sauvés  du  naufrage.  Liu-iu 
distribua  de  suite  aux  bateliers  la  récompense  pro- 
mise. 

Ces  pauvres  gens,  arrachés  du  milieu  des  flots, 
vinrent  rendre  grâces  à  leur  libérateur.  Un  d'entre 
eux,  ayant  considéré  Liu-iu,  s'écria  tout  à  coup  :  — 
Eh!  quoi!  c'est  vous,  mon  frère  ainél  par  quel  bon- 
heur vous  trouvé-je  ici?  Liu-iu,  s'étant  retourné,  re- 
connut son  troisième  frère  Liu-tchin.  Alors,  trans- 
porté de  joie  et  tout  hors  de  lui-même  :  0  merveille  ! 
dit-il,  en  joignant  les  mains,  le  ciel  m'a  con- 
duit ici  à  point  nommé  pour  sauver  mon  frère! 
Aussitôt  il  lui  tend  la  main ,  le  fait  passer  sur  sa 
barque ,  laide  à  se  dépouiller  de  ses  hctbits  tout 
trempés  et  lui  en  donne  d'autres. 


•-.   îC'ï--     \ 


pj.jisC<ÏÏi^'^ 


Liu-tchin,  après  avoir  repris  ses  esprits,  s'ac- 
quitta des  devoirs  que  la  civilité  prescrit  à  un  cadet 
envers  son  aîné  ,  et  celui-ci ,  ayant  répondu  à  son 
honnêteté  ,  appelle  Hi-eul  qui  était  dans  une  des 


chambres  de  la  barque,  afin  de  venir  saluer  son 
oncle  ;  pour  lors,  il  lui  raconta  toutes  ses  aventures 
qui  jetèrent  Liu-tchin  dans  un  étonnement  dont  il 
ne  pouvait  revenir.  — Mais  enfin  apprenez-moi ,  lui 


HISTOIRE  DE  LIU-IU. 


11 


dit  Liu-iu,  le  motif  qui  vous  amène  en  ce  pays-ci. 
—  Il  n'est  pas  possible  ,  répondit  Liu-tcliin  ,  de 
dire  en  deux  mots  la  cause  de  mon  voyage.  Depuis 
trois  ans  que  vous  avez  quitté  la  maison  ,  on  nous 
est  venu  apporter  la  triste  nouvelle  que  vous  étiez 
mort  de  maladie  dans  la  province  de  Chan-si.  Mon 
second  frère  prit-  des  informations  et  il  assura  que 
la  chose  était  véritable.  Ce  fut  un  coup  de  foudre 
pour  ma  belle-sœur:  elle  fut  inconsolable  et  prit 
aussitôt  le  grand  deuil.  Pour  moi  je  ne  voulus  nul- 
lement ajouter  foi  à  cette  nouvelle. 

Peu  de  jours  après ,  mon  second  frère  pressa  ma 
belle-sœur  de  songer  à  un  nouveau  mariage.  Elle  a 
toujours  rejeté  bien  loin  une  pareille  proposition  ; 
enlin  elle  m'a  engagé  à  faire  le  voyage  du  Clian-si, 
pour  m'assurer  sur  les  lieux  de  ce  qui  vous  regarde  ; 
et  lorsque  j'y  songe  le  moins,  près  de  périr  dans  les 
eaux  ,  je  rencontre  mon  frère  bien-aimé  qui  me 
sauve  la  vie.  Ce  bonheur  inespéré  n'est-il  pas  un 
bienfait  du  ciel  ?  Mais,  mon  frère,  croyez-moi.  il  n'y 
a  point  de  temps  à  perdre  :  hàtez-vous  de  vous 
rendre  à  la  maison  pour  calmer  ma  belle-sœur. 
Le  moindre  délai  peut  causer  des  malheurs  irré- 
médiables. 

Liu-iu,  consterné  de  ce  récit ,  fait  venir  le  maître 
de  la  barque ,  et ,  quoiqu'il  fût  fort  tard  ,  il  lui  or- 
donna de  mettre  à  la  voile  et  de  naviguer  toute  la 
nuit. 

Pendant  que  toutes  ces  aventures  arrivaient  à 
Liu-liu,  Wang,  sa  femme,  était  dans  la  désolation. 
Mille  raisons  la  portaient  à  ne  pas  croire  que  son 
mari  fût  mort  ;  mais  Liu-pao  ,  qui ,  par  cette  mort 
prétendue,  devenait  le  chef  de  la  famille,  l'en  assura 
si  positivement,  qu'enfin  elle  se  laissa  persuader  et 
prit  des  habits  de  deuil. 

Liu-pao  avait  un  mauvais  cœur  et  était  capable 
des  actions  les  plus  indignes.  —  Je  n'en  doute  plus, 
dit-il ,  mon  frère  aîné  est  mort.  Ma  belle-sœur  est 
jeune  et  belle;  elle  n'a  d'ailleurs  personne  pour  la 
soutenir:  il  faut  que  je  la  force  à  se  remarier,  il 
m'en  reviendra  de  l'argent. 

Aussitôt  il  communique  son  dessein  à  Yang ,  sa 
femme,  et  lui  ordonne  de  mettre  en  œuvre  une  ha- 
bile entremetteuse  de  mariages.  Mais  Wang  rejeta 
bien  lom  une  pareille  proposition  ;  elle  jura  qu'elle 
voulait  rester  veuve  et  honorer  par  sa  viduité  la 
mémoire  de  son  mari.  Son  beau-frère  Liu-tchin  l'af- 
fermissait dans  sa  résolution.  Ainsi  tous  les  artifices 
qu'on  employa  n'eurent  aucun  succès.  Et  comme  il 
lui  venait  de  temps  en  temps  dans  l'esprit  qu'il  n'é- 
tait pas  sûr  qu'il  fût  mort  :  —  Il  faut,  dit-elle,  m'en 
éclairer;  les  nouvelles  qui  viennent  sont  souvent 
fausses;  c'est  dans  le  lieu  même  qu'on  peut  avoir 
des  connaissances  certaines.  A  la  vérité  il  s'agit  d'un 
voyage  de  près  de  cent  lieues.  N'importe,  je  connais 
le  bon  cœur  de  Liu-tchin,  mon  beau-frère,  il  voudra 


bien,  pour  nie  tirer  de  peine,  se  transporter  dans  la 
province  de  Chan-si  et  s'informer  si  effectivement 
j'ai  eu  le  malheur  de  perdre  mon  mari;  du  moins  il 
m'en  apportera  les  restes  précieux. 

Liu-tchin  fut  prié  de  faire  ce  voyage  et  partit.  Son 
éloignement  rendit  Liu-pao  plus  ardent  dans  ses 
poursuites.  D'ailleurs,  s'étant  acharné  au  jeu  durant 
quelques  jours  et  y  ayant  été  malheureux,  il  ne  sa- 
vait plus  où  trouver  de  l'argent.  Dans  l'embarras  où 
il  était ,  il  rencontra  un  marchand  du  Kiang-si  qui 
venait  de  perdre  sa  femme  et  qui  en  cherchait  une 
autre.  Liu-pao  saisit  l'occasion  et  lui  proposa  sa 
belle-sœur.  Le  marchand  accepte  la  proposition  , 
prenant  néanmoins  la  précaution  de  s'informer  se- 
crèlement  si  celle  qu'on  lui  proposait  était  jeune  et 
bien  faite.  Aussitôt  qu'il  en  fut  assuré,  il  ne  perdit 
point  de  temps  et  livra  trente  taols  pour  conclure 
l'affaire. 

Liu-pao  ayant  reçu  cette  somme  :  —  Je  dois  vous 
avertir,  dit-il  au  marchand  ,  que  ma  belle-sœur  est 
fière,  hautaine  ;  elle  fera  bien  des  difficultés  quand 
il  s'agira  de  quitter  la  maison,  et  vous  aurez  beau- 
coup de  peine  à  l'y  résoudre.  Voici  donc  ce  que  vous 
devez  faire  :  ce  soir,  à  l'entrée  de  la  nuit,  ayez  une 
chaise  et  de  bons  porteurs  ;  venez  à  petit  bruit  et 
prc-entez-vous  à  notre  porte.  La  demoiselle  qui  pa- 
raîtra avec  une  coiffure  de  deuil  est  ma  belle-sœur; 
ne  lui  dites  mot  et  n'écoutez  point  ce  qu'elle  vou- 
drait vous  dire;  mais  saisissez-la  aussitôt,  jetez-la 
dans  la  chaise,  conduisez-la  sur  votre  barque  et 
mettez  à  la  voile.  Cet  expédient  plut  fort  au  mar- 
chand, et  l'exécution  lui  parut  aisée. 

Cependant  Liu-pao  retourne  à  la  maison  ;  et,  afin 
que  sa  belle-sœur  ne  pressentit  rien  du  projet  qu'il 
avait  formé ,  il  sut  se  contrefaire  en  sa  présence  ; 
mais  dès  qu'elle  se  fut  retirée,  il  fit  confidence  à  sa 
femme  de  son  dessein,  et,  en  désignant  sa  belle-sœur 
d'un  air  méprisant  :  —Il  faut,  dit-il,  que  cette  mar- 
chandise à  deux  pieds  sorte  celte  nuit  de  notre  mai- 
son ;  mais,  pour  n'être  pas  témoin  de  ses  larmes  et 
de  ses  gémissements  ,  je  vais  sortir  d'avance ,  et ,  à 
la  chute  de  la  nuit,  un  marchand  de  Kiang-si  viendra 
l'enlever  et  la  conduira  à  sa  barque  dans  une  chaise 
à  porteurs. 

Il  allait  poursuivre  ,  lorsqu'il  entendit  le  bruit 
d'une  personne  qui  marchait  en  dehors  de  la  fenêtre. 
Alors  il  se  hâta  de  partir;  et  la  précipitation  avec 
laquelle  il  se  relira  ne  lui  permit  pas  d'ajouter  la 
circonstance  de  la  coiffure  de  deuil.  Ce  fut  sans  doute 
par  une  providence  toute  particulière  du  ciel  que 
cette  circonstance  fut  omise. 

La  dame  Wang  s'aperçut  aisément  que  le  bruit 
qu'elle  avait  fait  près  de  la  fenêtre  avait  obligé  Liu- 
pao  à  rompre  brusquement  la  conversation.  Son  ton 
de  voix  marquait  assez  qu'il  avait  encore  quelque 
chose  de  plus  à  dire;  mais  elle  en  avait  assez  en- 


12  REVUE  PITTORESQUE 

tendu  ;  car  ayant  reconnu  à  son  air,  lorsqu'il  entra 
dans  la  maison ,  qu'il  avait  quelque  secret  à  com- 
muniquer à  sa  femme,  elle  avait  fait  semblant  de  se 


retirer,  et,  prêtant  secrètement  l'oreille  à  la  fenêtre, 
elle  avait  oui  distinctement  ces  mots  :  «  On  l'enlè- 
vera, on  la  mettra  dans  une  chaise.  » 


^.  r^y/^^i'Â^i/r 


Ces  paroles  fortifièrent  étrangement  ses  soupçons. 
Elle  entra  dans  la  chambre  ,  et ,  s'approchant  de 
Yang,  lui  déclara  d'abord  ses  inquiétudes:  — Ma 
belle-sœur,  lui  dit-elle,  vous  voyez  une  veuve  in- 
fortunée ,  qui  vous  est  liée  par  les  nœuds  les  plus 
étroits  d'une  amitié  qui  fut  toujours  très-sincère  : 
c'est  par  cette  ancienne  amitié  que  je  vous  conjure 
de  m'avouer  franchement  si  mon  beau-frère  persiste 
encore  dans  son  ancien  dessein,  de  me  forcer  à  un 
mariage  qui  tournerait  à  ma  confusion. 

A  ce  récit,  Yang  parut  d'abord  interdite  et  rougit; 
puis ,  prenant  une  contenance  plus  assurée  :  —  A 
quoi  pensez-vous,  ma  sœur,  lui  dit-elle,  et  quelles 
idées  vous  mettez-vous  dans  l'esprit  "?  S'il  était  ques- 
tion de  vous  remarier ,  croyez-vous  qu'on  fût  fort 
embarrassé?  Hé!  à  quoi  bon  se  jeter  soi-même  à 
l'eau  ,  avant  que  la  barque  soit  prêle  à  faire  nau- 
frage ? 

Dès  que  la  dame  Wang  eut  entendu  ce  proverbe 
tiré  de  la  barque,  elle  comprit  encore  mieux  le  sens 
de  l'entretien  secret  de  son  beau-frère.  Aussitôt  elle 
éclate  en  plaintes  et  en  soupirs  ,  et ,  se  livrant  à 
toute  sa  douleur,  elle  se  renferme  dans  sa  chambre, 
oii  elle  pleure,  elle  gémit,  elle  se  lamente.  —  Que 
je  suis  malheureuse,  s'écrie-t-elle;  je  ne  sais  ce  qu'est 
devenu  mon  mari  !  Liu-tchin  ,  mon  beau-frère  et 
mon  ami,  sur  qui  je  devais  compter,  est  en  voyage. 
Mon  père,  ma  mère  ,  mes  parents  sont  éloignés  de 
ce  pays.  Si  cette  affaire  se  précipite,  comment  pour- 
rai-je  leur  en  donner  avis?  .le  n'ai  aucun  secours  à 


attendre  de  nos  voisins.  Liu-pao  s'est  rendu  redou- 
table à  tout  le  quartier,  et  l'on  sait  qu'il  est  capa- 
ble des  plus  grandes  noirceurs.  Infortunée  que  jo 
suis  !  je  ne  saurais  échapper  à  ses  pièges  :  si  je  n'y 
tombe  pas  aujourd'hui,  ce  sera  demain  ou  dans  fort 
peu  de  temps.  Tout  bien  considéré,  finissons  cette 
trop  pénible  vie  ;  mourons  une  bonne  fois,  cela  vaut 
mieux  que  de  souffrir  mille  et  mille  morts. 

Elle  prit  ainsi  sa  résolution;  mais  elle  en  différa 
l'exécution  jusqu'au  soir.  Aussitôt  que  la  nuit  est 
venue,  elle  se  retire  dans  sa  chambre  et  s'y  enferme  ; 
puis,  prenant  une  corde,  elle  l'attache  à  la  poutre 
par  un  bout ,  et  à  l'autre  bout  elle  fait  un  nœud 
coulant;  elle  approche  un  banc,  monte  dessus, 
ajuste  modestement  ses  habits  par  le  bas  autour  do 
ses  pieds;  ensuite  elle  s'écrie:  — Ciel  suprême, 
vengez-moi  !  Après  ces  mots  et  quelques  soupirs  qui 
lui  échappèrent,  elle  jette  sa  coiffure  et  passe  la  tèle 
et  le  cou  dans  le  nœud  coulant;  enfin,  du  pied  elle 
renverse  le  banc,  et  demeure  suspendue  en  l'air. 

C'en  était  fait  de  cette  malheureuse  dame.  Il  ar- 
riva néanmoins  que  la  corde  dont  elle  s'était  servie, 
quoique  grosse  et  de  chanvre ,  se  rompit  tout  à  coup. 
Elle  tombe  à  terre  à  demi  morte  :  sa  chute  et  la 
violence  dont  elle  s'agitait  firent  un  grand  bruit. 

La  dame  Yang  accourut  à  ce  bruit,  et  trouvant  la 
porte  bien  barricadée  ,  elle  se  douta  que  c'était  là 
un  stratagème  d'un  esprit  à  demi  troublé.  Elle  sai- 
sit aussitôt  une  barre  et  enfonce  la  porte.  Comme 
la  nuit  était  très-obscure,  entrant  dans  la  chambre. 


HlàTOlKE 

elle  s'embarrassa  les  pieds  dans  les  habits  de  ma- 
dame Wang  et  tomba  à  la  renverse.  Cette  chute  fit 
sauter  sa  coiffure  bien  loin ,  et  l'effroi  dont  elle  fut 
saisie  lui  causa  un  évanouissement  de  quelques 
moments.  Aussitôt  qu'elle  eut  repris  ses  sens ,  elle 
se  lève,  va  chercher  une  lampe  et  revient  dans  la 
chambre,  où  elle  trouve  la  dame  'Wang  étendue  par 
terre,  sans  mouvement  et  presque  sans  respiration, 
la  bouche  chargée  d'écume  et  le  cou  encore  serré 
par  la  corde.  Elle  lâche  au  plus  tôt  le  nœud  coulant. 

Au  moment  qu'elle  voulait  lui  procurer  d'autres 
secours  ,  elle  entend  frapper  doucement  à  la  porte 
de  la  maison.  Elle  ne  douta  point  que  ce  ne  fût  le 
marchand  de  Kiang-si  qui  venait  chercher  l'épouse 
qu'il  avait  achetée.  Elle  court  vite  pour  le  recevoir 
et  l'introduire  dans  la  chambre,  afin  qu'il  fût  témoin 
de  ce  qui  venait  d'arriver.  Mais  ,  songeant  qu'elle 
n'avait  plus  sa  coiffure  et  qu'il  n'était  pas  convena- 
ble de  se  présenter  ainsi,  elle  ramassa  précipitam- 
ment celle  qui  se  trouvait  sous  ses  pieds  et  qui  était 
la  coiffure  de  deuil  de  madame  Wang,  et  courut  \  ers 
la  porte. 

C'était  en  effet  le  marchand  de  Kiang-si,  qui  \e- 


DE  LIL-IU.  13 

nait  enlever  la  dam  qu'où  lui  avait  promise.  Il 
avait  une  chaise  de  nocç,  ornée  de  banderoles  de 
soie,  de  festons,  de  fleurs  et  de  plusieurs  belles  lan- 
ternes; elle  était  environnée  de  domestiques  qui 
portaient  des  torches  allumées  et  d'une  troupe  de 
joueurs  de  flûtes  et  de  hautbois.  Tout  ce  cortège 
s'était  rangé  dans  la  rue  sans  jouer  des  instruments 
et  sans  faire  de  bruit.  Le  marchand  avait  frappé 
doucement  à  la  porte  ;  mais  l'ayant  trouvée  entr'ou- 
verle,  il  était  entré  dans  la  maison  avec  quelques- 
uns  de  ceux  qui  tenaient  les  flambeau.^  pour  l'é- 
clairer. 

Dés  que  la  dame  Yaug  parut,  le  marchand  qui  lui 
vit  une  coiffure  de  deuil ,  qui  était  le  signal  qu'on 
lui  avait  donné  ,  se  jeta  sur  elle  comme  un  épervier 
affamé  fond  sur  un  petit  oiseau.  Les  gens  de  sa  suite 
accourent,  enlèvent  la  dame  et  l'enferment  dans  la 
chaise  qui  était  toute  prête  à  la  recevoir.  Elle  eut 
beau  crier  :  «  On  se  trompe,  ce  n'est  pas  moi 
qu'on  cherche  !  »  Le  bruit  des  fanfares  se  fit  aussitôt 
entendre  et  étouffa  sa  voi.-i ,  tandis  que  les  porteurs 
de  chaise  volaient  plutôt  qu'ils  ne  marchaient  pour 
la  transporter  à  la  barque. 


.~,^^^ 


??^ 


Pendant  ce  temps-là  ,  madame  Wang ,  qui  avait 
été  soulagée  par  les  soins  de  sa  belle-sœur,  était 
revenue  a  elle-même  et  avait  recouvré  la  connais- 
sance. Le  grand  fracas  qu'elle  entendit  à  la  porte  de 
la  maison  renouvela  ses  alarmes  et  lui  causa  de 
mortelles  inquiétudes;  mais  comme  elle  s'aperçut 


que  le  bruit  des  fanfares  et  cette  confusion  de  voix  et 
d'instruments,  qui  s'était  élevée  tout  à  coup,  s'éloi- 
gnaient d'un  moment  à  l'autre,  elle  se  rassura,  et, 
après  environ  un  demi-quart  d'heure,  elle  s'enhardit 
et  alla  voir  de  quoi  il  s'agissait. 
Après  avoir  appelé  sa  belle  sœur  deux  et  trois  fois, 


u 


REVTJE  PITTORESQUE. 


et  toujours  inutilement,  elle  comprit  que  le  marchand 
s'était  mépris  et  avait  em'"ené  celle  qu'il  ne  cher- 
chait pas;  mais  elle  appreiienda  quelque  fâcheux 
retour  lorsque  Liu-pao  serait  instruit  de  la  méprise. 
Alors  elle  s'enferma  dans  sa  chambre ,  où  elle  ra- 
massa les  aiguilles  delête,  les  pendants  d'oreilles  et 
la  coiffure  noire  qui  était  à  terre.  Elle  songea  en- 
suite à  prendre  un  peu  de  repos  ;  mais  il  ne  lui  fut 
pas  possible  de  fermer  l'œil  durant  toute  la  nuit. 

A  la  pointe  du  jour,  elle  se  lève,  se  lave  le  visage; 
et,  comme  elle  cherchait  sa  coiffure  de  deuil  pour  la 
prendre,  elle  entend  du  bruit  qu'on  faisait  à  la  porte 
de  la  maison;  on  y  frappait  rudement  et  on  criait  ; 
«  Ouvrez  donci»  C'était  justement  Liu-pao,  dont 
elle  reconnut  la  voix.  Son  parti  fut  bientôt  pris;  elle 
le  laissa  frapper  sans  répondre.  Il  jura,  il  tempêta, 
il  cria  jusqu'à  s'enrouer.  Enfin,  la  dame  Wang  s'ap- 
procha de  la  porte ,  et  se  tenant  derrière  sans  l'ou- 
vrir :  —  Qui  est-ce  qui  frappe,  dit-elle,  et  qui  fait 
tant  de  bruit?  Liu-pao,  qui  distinguait  fort  bien  la 
voix  de  sa  belle-sœur,  se  mit  à  crier  encore  plus 
fort  ;  mais  voyant  qu'elle  refusait  d'ouvrir ,  il  eut 
recours  à  un  expédient  qui  lui  réussit.  —  Belle- 
sœur,  dit-il,  bonne  et  heureuse  nouvelle  !  Liu-tchin, 
mon  frère  cadet,  est  de  retour,  et  notre  frère  aîné 
jouit  d'une  santé  parfaite  ;  ouvrez  vite  1 

A  ces  mots  du  retour  de  Liu-tchin,  la  dame  Wang 
court  prendre  la  coiffure  noire  qu'avait  laissée  sa 
belle-sœur,  puis  elle  ouvre  avec  empressement; 
mais  en  vain  cherche-t-elle  des  yeux  son  cher  Liu- 
tchin  ,  elle  n'aperçoit  que  le  seul  Liu-pao.  Celui-ci 
entra  d'abord  dans  sa  chambre  ;  mais  n'y  voyant 
pas  sa  femme,  et  remarquant  d'ailleurs  une  coiffure 
noire  sur  la  tète  de  sa  belle-sœur ,  ses  soupçons  se 
renouvelèrent  d'une  étrange  sorte.  Enfin,  il  éclate  : 
—  Hé  !  où  est  donc  votre  belle-sœur  ?  —  Vous  devez 


le  savoir  mieux  que  moi ,  répondit  la  dame  Wang, 
puisque  c'est  vous  qui  avez  ménagé  celte  belle  in- 
trigue. —  Mais  dites-moi,  répliqua  Liu-pao,  pourquoi 
ne  portez-vous  plus  la  coiffure  blanche?  avez-vous 
quitté  le  deuil  ?  La  dame  Wang  lui  raconta  l'histoire 
de  ce  qui  était  arrivé  pendant  son  absence. 

A  peine  eut-elle  fini  de  parler  ,  que  Liu-pao  se 
frappe  rudement  la  poitrine  et  s'agite  en  désespéré; 
mais  peu  à  peu  reprenant  ses  esprits  :  —  J'ai  encore 
une  ressource  dans  mon  malheur,  dit-il  en  lui-même. 
Vendons  cette  belle-sœur;  de  l'argent  qui  m'en  vien- 
dra, j'achèterai  une  autre  femme,  et  personne  ne 
saura  si  j'ai  été  assez  malheureux  pour  vendre  la 
mienne.  Il  avait  joué  toute  la  nuit  précédente ,  et 
avait  perdu  les  trente  taëls  qu'il  avait  reçus  du  mar- 
chand de  Kiang-si,  qui  était  déjà  bien  loin  avec  sa 
nouvelle  épouse. 

11  se  préparait  à  sortir  de  la  maison  u  r  aller 
négocier  cette  affaire ,  lorsqu'il  aperçut  à  la  porte 
quatre  ou  cinq  personnes  qui  se  pressaient  d'y  en- 
trer :  c'étaient  son  frère  aîné  Liu-iu,  son  frère  cadet 
Liu-tchin,  son  neveu  Hi-eul  et  deux  domestiques 
qui  portaient  le  bagage.  Liu-pao,  consterné  à  cette 
vue ,  et  n'ayant  pas  le  front  de  soutenir  leur  pré- 
sence ,  s'évade  au  plus  vite  par  la  porte  de  derrière 
et  disparait  comme  un  éclair. 

La  dame  Wang,  transportée  de  joie,  vint  recevoir 
son  cher  mari.  Mais  quel  surcroit  d'allégresse,  quand 
elle  aperçut  son  fils,  qu'à  peine  reconnaissait  elle  , 
tant  il  était  devenu  grand  et  bien  fait.  —  Hé  !  par 
quelle  bonne  fortune  ,  dit-elle ,  avez-vous  ramené 
ce  cher  fils  que  je  croyais  perdu  ? 

Liu-iu  lui  fit  le  détail  de  toutes  ses  aventures,  et 
la  dame  Wang  à  son  tour  lui  raconta  fort  au  long 
toutes  les  indignités  que  lui  avait  fait  souffrir  Liu- 
pao,  et  les  extrémités  auxquelles  il  l'avait  réduite. 


Alors  Liu-iu  donna  à  sa  femme  les  justes  éloges  |  pour  les  richesses  ,  s'écria-l-il  ,  j'avais  retenu  les 
que  méritait  sa  fidélité.  Si,  par  une  passion  aveugle  |  deux  cents  taëls  que  je  trouvai  par  hasard,  comment 


HISTOIRE  DE  LIU-IU. 


15 


aurais-je  pu  retrouver  noire  cher  enfant?  Si  l'ava- 
rice m'avait  empêché  d'employer  ces  vingt  taels  à 
sauver  ceux  qui  faisaient  naufrage,  mon  cher  frère 
périssait  dans  les  eaux,  et  je  ne  l'aurais  jamais  vu  ; 
si,  par  une  aventure  inespérée,  je  n'avais  pas  ren- 
contré cet  aimable  frère ,  aurais-je  pu  découvrir  à 
temps  le  trouble  et  le  désordre  qui  régnaient  dans 
sa  maison  ?  sans  cela  ,  ma  chère  femme  ,  nous  ne 
nous  serions  pas  réunis.  Tout  ceci  est  l'effet  d'une 
providence  particulière  du  ciel  qui  a  conduit  ces 
divers  événements.  Quant  à  mon  autre  frère .  ce 
frère  dénaturé  (|ui,  sans  le  savoir,  a  vendu  sa  propre 
femme,  il  s'est  justement  attiré  le  malheur  ([ui  l'ac- 


cable. L'auguste  ciel  traite  les  hommes  selon  qu'ils 
le  méritent  ;  qu'ils  ne  croient  pas  échapper  à  sa 
justice  ! 

Apprenons  de  là  combien  il  est  avantageux  de 
pratiquer  la  vertu  :  c'est  ce  qui  rend  une  maison 
de  jour  en  jour  plus  florissante. 

Dans  la  suite  du  temps,  Hi-eul  alla  chercher  son 
épouse,  la  fdle  de  Tchin.  Le  mariage  se  conclut  et 
fut -très  heureux.  Ils  eurent  plusieurs  enfants  et 
virent  une  foule  de  petits-fils,  dont  plusieurs  s'avan- 
cèrent par  la  voie  des  lettres  et  parvinrent  aux  pre- 
mières charges.  Ainsi  cette  famille  fut  illustrée. 


TOINETÏE. 


LE  nENDEZ-VOUS    DE  CHASSE. 

Les  cris  des  chasseurs  et  les  fanfares  du  cor 
avaient,  durant  tout  le  jour,  tenu  en  haleine  les 
échos  du  bois  du  Chat-Noir.  Le  soleil ,  qui  n'avait 
pu  percer  les  massifs  épais  des  allées,  descendu,  à 
cette  heure ,  sur  les  collines  bleues ,  glissait  dans 
les  taillis  ses  rayons  curieux  et  furtifs. 

Déjà  depuis  longtemps  on  avait  crié  l'hallali ,  chas- 
seurs et  chevaux  fatigués  répondaient  lentement  à 
l'appel.  La  réunion  cependant  commençait  à  se  com- 
pléter, lorsque,  dans  l'arcade  d'azur  découpée  au 
fond  d'une  sombre  allée ,  on  vit  se  dessiner  un  car- 
rosse qui  s'arrêta  un  instant.  Un  valet  descendit, 
apparemment  pour  lire  l'inscription  du  poteau. 

—  Parbleu  !  voici  le  marquis  de  Cessac  qui  vient 
pour  assister  au  dénoùment  de  la  pièce,  dit  un  des 
chasseurs.  Mais  c'est  fini ,  la  victime  est  morte ,  con- 
linua-t-il  en  poussant  du  pied  le  cerf,  vers  qui  les 
chiens  allongeaient  de  toutes  leurs  forces  les  cour- 
roies. Et  il  ajouta  en  montrant  le  couchant  :  La 
rampe  va  s'éteindre. 

On  rit  de  la  comparaison ,  et  tous  les  cors  à  la 
fois  firent  de  nouveau  résonner  le  buisson.  Cette 
sonore  indication  parut  suffire  aux  arrivants,  et  le 
carrosse  se  remit  en  route. 

Quand  le  lourd  véhicule  se  fut  arrêté  au  milieu 
du  rond-point,  tous  les  jeunes  gens  s'empressèrent 
autour  du  marquis  ;  et  ce  fut  à  qui  lui  ferait  le  récit 
le  plus  complaisant  des  prouesses  de  la  journée.  A  en 
juger  par  tant  de  prévenances,  ce  vieillard  devait 
être  un  personnage  bien  puissant.  Il  n'en  était  rien 
pourtant.  En  historien  véridique ,  je  dois  dire  qu'au 
fond  de  la  voiture  était  assise  une  jeune  fille  d'une 


taille  amoureusement  élégante.  Quant  à  sa  beauté, 
on  n'en  pouvait  guère  juger;  si  ce  n'est  par  deux 
prunelles  magnifiques,  qu'on  voyait  briller,  sous  un 
masque  de  velours  noir,  comme  deux  étoiles  par  les 
fentes  d'un  nuage. 

Or,  sur  un  point  de  la  clairière,  vous  auriez  pu 
entendre  le  dialogue  suivant  : 

—  Pourriez-vous  me  dire,  mes  très-chers,  pour- 
quoi mademoiselle  de  Cessac  porte  un  loup?  à  quoi 
bon  tant  de  mystère  pour  aller  en  chasse? 

—  Comment ,  marquis,  tu  ne  sais  donc  pas  ce  qui 
lui  est  arrivé  ? 

—  Oh  mon  Dieu  non  !  je  reviens  de  l'autre  monde. 

—  Elle  a  eu  la  petite-vérole. 

—  Miséricorde!  quel  malheur  !  une  si  belle  for- 
tune ! 

—  Et  ajoutez  de  si  beaux  yeux  ! 

—  Ah  çà!  mes  amis,  parlez -vous  des  beaux 
yeux  de  sa  cassette,  ou  bien... 

—  Des  uns  et  des  autres,  seigneur.  Mais  elle  est 
donc  bien  changée! 

—  Pas  reconnaissable. 

—  Au  fait,  pour  mettre  un  masque!... 

—  Avec  tout  cela ,  personne  ne  l'a  vue. 

—  Si  fait,  moi!  s'écria  un  des  interlocuteurs. 

—  Eh  bien  ?  dirent  tous  les  autres.  ■ 

—  C'est  la  vertu ,  sous  la  forme  d'un  péché  mor- 
tel; on  assure  que  la  pauvre  demoiselle  veut  entrer 
au  couvent. 

—  Juste  ciel ,  et  sa  dot  aussi  ? 

—  Pauvre  Julie  !  elle  si  coquette  et  si  charmante. 
La  voilà  comme  l'homme  au  masque  de  fer.  Car  elle 
mourra  plutôt  avec  ce  vilain  velours  noir  que  de  se 
laisser  voir  si  changée. 


TOINETTE. 

—  Eh  bien  !  vicomte ,  c'est  une  occasion  de  répa- 
rer les  torts  du  hoca. 

—  J'y  songeais. 

—  Holà  !  où  cours-tu? 

—  Je  vais  commencer  à  faire  ma  cour. 
Quand  le  joyeux  étourdi  arriva  près  du  carrosse, 

un  des  chasseurs  était  a  demi  penché  sur  la  portière 
et  disait  à  nlademoiselle  de  Cessac. 

—  EnBn ,  Julie ,  avoue  que  tu  es  peureuse. 

—  Je  ne  l'avouerai  pas  ,  dit  la  jeune  fille. 

—  Tu  n'oserais  monter  sur  mon  cheval. 

—  Il  est  ombrageux. 


17 


—  Je  le  tiendrai. 

—  Eh  bien  !  parions  que  je  monterai. 

—  Ne  faites  point  cette  folie,  dit  le  vieillard. 

—  .Ah  !  monsieur  le  marquis,  je  veux  gagner  mon 
pari. 

Et  la  jeune  fille  sauta  lestement  le  marche-pied 
du  carrosse  et  monta  sur  le  cheval. 

—  Je  ne  le  tiens  pas ,  dit  le  comte  de  Cessac  en 
lâchant  la  bride. 

—  Oh  !  je  n"ai  pas  peur  ! 
Le  jeune  homme  ,  pour  effrayer  sa  sœur,  fit  mine 

de  vouloir  fouetter  le  cheval  d'un  coup  de  badine. 


Dans  ce  geste,  il  singla  légèrement  les  flancs  de 
l'animal  irritable,  qui,  se  sentant  piqué,  s'enfuit 
au  galop  avec  la  jeune  fille  épouvantée,  et  disparut 
dans  le  buisson. 

Les  chasseurs  s'élancèrent  à  sa  suite:  mais,  bien 
que  mordus  de  l'éperon,  les  chevaux,  effarouchés 
par  les  obstacles  ,  se  cabraient'et  ne  voulaient  pas 
avancer. 

Cependant,  pour  le  cheval  qui  emportait  made- 
moiselle de  Cessac ,  il  n'y  avait  ni  branches  ,  ni  ra- 
vins. La  jeune  fille,  accrochée  à  la  crinière  du  cour- 
sier, se  tenait  renversée  sur  lui,  plus  morte  que  vive, 
tandis  que  les  arbres  s'enfuyaient,  s'enfuyaient  avec 
leurs  cimes  pointues,  comme  si  on  lui  eut  passé  une 
scie  devant  les  yeux,  tandis  que  prés  et  fossés,  el  ma- 
rais, et  fleurs,  et  fougères  verdoyaient,  élincelaient, 
miroitaient  à  la  fois ,  et  qu'elle  voyait  courir  sur  sa 
tète  les  grands  nuages  blancs. 

Tout  à  coup  il  se  fit  une  grande  clarté.  Mademoi- 
selle de  Cessac  ne  sentait  plus  le  frôlement  et  les 
déchirures  des  branches;  elle  se  crut  dans  la  plaine 
et  entr'ouvril  ses  yeux...  Un  abîme  s'ouvrait  devant 

T.  IV. 


elle,  la  pente  roide  et  pierreuse  du  coteau.  Le  cheval, 
les  naseaux  sanglants  et  les  flancs  lacérés  par  les 
branches  de  mûriers  ,  n'avait  pas  ralenti  sa  course. 
La  jeune  fille  ferma  les  yeux  d'effroi.  Déjà  elle  en- 
tendait les  sabots  du  coursier  battre  les  cailloux  et 
glisser  sur  les  roches;  les  sables  s'éboulaient,  les 
pierres  roulaient...  C'en  était  fait  I...  quand  l'animal 
furieux  rencontra  un  obstacle  qui  l'arrêta  tout  à 
coup  :  un  bras,  frêle  bras  que  le  désespoir  roidissait, 
le  retint  par  un  bout  de  bride  couvert  d'écume  et 
de  sang.  Une  lutte  terrible  s'engagea  entre  le  cheval, 
dont  les  pieds  labouraient  le  sol  et  celui  qui  s'était 
dressé  sur  son  passage.  La  jeune  fille  ,  qui  se  crut 
perdue,  ouvrit  ses  mains  mouillées  de  sueur,  glissa 
sur  les  bruyères  et  y  resta  évanouie.  Le  cheval ,  en 
bondissant,  se  délivra  de  celui  qui  le  retenait,  cul- 
buta cet  obstacle  vivant,  reprit  sa  course  vagabonde, 
perdit  pied,  et  roula,  avec  d  énormes  fragments  de 
roches  ,  jusqu'au  fond  de  l'abîme  où  il  disparut. 

Cependant ,  celui  qui  avait  sauvé  la  vie  à  made- 
moiselle de  Cessac  fut  bientôt  relevé  et  revint  vers 
la  jeune  fille ,  qui  ne  donnait  pas  signe  de  vie.  Il 


18 


REVUE  PITTORESQUE. 


mAa  ébluiii  |icu-  l;i  bi'uulé  de  cette  ligure  couverte 
d'une  mortelle  pAleur. 

Un  des  chasseurs  qui,  dans  sa  poursuite,  était 
arrivé  à  la  lisière  du  bois ,  les  aperçut  et  donna  du 
cor  :  de  sorte  qu'en  peu  d'instants  tout  le  monde  fut 
réuni  aulour  de  la  jeune  fille ,  qui  ne  tarda  pas  a 
reprendre  connaissance  et  à  retrouver  ses  belles 
couleurs. 

Cependant  l'inconnu,  voyant  que  sa  présence  était 
au  moins  inutile,  fit  un  mouvement  pour  se  retirer; 
mais  un  des  chasseurs  le  retint  par  le  bras. 

Le  sauveur  de  mademoiselle  de  Cessac  était  un 
petit  jeune  homme  complètement  perdu  dans  des 
vêtements  larges  et  grossiers ,  et  dont  le  corps  ne 
s'accusait,  çà  et  là  ,  que  par  quelques  angles  aigus. 
Son  œil,  d'un  bleu  sombre,  était  froid  et  mélanco- 
lique; sa  figure  ne  manquait  pas  d'une  certaine  no- 
blesse que  compromettait  à  tout  instant  lu  rudesse 
de  ses  manières.  Ses  joues,  où  l'on  ne  pouvait  saisir 
un  reûet  de  barbe  ,  étaient  un  peu  amaigries ,  et  ses 
cheveux,  sans  poudre,  flottaient  incultes  sur  son  cou. 

—  Halte-là ,  mon  ami ,  lui  dit  affectueusement 
celui  qui  le  retenait;  vous  ne  partirez  pas  d'ici 
comme  cela.  Messieurs,  ajoula-t-il  en  se  tournant 
vers  ses  compagnons  de  chasse ,  n'êtes-vous  pas 
d'avis  de  faire  une  collecte  pour  ce  jeune  paysan? 

—  Monsieur  ,  répondit  l'inconnu  en  se  dégageant 
avec  brusquerie ,  vous  pouvez  garder  votre  argent. 


Le  comte  de  Langei  n'est  lu  valet  de  personne  [lour 
qu'on  le  paye  ! 

Ce  disant,  le  jeune  homme  se  retirait  d'un  pas 
fier,  quand  mademoiselle  de  Cessac  s'avança  vers 
lui,  et  lui  posant  la  main  sur  le  bras,  une  main 
blanche  et  fine  comme  l'albâtre  poli  : 

—  Monsieur  le  comte,  dit-elle,  pardonnez-nous 
celte  oflense  involontaire.  M.  le  marquis  de  Cessac 
et  moi,  qui  suis  sa  fille,  nous  vous  garderons  une 
reconnaissance  éternelle. 

Le  jeune  homme  tressaillit  ;  une  larme  roula  dans 
ses  yeux;  il  ne  put  que  porter  à  sa  bouche,  en  rougis- 
sant, cette  main  encore  tremblante;  puis  il  s'éloigna. 

Cependant,  le  soir  ,  on  n'entendait,  dans  tous  les 
récits  de  cet  accident ,  que  ces  mots  : 

—  Elle  est  plus  belle  qu'auparavant. 

ÉMANCIPATIOX. 

En  17..,  on  pouvait  distinguer  encore,  au-dessus 
du  feuillage  satiné  des  bouleaux,  les  toits  pointus 
et  seigneuriaux  du  château  de  Langei ,  assis  à  mi- 
pente  d'une  colline  toute  couverte  d'un  manteau 
violet  de  bruyères. 

Quand  le  jeune  comte  de  Langei  rentra  au  châ- 
teau ,  la  nuit  était  tombée.  Il  s'achemina  vers  un 
petit  salon,  où  un  vieillard,  pourpre  des  suites  d'une 
violente  colère  et  d'une  digestion  laborieuse,  l'apo- 
stropha de  cette  sorte  : 


—  D'où 
hum  ! 


venez-vous,  monsieur  le  drôle?  hum 


—  Vous  avez  dîné,  répondit  le  jeune  homme,  et 
si  je  me  suis  attardé  ,  mon  appétit  seul  en  a  souffert. 


TOINETTE. 


19 


Il  me  semble  dés  lors  que  je  suis  libre  de  rentrer 
quand  je  veux. 

A  ces  mots ,  prononcés  hardiment ,  le  vieillard 
devint  violet,  étouffa,  se  crispa,  tandis  qu'une  jeune 
fille,  qui  se  tenait  à  ses  côtés ,  tout  effarouchée  de 
la  témérité  du  jeune  comte ,  lui  fit  signe  de  se  reti- 
rer au  plus  vite. 

Le  rebelle  ,  les  lèvres  pâles  et  l'œil  égaré  ,  parut 
hésiter  un  instaut;  mais  il  se  raffermit  dans  son 
audace  et  resta. 

Nousprofiteronsde  l'énorme  stupéfaction  du  vieil- 
lard pour  vous  le  faire  connaître  un  peu. 

Le  comte  de  Langei ,  oncle  du  jeune  homme  ,  et 
qui ,  comme  vous  le  voyez ,  portait  le  même  nom 
que  lui,  pouvait  avoir  soixante  et  dix  ans.  Sa  figure 
était  rubiconde  et  reluisante  de  santé  ;  son  menton 
tombait  en  cascade  sur  sa  poitrine  ,  et  ses  jambes 
disparaissaient  sous  sa  rotondité. 

Vous  expliquer  le  caractère  de  ce  vieillard,  ne 
sera  pas  chose  facile.  Sa  maison  était  délabrée, 
mais  son  estomac  ne  l'était  point-;  ses  parterres 
étaient  effacés  et  envahis  par  les  ronces  ,  mais  ses 
joues  fleurissaient  à  merveille.  Le  comte  élait-il  donc 
avare?  Non,  car  le  feu,  qui  ne  brillait  pas  dans  sa 
chambre,  flambait  à  cœur-joie  dans  sa  cuisine,  et  si 
son  pourpoint  était  couvert  de  plus  d'un  archipel  de 
taches  de  graisse,  le  linge  de  sa  table  était  toujours 
d'une  blancheur  éblouissante. 

Le  comte  avait  mené  joyeuse  et  galante  vie.  Il  ne 
lui  restait  plus  qu'un  seul  amour  ,  celui  des  bons 
morceaux.  Dame  Gourmandise  était  maîtresse  au 
logis.  Je  vous  laisse  à  penser  s'il  choyait  cette  der- 
nière compagne.  Aussi  n'avait-il  plus  qu'un  seul 
plaisir,  manger.  Un  repas  fini ,  il  entrait  dans  l'es- 
pérance d'un  autre  repas ,  et  ainsi  ne  cessait  d'être 
heureux.  Du  reste  ,  le  cher  homme  était ,  en  effet , 
d'une  féroce  avarice  pour  tout  ce  que  son  appétit 
ne  comprenait  pas.  Sa  main  ne  s'ouvrait  que  quand 
elle  se  portait  à  la  bouche.  La  lésinerie  s'était  éta- 
blie dans  son  âme,  et  la  vapeurseule  des  bons  plais 
pouvait  la  faire  déguerpir,  comme  la  fumée  chasse 
le  renard  de  son  clapier. 

Presque  tous  les  jours,  à  l'heure  où  l'on  entendait 
travailler  le  hachoir  de  la  vieille  cuisinière,  où  sor- 
tait des  soupiraux  de  la  cuisine  une  symphonie 
composée  du  frémissement  de  la  poêle ,  du  glou- 
glou des  liquides  bouillants  et  du  grincement  de  la 
crémaillère;  à  cette  heure  intéressante  ,  dis-je  ,  on 
était  presque  toujours  sûr  de  voir  cheminer,  sur  la 
route  bordée  de  noyers  qui  conduisait  du  château 
au  village,  le  notaire  et  le  curé  du  lieu. 

Ce  dernier  avait  entrepris  l'éducation  du  jeune 
comte  de  Langei,  qui ,  s'il  faut  le  dire,  quand  il  se 
trouvait  à  table,  en  cette  aimable  compagnie,  dinait 
plus  de  bâillements  que  de  bons  morceaux.  Sur 
quoi  son  oncle  le  gourmandait,  lui  disant,  la  bouche 


plemc  (à  table  il  ne  lui  parlait  jamais  autrement}  : 
— Bon  cœur  fait  bondiner. 

Ce  qui  se  passait  dans  son  esprit,  le  jeune  écolier 
ne  pouvait  le  définir;  mais  ses  joues  perdaient  leurs 
belles  couleurs  Je  ne  sais  quelle  poignante  tristesse 
lui  serrait  le  cœur;  l'ennui,  comme  un  vêtement 
trop  lourd,  le  tenait  plié  sur  lui-même. 

Élevé  dans  ce  triste  manoir,  auprès  d'un  vieillard 
morose  quand  il  était  à  jeun,  morose  quand  il  avait 
dîné;  auprès  de  Marton,  la  cuisinière,  plus  revêche 
encore  que  ridée  ;  auprès  de  Toinette  ,  la  gouver- 
nante, mélancolique  comme  toutes  celles  qui  se  font 
vieilles  filles,  \epclit  comte  (on  l'appelait  ainsi  fami- 
lièrement) avait  souvent  envié  le  sort  des  joyeux 
gamins  du  village  qui  lui  tiraient  de  grands  saluts 
et  qui  lui  faisaient  la  grimace  quand  il  était  passé. 

Depuis  quelque  temps,  son  goût  pour  les  excur- 
sions vagabondes  n'avait  point  diminué,  et  d'un 
autre  côté ,  son  dégoût  pour  les  leçons  nasales  de 
son  pédagogue  avait  considérablement  augmenté; 
l'appétit  ayant  délogé,  le  cas  devenait  grave  :  nul  au 
château  ne  s'était  aperçu  de  ce  changement ,  si  ce 
n'est  Toinette,  la  gouvernante,  qui,  comme  femme, 
cédait  à  cette  sollicitude  inquiète  et  délicate  qu'on 
ne  saurait  tromper. 

Toinette  avait  vingt-deux  ans.  C'était  une  fille 
grande,  bien  prise  et  forte.  Son  teint  était  hàlé  ;  ses 
sourcils  noirs  et  épais  se  rejoignaient ,  et  sa  lèvre 
supérieure  élait  ornée  d'un  poudroyant  duvet,  qu'un 
jeune  homme  n'eût  pas  manqué  d'appeler  mousta- 
che. Du  reste  ,  cet  ornement  martial  ne  faisait  que 
mieux  ressortir  des  dents  d'une  blancheur  mate,  et 
son  œil  châtain  brillait ,  à  l'ombre  de  ses  sourcils, 
comme  un  ver  luisant  dans  un  buisson.  Ce  visage, 
encadré  par  des  cheveux  noirs  naturellement  crêpés, 
était  cependant  rempli  de  charme.  L'expression  un 
peu  mâle  de  sa  beauté  élait  tempérée  par  des  con- 
tours jeunes,  indécis  et  pleins  de  fraîcheur. 

Toinette  aimait  le  jeune  comte  comme  une  mère 
aime  son  enfant.  Elle  l'avait  connu  si  petit,  si  ché- 
tif  ;  elle  l'avait  presque  élevé.  Puis,  un  soir  que  la 
rustique  amazone  allait  baigner  son  cheval  dans 
l'étang  voisin ,  elle  avait  vu  avec  effroi  le  jeujie 
étourdi  s'engager  parmi  les  hautes  herbes  pour  aller 
cueillir  des  roseaux,  et,  au  risque  de  se  perdre  avec 
lui  dans  la  vase  ,  la  jeune  fille  ,  qui  n'avait  encore 
nagé  qu'au  milieu  de  ses  compagnes  et  soutenue 
par  une  botte  de  joncs,  s'était  jetée  à  l'eau  avec  ses 
lourds  vêtements  ,  et  avait  sauvé  son  jeune  maître 
d'une  mort  certaine. 

La  pauvre  Toinette  avait  failli  tomber  de  son  haut 
à  la  rébellion  de  l'écolier;  elle  ne  pouvait  compren- 
dre comment,  ayant  brisé  l'enveloppe  de  sa  timidité, 
le  jeune  coq  en  sortait  ainsi  tout  éperonné. 

Ce  qui  me  reste  à  vous  dire  ,  vous  l'avez  sans 
doute  deviné.  Dans  une  de  ses  fantasques  réveriesj 


20 


REVUE  PITTORESQUE. 


Je  jeune  comte  avait  gravi  la  colline  et  s'était  assis 
sur  un  tertre  sablonneux;  c"est  de  là  qu'il  avait  pu 
s'élancer  à  temps  pour  sauver  la  vie  à  mademoiselle 
de  Cessac. 

Cet  élan  de  courage  avait-il  déprisonné  son  cœur 
des  liens  de  l'enfance?  Je  ne  sais  ;  mais  quand  il  fut 
seul,  il  s'indigna  de  son  esclavage  ;  il  eut  honte  de 
la  rudesse  de  son  esprit  et  de  la  grossièreté  de  ses 
vêtements.  Chemin  faisant,  il  apprit  d'im  vendan- 
geur que  M.  de  Cessac  (il  avait  bien  retenu  le  nom!; 
habitait  Paris,  et  qu'il  ne  venait  passer  que  quel- 
ques jours  de  l'année  dans  le  pays  chez  un  ami. 

Paris!  Ce  mot  seul  suffit  pour  faire  émeute  dans 
les  jeunes  imaginations.  Le  comte  de  Langei  se  di- 
sait, tout  en  abattant  avec  une  branche  les  létes  de 
marguerites  ,  d'un  air  tout  à  fait  délibéré  :  «  Eh  ! 
pourquoi  n'irais-je  pas  à  Paris?  J'ai  ouï  parler  que 
la  marquise  de  Bellefonds,  ma  marraine  ,  a  écrit 
dans  le  temps  à  mon  oncle  pour  qu'il  me  laissât 
venir  à  Paris  ;  elle  voulait,  la  chère  dame,  me  met- 
tre un  peu  au  fait  du  bel  air.  Ah!  si  mon  respectable 
geôlier  pouvait  se  prendre  d'une  si  belle  fureur  qu'il 
mo  renvoyât.  Essayons  !  Je  reverrai  mademoiselle 
de  Cessac.  » 

Donc  il  avait ,  en  chemin  ,  préparé  cette  réponse 
impertinente  qui  éclata  comme  une  bombe  au  milieu 
du  paisible  manoir  de  son  oncle,  et  lui  ôta  la  parole 
tout  autant  de  temps  qu'il  m'en  a  fallu  pour  vous 
dire  ,  ainsi  que  cela  se  pratiquait  dans  la  tragédie 
antique,  ce  que  sont  mes  personnages. 

—  Vous  êtes  libre  !  s'écria  l'oncle.  Ah  !  vous  êtes 
libre  !  Ah!  ah!  hum  !  hum  ! 

Évidemment,  cette  vérité,  qu'il  ne  pouvait  con- 
tester en  aucune  sorte  ,  le  tourmentait  ;  il  la  retourna 
en  tous  sens,  avec  maintes  exclamations,  et  prit  le 
parti  de  se  rabattre  sur  d'autres  griefs. 

—  Oui-da  !  vous  êtes  libre,  M.  le  comte  de  Bam- 
binos!  Mais  êtes-vous  libre  de  bouleverser  ma  mai- 
son, de  me  dévaliser,  de  me  ruiner?  Hum  !  Ah  !  vous 
êtes  libre,  fort  bien  !  Mais  êtes-vous  libre  de  faire 
danser  la  sarabande  à  mes  écus  ?  Ouais  !  C'est  bien  ! 
Mettez  tout  mon  bien  au  pillage  !  Ne  vous  gênez 
pas!  Hier  encore,  hier  soir,  à  dis  heures,  monsieur, 
votrechambre  était  éclairée,  éclairée,  oui  !  monsieur  ! 
Hum!  hum!  Or  je  prétends  qu'on  ne  brûle  pas  de 
chandelle  chez  moi  !  On  n'en  a  pas  besoin  !  Et  pour- 
quoi pas  vingt  chandelles?  et  pourquoi  pas  une  illu- 
mination générale?  Hum!  hum!  hum! 

—  Et  s'il  me  plaît  d'en  acheter  !  répondit  résolu- 
ment le  jeune  homme. 

Le  vieillard  retomba  dans  l'anéantissement  de  la 
fureur,  mais  il  en  sortit  tout  à  coup  ,  flaira  à  droite 
et  à  gauche,  le  nez  en  l'air,  et  avec  tous  les  signes 
de  la  plus  vive  inquiétude  : 

—  Toinette,  Toinette,  mon  café  brûle  ! 


La  jeune  gouvernante  arriva  d'un  air  éploré,  et  fit 
un  petit  clignement  d'yeux  au  jeune  homme. 

Elle  n'avait  pas  trouvé  d'autre  moyen  de  conjurer 
l'orage. 

CHANDELLE    ET    FEU. 

1-e  soir  de  ce  mémorable  jour,  le  jeune  comte 
de  Langei  ,  persistant  dans  son  opposition  ,  avait 
allumé  dans  sa  chambre  deux  chandelles,  et  jeté 
dans  le  gouffre  qu'on  appelait  la  cheminée  d'énormes 
bûches  accommodées  d'un  fagot  de  sarment. 

Chandelles  et  feu  ensemble  donnaient  une  magni- 
fique clarté ,  et  la  chambre  de  notre  insubordonné 
se  détachait  comme  un  œil  narquois  au  plus  haut 
de  la  façade  du  vieux  château.  Le  jeune  comte  se 
promenait,  jetant  sur  ce  fol  éclairage  le  regard  que 
NçTon  dut  jeter  sur  Rome  en  flammes;  et  certes 
l'écolier  déployait  en  cette  occasion  plus  de  courage 
que  l'empereur  romain.  H  attendait  donc,  avec  une 
résolution  qui  n'était  pas  tout  à  fait  sans  anxiété, 
l'effet  produit  par  celte  flamboyante  bravade,  quand 
il  entendit  gratter  à  la  porte.  H  ouvrit.  Toinette  en- 
tra, resta  immobile,  éblouie,  et  se  couvrit  les  yeux 
avec  la  main  en  s'écriant  : 

—  Mon  Dieu  !  monsieur  le  comte,  est-ce  que  vous 
êtes  fou  ? 

—  Crois-tu  que  mon  oncle  verra  cette  clarté-là  ? 

—  Miséricorde  !  s'il  la  verra  !  il  voit  au  travers 
d'un  mur  une  allumette  qui  brûle.  Mais,  expliquez- 
vous  :  qu'avez-vous  donc  ?  Que  veut  dire  ceci  ?  Mon 
Dieu  !  comme  vous  avez  un  regard  singulier  ! 

—  Cela  veut  dire,  ma  chère  Toinette,  que  ce  châ- 
teau me  pèse,  m'assomme,  me  tue  ;  que  je  ne  veux 
pas  rester  ici  !  qu'il  faut  que  j'aille  à  Paris  !  et  que 
j'irai. 

—  Sainte  Vierge  !  dit  Toinette  d'une  voix  altérée  ; 
eh  bien  !  qu'est-ce  que  vous  voulez  donc  y  faire  à 
Paris?  N'avez- vous  pas  tout  ce  qu'il  vous  faut? 
bien  logé,  bien  nourri,  bien  dorloté?  Que  vous  man- 
que-t-il  ? 

—  La  liberté  et  de  l'argent  !  !  !  Tiens ,  ma  petite 
Toinette,  j'ai  pensé  à  loi  ;  tu  es  bonne,  et  tu  ne  vou- 
dras pas  que  je  meure  de  chagrin.  Tu  m'avanceras 
une  petite  somme,  n'est-ce  pas?  Et  ces  mots  furent 
dits  avec  càlinerie. 

—  Non,  monsieur  le  comte,  je  ne  ferai  pas  cela. 

—  Tu  refuses!...  Alors  écoute  bien  ceci  :  Je  vais 
casser  les  meubles,  les  jeter  par  la  fenêtre,  faire  un 
sabbat  d'enfer  !  Je  te  ferai  brûler  tes  poulardes  tous 
les  jours  et  tourner  les  sauces  !  je  mettrai  du  sable 
dans  les  vins  de  mon  oncle  et  de  la  terre  dans  ses 
ragoûts.  Je  bouleverserai  la  maison  pour  qu'il  me 
renvoie  à  ses  frais.  Eh!  vogue  la  galère  !  tu  vas  voir 
tout  à  l'heure. 

—  Ah  !  doux  Jésus!  notre  Sauveur  !  qu'allons-nous 
devenir!  Tenez,  monsieur  le  comte,  voici  un  rou- 


TOINETTE. 


21 


leaii  d'écus  que  je  devais  envoyer  à  mon  frère;  |  — Ah  !  monsieur  le  comte,  à  Paris  vous  ne  serez 
prenez-le.  Mais  ne  frappez  pas  si  fort  du  pied;  si  Jamais  aussi  heureux  que  vous  l'êtes  ici.  Restez, 
votre  oncle  vous  entendait  !  ,  restez,  je  vous  en  supplie!  Où  scrcz-vous  plus 

—  Merci,  Toinette,  lu  es  une  bonne  fille.  !  aimé? 


—  Je  ne  te  demande  pas  de  conseils,  dit  le  jeune 
homme;  mais  il  reprit  sa  voix  caressante,  et  sai- 
sissant les  mains  de  la  gouvernante  : 

—  Ma  bonne  Toinette,  il  est  de  ces  choses  que  lu 
ne  peux  comprendre. 

Les  yeux  de  la  jeune  fille  jetèrent  un  vif  éclair, 
elle  pâlit,  et  d'une  voix  étouffée  murmura  : 

—  Oh  !  si ,  monsieur  le  comte;  c'est  vous  qui  ne 
me  comprenez  pas. 

El  l'animation  revint  aux  joues  de  la  brune  et 
piquante  gouvernante  ;  son  regard  s'exalta,  sa  lèvre 
frémit  sous  des  mots  à  demi  prononcés... 

Eu  ce  moment  la  porte  s'ouvrit,  et  le  vieux  comte 
de  Langei  parut  sur  le  seuil,  pourpre,  frappé  au 
visage  par  la  flamme  du  foyer,  et  se  détachant  sur 
le  fond  noir  du  corridor  (passez-moi  la  comparaison) 
comme,  sur  la  plaque  sombre  d'une  cheminée,  un 
rôti  ruisselant  et  doré. 

Dans  sa  stupéfaction  ,  il  ne  put  que  balbutier  ces 
mots  : 

—  Chandelles  et  feu  !  !  !  Que  signifie  cela  ? 

—  Cela  signifie,  répondit  résolument  Toinette, 
que  monsieur  le  comte  est  malade.  Vous  le  rudoyez 
si  fort,  ce  pauvre  enfant  !  Voyez  comme  il  tremble 
de  froid.  Ne  vous  voilâ-t-il  pas  bien  pauvre  pour 
deux  ou  trois  fagots  bridés. 


Toinette  détourna,  cette  fois  encore,  une  terrible 
bourrasque  ,  au  grand  dépit  de  l'écolier,  et  l'oncle 
se  contenta  de  dire  : 

—  Il  n'est  point  nécessaire  que  je  dépense  ma 
chandelle,  puisqu'on  en  brûle  ici. 

Et  il  s'étala  devant  le  feu. 

Toinette  resta  en  observation,  craignant  quelque 
fâcheuse  explication,  et  il  se  fit  entre  ces  (rois  per- 
sonnages un  de  ces  silences  comme  il  en  règne  entre 
gens  qui  n'ont  rien  à  se  dire  ,  et  qui  ne  peuvent  se 
dire  des  riens. 

L'heure  du  sommeil  les  sépara. 

l'hirondelle  est  partie. 

Toinette  ne  dormit  pas.  L'aube  avait  à  peine  jeté 
quelque  transparence  blafarde  dans  les  rideaux  vio- 
lets de  la  jeune  gouvernante  qu'elle  sauta  au  bas 
du  lit,  et,  dans  son  inquiétude,  alla  frapper  à  la 
porte  du  jeune  comte.  On  ne  lui  répondit  pas.  Elle 
prit  l'alarme  et  s'en  vint  heurter  à  la  porte  du  vieil- 
lard. Mémo  silence.  Il  était  impossible  de  réveiller 
le  vieux  comte  de  Langei ,  quand  il  n'était  pas  ma- 
lade: aussi  ne  voulant  pas  briser  les  planches,  elle 
se  retira. 

Évidemment  le  jeune  comte  l'avait  devancée;  il 


22 

était  parti.  Mais  par  où"?  Elle  so  rappela  alors  cer- 
taine brèche  dans  les  murs  du  parc,  bien  connue 
des  jeunes  maraudeurs.  Il  avait  sans  doute  passé 
par  là.  En  effet,  l'empreinte  de  ses  pas  était  toute 
marquée  sur  une  longue  pelouse  verte  qu'une  gelée 
blanche  avait  poudrée  à  frimas,  comme  on  aurait 
pu  dire  alors.  La  route  de  Paris  passait  près  du 
château.  Le  déserteur  devait  faire  un  immense  dé- 
tour à  travers  vignes  et  terres  labourées  avant  de 
pouvoir  la  regagner.  II  était  donc  encore  possible  de 
l'atteindre.  Toinette  avait  toutes  les  clefs  sur  elle , 
elle  sortit.  En  effet,  elle  se  trouva  avoir  de  l'avance 
sur  le  jeune  homme,  qui,  un  léger  paquet  sur  le  dos, 
arpentait  vivement  le  terrain  et  ne  fut  pas  peu  sur- 
pris, au  détour  d'un  petit  bois,  de  se  trouver  face  à 
face  avec  Toinette. 

La  jeune  Glle,  les  cheveux  épars  et  ne  gardant  de 
la  poudre  de  la  veille  qu'une  nuance  insaisissable 
et  nuageuse,  la  gorgerette  dérangée,  les  joues  pâles, 
les  yeux  gonflés  de  larmes,  s'élança  vers  lui  et  s'é- 
cria : 

«  'Vous  partez  donc  ! 

—  Sans  doute ,  je  te  l'ai  dit.  Je  vais  trouver  ma 
bonne  marraine. 

—  Oh  !  restez  parmi  nous,  il  en  est  temps  encore. 

—  Mais  tu  es  folle. 

—  Restez,  dit  Toinette  en  frappant  du  pied  avec 
impatience;  et  puis,  des  larmes  dans  la  voix  et  un 
sourire  sur  les  lèvres,  elle  répéta  :  Restez. 

—  Non  ,  je  mourrais  ici. 

—  Oh  !  là-bas  vous  perdriez  votre  âme. 
T-  Ainsi,  adieu  ! 

—  Monsieur  le  comte,  dit  la  gouvernante  en  pre- 
nant dans  ses-mains  fortes  les  bras  grêles  du  jeune 
homme,  et  en  essayant  de  sourire  au  travers  de  ses 
larmes,  savez-vous  que,  si  je  voulais  vous  retenir,  je 
le  pourrais?  Je  suis  plus  forte  que  vous. 

—  Tu  ne  voudrais  pas  lutter  avec  moi.  Mais,  ma 
pauvre  Toinette,  quel  intérêt  as-tu  donc  à  ce  que  je 
reste  ? 

—  L'intérêt  que  j'y  ai?  murmura  le  jeune  fille  en 
remblant  et  en  regardant  autour  d'elle...  je  vous 
aime  ! 

—  Je  le  sais  bien  !  s'écria  le  comte.  Tu  es  une 
bravefemme.  Tu  m'aimes  vraimentcommeunemère. 

—  Ce  n'est  pas  cela!  dit  Toinette  avec  impé- 
tuosité. 

—  Si  ce  n'est  pas  cela,  alors  qu'est-ce  donc? 
Regrettes-tu  ton  argent?  » 

Toinette  bondit  comme  si  un  serpent  l'eût  touchée 
au  cœur,  et  s'écria  : 

«  Parlez,  partez;  vous  avez  raison.  » 
Le  comte  se  pendit  au  cou  de  la  gouvernante,  qui 
faillit  succomber  sous  ce  poids ,  elle  si  forte  pour- 
tant !  Et  le  jeune  homme  reprit  en  chantant  la  route 
de  Paris. 


REVUE  PITTORESQUE. 


Quant  à  Toinette,  elle  le  suivit  des  yeux  tant 
qu'elle  put ,  et  monta  sur  un  tertre  élevé  d'où  on 
découvrait  la  plaine;  puis,  quand  les  sinuosités  du 
chemin  les  eurent  entièrement  séparés,  elle  leva  les 
yeux  au  ciel ,  comme  si  elle  se  fût  dit  :  Nous  pou- 
vons voir  encore  les  mêmes  nuages;  puis  elle  cacha 
sa  tête  dans  ses  mains  en  répétant  :  Cet  enfant  n'a 
pas  de  cœur!  cet  enfant  n'a  pas  de  cœur! 

Et  elle  s'en  revint  au  château. 

TROIS   INDIGESTIONS. 

Le  départ  du  jeune  comte  de  Langei  causa  la  plus 
grande  douleur  au  vieillard.  Il  eut  trois  indigestions 
successives.  Du  reste,  il  défendit  qu'on  prononçât  le 
nom  rie  son  neveu  devant  lui. 

Quant  à  Toinette,  elle  ne  sortait  presque  pas  de  la 
chambre  qu'avait  habitée  son  jeune  maître.  Tout  le 
jour  elle  Iravaillait  aux  vieilles  tapisseries,  toutes 
blanches  bientôt  d'un  réseau  de  reprises  qui  bala- 
fraient les  personnages.  Le  carreau  inégal  était  soi- 
gneusement ciré,  et  les  meubles  reluisaient  à  défaut 
de  glaces.  Elle  allait  quelquefois  jusqu'à  passer  une 
chaude  bassinoire  sur  les  draps  gelés  ;  —  S'il  reve- 
nait ce  soir,  se  disait-elle.  Cela  tenait  de  la  folie. 
Mais  son  objet  d'adoration  était  surtout  une  table, 
près  de  la  fenêtre ,  celle  où  travaillait  l'écolier. 
Plumes  et  papiers  étaient  encore  où  il  les  avait 
laissés;  seulement  de  petites  pierres  retenaient  les 
feuilles  à  qui  le  vent  eût  pu  donner  des  ailes.  C'é- 
tait là  que  Toinette  venait  pleurer. 

Six  mois  environ  se  passèrent  ainsi.  Au  bout  de 
ce  temps,  il  se  fit  un  grand  changement  dans  les 
manières  de  la  gouvernante.  .4  son  abattement  pro- 
fond succéda  une  résolution  singulière,  que  trahis- 
saient des  mouvements  saccadés  et  je  ne  sais  quelle 
impétuosité  du  regard. 

Un  soir  elle  montra  au  vieux  comte  de  Langei 
une  lettre  qu'elle  dit  avoir  reçue  de  Paris.  Une  pa- 
rente à  l'extrémité  l'appelait  à  son  chevet. 

Toinette  partit. 

LE  QUAI  DES  CÉLESTINS. 

Quelque  temps  après  le  départ  de  Toinette ,  par 
une  soirée  sombre,  un  jeune  homme  remontait  le 
quai  des  Célestins,  où  la  lumière  rouge  et  douteuse 
d'un  maigre  réverbère  était  encore  enveloppée  dans 
le  brouillard  comme  dans  un  épais  tissu. 

Donc  l'obscurité  était  profonde.  Notre  héros  glis- 
sait comme  une  ombre  en  suivant  les  murs  des  mai- 
sons, comparaison  d'autant  plus  juste  que,  le  sol 
n'étant  point  pavé,  on  entendait  à  peine  le  bruit  de 
ses  pas.  11  fredonnait  un  air  de  menuet ,  lorsqu'à 
quelques  pas  de  lui  il  enlendil  tirer  de  lourds  ver- 
rous. Une  vieille  femme  parut ,  tenant  en  main  une 


TOINETTE. 


lanterne,  dont  elle  promena  la  clarté  tremblante  à 
la  hauteur  de  ses  yeux.  Mais  le  brouillard  étendait 
partout  son  rideau  de  gaze  blanche ,  et  la  vieille  ne 
vit  pas  autre  chose.  Puis  une  jeune  fille  arriva  gaie- 
ment auprès  d'elle,  lui  sauta  au  cou,  et  murmura 
quelques  mots  que  l'atmosphère  insonore  étouffa- 
Une  taille  admirable  se  dessina  dans  l'auréole  lu- 
lumineuse  de  la  lanterne  ,  mais  ce  fut  tout.  Le  visage 
resta  dans  l'ombre.  Puis  gonds  et  verrous  crièrent 
de  nouveau  et  tout  rentra  dans  la  nuit. 

La  jeune  fille  marchait  en  toute  sécurité  ,  quand 
elle  entendit ,  si  près  de  son  oreille  que  le  souffle 
effleura  sa  joue  : 

—  Bonne  nuit,  la  belle  enfant. 

La  pauvrette  jeta  un  cri  d'effroi  et  hâta  le  pas. 
Mais  celui  qui  la  suivait  mesurait  ses  enjambées  sur 
les  siennes,  obstinément,  silencieusement.  Pas  une 
lumière  aux  fenêtres  ;  pas  un  batelier  sur  l'eau. 
C'était  effrayant. 

—  Tudieu!  farouche,  comme  nous  détalons!  Est- 
ce  que  vous  êtes  muette  ,  chère  petite  ?  Encore,  s'il 
faisait  clair  de  lune ,  vos  yeux  me  répondraient. 

—  Monsieur,  dit  la  jeune  Glle  d'une  voix  altérée, 
je  vous  en  prie,  laissez-moi,  je  ne  vous  connais  pas... 

—  Eh  bien  1  nous  ferons  connaissance.  Il  faut  bien 
commencer. 

—  Monsieur... 

Le  jeune  homme  se  rapprocha  de  la  belle  qui 
sentit  le  frôlement  de  son  habit  brodé. 

—  Monsieur,  vous  vous  trompez  sans  doute,  lais- 
sez-moi; il  faut  que  je  retourne  sur  mes  pas. 

—  Retrouver  la  vieille?  Pas  de  ça,  ma  charmante  ! 
je  te  tiens. 

—  Monsieur,  ne  m'approchez  pas ,  car  je  saurai 
me  défendre. 

—  Miséricorde  !  quel  petit  démon  ! 

Et  le  jeune  homme  voulut  saisir  la  taille  de  l'in- 
connue, mais  celle-ci  se  débattit  en  criant!  .\u  se- 
cours ! 

En  ce  moment  ils  se  trouvaient  sous  l'unique  ré- 
verbère chargé  d'illuminer  le  quai ,  image  la  plus 
vraie  de  l'égoïsme,  qui  regarde  et  laisse  faire. 

La  lumière  éclaira  un  moment  le  visage  du  don 
Juan  nocturne  :  la  jeune  fille  poussa  un  cri  de  sur- 
prise... 

En  ce  moment,  le  séducteur  brutal  se  trouva  aux 
prises  avec  un  bras  qui  certes  n'était  pas  celui  de  la 
belle  éplorée .  Je  l'ai  déjà  dit ,  le  sol  n'était  point 
pavé,  le  brouillard  assourdissait  le  bruit  des  pas; 
l'amour,  ou  plutôt  je  ne  sais  quelle  fantaisie  d'amou- 
rette, bourdonnait  ses  tumultueux  conseils  dans  l'o- 
reille du  jeune  homme:  enfin,  il  n'avait  rien  en- 
tendu. Une  lutte  s'engagea  entre  les  deux  adver- 
saires, qui  ne  pouvaient  se  voir.  Notre  héros  sentit 
bientôt  qu'il  avait  affaire  à  plus  faible  que  lui;  il 
tenait  son  ennemi  par  la  gor^ie  et  allait  le  renverser 


à  terre,  quand  on  entendit  les  chants  assez  rappro- 
chés d'ouvriers  en  goguette  qni  revenaient  de  la 
barrière.  Les  coups  cessèrent,  les  deux  combattants 
s'échappèrent,  chacun  de  son  côté;  il  y  avait  long- 
temps que  la  jeune  fille  en  avait  fait  autant. 

Remis  de  cette  alerte,  le  jeune  homme  poursuivit 
son  chemin,  et  tout  en  marchant  il  se  disait: 

—  Peste  soit  de  moi  !  j'avais  bien  besoin  de  cour- 
tiser cette  fille!  Oh!  l'incorrigible  que  je  suis  !  et 
cela  à  la  veille  de  me  marier  !  le  soir  même  où  je 
vais  signer  le  contrat  !  C'est  qu'elle  était  si  bien 
prise,  si  accorte!  Que  diable  aussi  s'avise-t-elle 
d'appeler  au  secours  !  je  croyais  que  tout  cela  n'était 
que  grimace,  et  qu'elle  crierait  tout  bas.  N'y  pen- 
sons plus.  Ce  n'est  pas  que  je  ne  sois  très-amoureux 
de  ma  future  !  je  l'aime  même  assez  passionnément. 
Quelle  idée  a  eu  ce  fou  de  Raynal  de  me  faire  boire, 
un  jour  de  contrat'?  Je  ne  suis  pas  étourdi,  je  rai- 
sonne parfaitement  bien  ;  mais  il  me  passe  de  temps 
en  temps  dans  le  cerveau  de  folles  idées ,  à  qui  je 
tiens  tant  que  je  puis  la  porte  fermée,  crainte  de 
sottise.  Mais  je  vois  que  je  deviens  convenable ,  et 
je  puis  me  présenter. 

LA  MANCHETTE  BRODÉE. 

Quand,  dans  le  salon  de  M.  de  Cessac,  on  annonça 
le  comte  de  Langei,  tous  les  yeux  se  fixèrent  sur  le 
jeune  homme.  C'est  qu'il  était  en  retard,  et  que 
c'était  commencer  un  peu  tôt  le  rôle  de  mari. 

Le  comte  (vous  le  voyez  ,  il  était  bien  changé  en 
six  mois)  se  présenta  avec  beaucoup  d'aisauce  ,  et 
après  quelques  instants  de  causerie  ,  vint  s'asseoir 
auprès  d'une  jeune  personne,  qui  cependant  sem- 
blait chercher  à  éviter  ses  regards. 

Ce  dialogue  s'établit  entre  eux. 

—  Vous  m'en  voulez  donc  beaucoup  "? 

—  Moi ,  monsieur,  vous  vous  trompez. 

—  Ne  suis-je  pas  en  retard  ? 

—  Je  ne  m'en  suis  pas  aperçue.  D'ailleurs,  rien 
ne  vous  pressait  d'arriver  sans  doute. 

—  Vous  êtes  méchante. 

—  Comment  trouvez-vous  cette  peinture  d'é- 
ventail ? 

—  Je  ne  sais. 

—  Comment  cela  ? 

—  Vous  êtes  si  jolie  ce  soir. 

—  Vous  voulez  capituler. 

—  Moi ,  mon  Dieu  non  ! 

—  Vous  êtes  fier. 

—  Quand  j'ai  de  bonnes  raisons. 

La  jeune  fille  se  pinça  les  lèvres  et  détourna  la 
tête  d'un  air  indifférent,  mais  la  curiosité  l'emporta. 

—  Ces  raisons,  je  ne  tiens  pas  à  les  savoir,  je 
vous  assure...  Cependant  je  serais  curieuse... 

—  Vous  ne  m'en  voudrez  plus? 

—  Écoutons  d'abord:  le  jugement  après. 


2i 


—  Une  jeune  fille  qu'un  brutal  attaquait  et  que 
j'ai  dû  défendre... 

—  Et  l'héroïne? 

—  Envolée  pendant  la  bataille. 
Ces  explications  d'amoureux  furent  interrompues 

par  l'arrivée  d'un  domestique  portant  des  rafraîchis- 
sements. 

Ce  domestique,  vêtu  de  rouge,  galonné,  ganté, 
crêpé,  poudré,  et  que  l'on  nommait  Feroé,  c'était 
un  singe. 

M.  de  Cessac  était  un  ancien  marin.  Dans  je  ne 
sais  plus  quelle  île  sauvage,  les  indigènes  avaient  en- 
levé à  sa  mère  ce  singe  encore  à  la  mamelle  ;  M.  de 
Cessac  l'acheta  pour  un  lambeau  de  drap  rouge  et 
l'emmena  en  Europe. 

Feroë,  véritable  homme  des  bois,  avait  atteint  la 
taille  gigantesque  de  quatre  pieds.  Sa  grosse  face 
était  pleine  de  bonté  et  de  malice,  et  son  intelligence 
était  vraiment  effrayante  pour  l'observateur. 

Cependant  un  groupe  s'était  formé  à  un  angle  du 
salon;  il  était  composé  à  peu  près  des  jeunes  chas- 
seurs dont  vous  avez  fait  connaissance  au  bois  du 
Chat-Noir. 

Approchons-nous  et  saisissons  quelques  mots  au 
^  passage. 

—  C'est  une  chose  étrange  comme  le  vieux  che- 
valier de  Nervois  était  pâle  en  arrivant  ici. 

—  Il  paraît  qu'il  s'est  trouvé  mal  dans  le  cabinet 
du  comte  de  Cessac. 

—  Avez-vous  remarqué  que  ses  vêtements  étaient 
en  désordre? 

—  Il  y  avait  du  sang  à  son  mouchoir. 

—  En  vérité  ! 

—  Lange!  a  l'air  assez  indifférent.  Qu'en  dites- 
vous  ? 

—  Tu  te  trompes,  mon  cher;  il  est  amoureux  fou. 
Cependant  la  porte  du  cabinet  s'ouvrit,  et  l'on  vit 

entrer  le  marquis  de  Cessac,  appuyé  sur  le  bras  de 
son  vieil  ami,  le  chevalier  de  Nervois. 

Tout  le  monde  fut  frappé  par  l'expression  pro- 
fondément triste  de  leur  visage  déjà  pâle  et  sévère. 
Ils  s'avancèrent  près  d'une  petite  table  où  se  tenait 
le  notaire.  Celui-ci  prit  un  air  obséquieux ,  raffermit 
se  besicles,  et  se  mit  en  devoir  de  lire  les  clauses  du 
contrat.  Le  chevalier  de  Nervois  lui  posa  douce- 
ment la  main  sur  le  bras  en  lui  faisant  signe  de  s'ar- 
rêter. 

Ce  geste  singulier  fut  remarqué  ;  les  conversations 
se  turent.  Un  cercle  se  forma  autour  du  vieillard. 

Quelques  personnes  lui  demandèrent  comment  il 
se  trouvait. 

—  Bien  mieux,  mes  amis,  répondit  le  chevalier; 
je  vous  remercie,  mais  je  vous  dois  le  récit  de  l'a- 
venture qui  m'est  arrivée  et  qui  est  cause  de  la  fai- 
blesse où  je  suis  tombé.  Je  passais  sur  le  quai  des 


REVUE  PITTORESQUE. 

Cèlestins,  me  rendant  ici,  lorsque  j'entendis  pousser 
des  cris  de  détresse.  Je  m'élançai...  Une  jeune  lille 
se  débattait  dans  les  bras  d'un  homme.  Je  voulus  la 
défendre,  mais  le  misérable  était  jeune,  et  mol 
vieux;  j'allais  peut-être  succomber  sous  ses  coups, 
lorsqu'un  bruit  de  pas  qui  s'approchaient  mit  en 
fuite  l'assassin  et  me  sauva  la  vie. 

Et  les  yeux  du  vieillard  rencontrèrent  ceux  du 
comte  de  Langei ,  qui  frissonna. 

En  une  seconde,  mille  pensées  funestes  traversè- 
rent l'esprit  du  jeune  homme,  avec  cette  rapidité 
que  l'âme  met  à  souffrir.  Le  chevalier  l'avait-il  re- 


connu? Oh!  alors  il  serait  perdu;  cependant  M.  de 
Nervois  n'ajoutait  mot.  La  conversation  changeait 
d'objet.  Il  était  sauvé  !  Mais  comment  mademoiselle 
de  Cessac  concilierait-elle  ce  récit  avec  le  sien?  Oh! 
le  vieillard  était  connu  pour  quelque  peu  gascon. 
D'ailleurs,  le  danger  présent  était  le  seul  à  craindre. 
A  chaque  jour  ses  inquiétudes  !  Il  s'agissait  de  faire 
bonne  contenance.  Prend-on  aujourd'hui  un  manteau 
pour  l'orage  qui  doit  éclater  demain? 

Enfin  le  notaire  lut  le  contrat.  Aussitôt  après , 
mademoiselle  de  Cessac  s'avança  pour  signer;  le 
comte  ,  le  sourire  sur  les  lèvres  ,  fit  un  pas  pour 
prendre  la  plume  à  son  tour,  mais  le  chevalier  de 
Nervois  l'arrêta,  lui  aussi,  par  un  geste  impératif  et 
dit  à  haute  voix  : 

—  Mes  amis,  j'avais  oublié  de  vous  apprendre 
qu'il  nous  serait  facile  de  recoimaître  le  misérable 
qui  abusait  ainsi  de  sa  force  contre  cette  pauvre 
jeune  fille.  Dans  la  lutte,  il  m'est  resté  à  la  main  un 
morceau  de  sa  manchette.  Puis,  se  tournant  vers  le 
comte,  il  lui  dit  :  «  Monsieur  de  Langei,  voyez  donc 
si  ce  n'est  pas  ce  morceau  qui  manque  à  votre  man 
chette  !  »  Et  il  le  lui  jeta  au  visage. 

DEUX   MENSONGES. 

De  la  chaussée  du  Maine,  au  fond  d'une  avenue, 
vous  pouvez  voir  encore  une  habitation  d'une  assez 
triste  apparence,  sans  la  moindre  corniche ,  sans  le 
plus  petit  fronton  ,  percée  de  ces  fenêtres  vulgaires 
comme  en  ont  les  baraques  jaunes  et  noires  de 
Paris,  et  qui  cependant  avait  une  ceinture  de  par- 
terres fleuris  et  de  peupliers  frémissants  et  était 
enfermée  dans  une  grille  de  splendeur  royale.  Les 
habitanis  ,  dont  les  cabanes  étaient  éparses  dans  la 
plaine,  appelaient  cette  demeure  un  château  ;  entre 
nous,  ce  n'était  qu'une  petite  maison. 

Assis  devant  une  table  où  quelques  papiers  jaunes, 
sordides,  rongés,  des  papiers  d'afl'aires  enfin,  étaient 
jetés  parmi  une  foule  de  billets  parfumés  et  satinés, 
le  comte  de  Langei,  un  bras  en  écharpe  ,  paraissait 
en  proie  à  la  plus  vive  anxiété. 

Une  épée  était  jetée  sur  une  bergère;  il  s'était 


TOINETTE.  25 

battu  le  matin  dans  le  champ  des  Troi^  Fils  de  ta  i  1!  avait  mis  hors  de  combat  un  neveu  du  chevalier 
Keuye,  déjà  célèbre  et  bien  arrosé  par  les  duellistes.  |  de   ^'ervois,  et  pour  son  compte  avait  reçu  une 


blessure  au  bras.  Les  choses  en  étaient  restées  là  ; 
il  n'y  pensait  plus.  D'où  pouvait  donc  venir  son  agi- 
tation ? 

A  son  côté  se  tenait  un  vieillard  dont  les  yeux 
aux  reflets  métalliques  suivaient  tous  ses  mouve- 
ments. 

Tout  à  coup  le  jeune  comte  se  leva ,  rejeta  avec 
colère  le  papier  qu'il  tenait,  et  s'écria  : 

—  Je  n'accepterai  jamais  un  pareil  marché  ! 

Le  vieillard  salua  humblement  et  fit  mine  de  se 
retirer. 

—  Infâme  usurier!  misérable  voleur! 

—  IVIonseigneur,  je  vous  salue. 

—  Arrête!  Es-tu  intraitable?  Voyons,  répète-moi 
ces  belles  conditions. 

—  IVIonseigneur... 

—  Trêve  à  cette  monseigneurie,  brigand  ! 

—  Les  temps  sont  durs  ;  l'argent  est  rare.  Il  n'y 
en  a  pas. 

—  Au  fait! 

—  Ah!  je  voudrais  bien  qu'il  y  en  eût!  je  pour- 
rais... 

—  Au  fait  1 

—  Je  vous  l'ai  dit,  monseigneur.  Je  ne  puis  vous 
donner  que  trois  cents  louis  en  espèces.  Personne 
n'est  plus  accommodant  que  moi.  De  plus,  deux 
cent  cinquante  livres  de  suif  (belle  qualité),  que 
vous  trouverez  à  vendre  à  très-bon  prix;  de  plus 
un  chameau  ,  animal  fort  curieux  ,  que  les  histrions 
de  la  foire  payeront  son  pesant  d'or;  de  plus  une 
galerie  de  portraits  de  famille  qui  orneraient  fort 


bi"n  l'antichambre  du  château  de  monseigneur,  et 
dont  quelques-uns  sont  des  plus  grands  maîtres. 
Cela  seul  vaut  la  somme  entière. 

—  Et  puis?... 

—  Monseigneur,  comptons. 

—  Et  il  faut  que  je  te  fasse  un  billet  de  six  cents 
louis. 

—  Ah  !  ciel  !  j'aimerais  bien  mieux  vous  donner 
tout  en  espèces  ,  si  je  le  pouvais.  'Vous  gagnerez 
sur  moi. 

—  Sais-tu  qu'il  me  prend  envie  de  t'étrangler? 

—  Monseigneur,  balbutia  le  vieillard  en  trem- 
blant, je  ne  veux  pas  vous  forcer  la  main  ;  je  m'en 
vais... 

—  Non,  reste.  Garde  tes  guenilles  et  tes  bêtes, 
et  compte-moi  la  somme. 

Au  moment  où  le  vieillard  se  retirait  avec  une 
modération  de  marche  que  trahissait  l'empressement 
de  son  regard,  il  rencontra  dans  l'antichambre  un 
jeune  paysan  qu'il  soupçonna  fort ,  vu  sa  rougeur 
et  cerlain  bruit  entendu  ,  avoir  écouté  à  la  porte. 
L'usurier,  que  la  chose  ne  regardait  en  aucune  ma- 
nière, continua  son  chemin.  Quant  au  jeune  gars,  il 
se  présenta  devant  le  comte  avec  un  mélange  de 
timidité  et  de  résolution  qui  prévenait  tout  d'abord 
en  sa  faveur.  Ses  yeux  noirs  étaient  tristes;  ses 
joues  n'avaient  pas  perdu  toute  leur  fraîcheur  ni 
toute  la  grâce  de  leur  contour,  mais  elles  avaient 
été  touchées  par  la  souffrance,  semblables  à  une 
pêche  tombée  à  terre  et  meurtrie.  Il  paraissait  bien 
jeune ,  de  cet  âge  où  les  grâces  féminines  de  l'en- 


26  REVUE  PITTORESQUE 

fance  luttent  avec  les  formes  plus  arrêtées,  plus 
sévères  de  l'adolescence.  Il  était  vêtu  d'un  habit  gris 
et  propre. 

Le  paysan  remit  une  lettre  au  comte,  et  devint 
très-pàle. 

—  Que  me  veut  ce  jeune  drôle? 
Ce  mot  assez  brutal  parut  cependant  rassurer  le 

timide  jeune  homme. 

—  Il  me  semble,  continua  de  Langei,  que  votre 
figure  ne  m'est  point  tout  à  fait  inconnue. 

—  Ça  se  peut  bien,  monseigneur,  répondit  le  joli 
rustre;  cependant  vous  ne  m'avez  jamais  vu. 


Le  comte  ouvrit  la  lettre  et  s'écria  : 

—  Par  Cytlière!  je  ne  me  trompais  pas.  Le  frère 
de  Toinette...  ce  n'est  pas  étonnant.  Eh  bien,  vous 
demandez  du  service,  mon  enfant?  Je  n'aurais  pas 
de  place  à  vous  donner ^  que  j'en  créerais  une  par 
considération  pour  ma  bonne  Toinette.  Mais  juste- 
ment j'ai  besoin  d'un  valet  de  chambre ,  C€la  se 
trouve  à  merveille.  Et  l'on  vous  nomme?... 

—  Jacques. 

—  Vous  êtes  joli  garçon. 

—  Monseigneur,  cela  vous.plaît  à  dire. 
Jacques  était  passé  par  le  château  du  vieux  comie 

de  Langei  ;  il  apprit  à  son  jeune  maître  que  cet  oncle 
respectable  lui  avait  pardonné,  mais  ne  voulait  pas 
encore  le  revoir. 

—  Sais-tu  écrire  ?  demanda  le  comte  au  frère  de 
Toinette. 

—  Oui,  monseianeur. 


—  Alors,  assieds-toi  à  cette  table  et  écris.  Je  me 
ressens  d'une  petite  piqûre  d'épée  au  bras  droit... 

—  Miséricorde!  monsei;;neur,  vous  êtes  blessé  I 

—  Ce  n'est  rien,  mon  ami.  Cet  enfant  est  sen- 
sible, pensa  le  comte.  Écris... 

Mais  la  main  du  jeune  paysan  tremblait.  Enfin  il 
se  remit  de  son  trouble  et  put  tenir  la  plume. 

De  Langei  dicta: 

«  Mon  cher  de  Raynal. 

«1  Que  fais-tu  au  fond  de  ta  Touraine?  Arrive  donc 
au  plus  tôt.  Je  crois,  le  diable  me  pardonne  [il  faut 
le  ménager,  puisque  c'est  à  lui  que  nous  aurons 
affaire  un  jour),  je  crois,  dis-je ,  que  la  sotte  en- 
geance des  maris  va  dormir  tranquille  sur  l'oreiller 
conjugal  et  vertueux,  si  tu  ne  reviens  y  mettre  bon 
ordre.  Sans  toi ,  mon  très-cher,  nous  nous  soûlons 
comme  des  valets  ;  nous  ne  savons  plus  nous  griser. 

«  Tu  sais  que  tu  as  commencé  mon  éducation  : 
il  faut  la  finir.  Lorsque  je  débarquai  à  Paris,  pauvre 
ourson  effrayé  de  tout ,  au  moindre  mot  qu'on  me 
disait  fermant  les  yeux  et  ouvrant  la  bouche ,  c'est 
toi  qui  m'as  pris  dans  ma  sauvagerie.  Tu  m'as  fait 
ce  que  je  suis,  parole  d'honneur  !  Gloire  au  maître  ! 
Tu  te  souviens  que  madame  de  Bellefonds,  ma  bien- 
aimée  et  prude  marraine  ,  me  reçut  à  bras  ouverts, 
et  que  la  sensible  veuve  m'aida  à  faire  assez  bonne 
figure  dans  le  monde.  Même  il  fallut  payer  ces  bon- 
tés-là par  des  soins...  Entre  nous,  illustre  magister 
(il  n'y  a  pas  de'fatuité  à  cela) ,  je  crois  qu'elle  était 
jalouse  ,  la  respectable  dame.  Il  me  semble  même 
que  déjà,  avant  ton  exil  dans  ta  province  peu  civi- 
lisée, elle  me  faisait  assez  froide  raine.  Enfin,  un 
beau  jour ,  j'ai  jeté  mon  bonnet  par-dessus  les  mou- 
lins, ou,  pourm'expliquer  plus  catégoriquement,  j'ai 
chassé  Miouf,  son  chien  blanc  ,  de  mes  genoux  (c'é- 
tait sa  place  ) ,  j'ai  quitté  furtivement  son  hôtel, 
fermé  à  huit  heures  comme  un  couvent,  et  j'ai  repris 
ma  liberté.  Comment  je  fais?  mon  Dieu!  Grâce  à 
un  honnête  usurier  qui  me  vole  tant  qu'il  peut,  je 
même  un  train  de  prince.  Je  mange  en  herbe  (foin 
de  cette  comparaison  !  )  je  mange  en  beaux  et  bons 
louis  quelques  petits  coins  de  mon  héritage  ;  je  rogne 
ma  tartine.  Il  faut  bien  vivre.  A  propos,  mon  oncle 
ma  pardonné;  c'est  beau  ! 

«  Mais  parlons  de  choses  plus  intéressantes.  Il  te 
souvient  de  mademoiselle  de  Cessac.  Eh  bien  !  mon 
cher  ami,  j'ai  été  sur  le  point  de  l'épouser.  Eh  !  mon 
Dieu  oui!  Une  heure  de  plus,  et  il  aurait  fallu  dire 
sur  moi  un  liequiescat  in  pace;  j'étais  marié.  Cet 
enterrement...  je  veux  dire  ce  mariage,  a  manqué 
par  l'aventure  la  plus  bouffonne...  Je  te  conterai 
cela.  Mais  j'ai  à  me  venger  de  ce  marquis  de  Cessac, 
qui  est  bien  un  vieux  drôle...  Je  crois  que  la  petite 
m'aime;  moi  j'en  raffole,  etc.  n 

Suivaient  toutes  sortes  de  divagations  à  l'usage 
des  amoureux. 


La  lettre  écrite,  le  comte,  fatigué  d'une  nuit  de 
jeu  et  d'orgie,  ne  tarda  pas  à  se  retirer  dans  un  frais 
pavillon,  tapi  au  fond  du  parc,  et  là  il  s'endormit. 

Une  fois  seul ,  Jacques  s'assit  à  une  table  et  cacha 
sa  tète  dans  ses  mains.  Puis  il  se  releva  :  quelques 
grosses  larmes  coulaient  le  long  de  ses  joues.  Il  par- 
courut en  tous  sens  le  boudoir  ambré  de  son  maître, 
touchant  à  tout  avec  une  curiosité  enfantine  et  ce- 
pendant un  saint  respect.  Quand  son  étonnement 
prit  un  terme,  il  se  remit  à  pleurer.  ' 

Cependant  une  chaise  à  porteur  s'arrêta  sur  la 
route  du  Maine,  aux  premiers  tilleuls  de  l'avenue. 
Cette  chaise  était  de  louage,  ce  que  laissait  assez 
reconnaître  la  livrée  des  porteurs,  toute  galonnée  de 
laine  jaune.  Deux  femmes  en  descendirent.  L'une 
était  jeune  et  portait  un  capuchon  bouillonné,  à  re- 
flets changeants,  qui  lui  cachait  en  partie  le  visage; 
l'autre,  plus  âgée  et  sévèrement  mise,  paraissait 
être  sa  gouvernante. 

Elle  disait  à  sa  compagne  : 

—  Oh!  mademoiselle,  quelle  imprudence  vous 
commettez  ! 

—  Que  veux-tu,  répondit  la  jeune  fille,  je  l'aime. 

—  Un  joueur  ! 

—  Mais  comme  il  perd  noblement. 

—  Un  bravache  ! 

—  Qui  m'a  sauvé  la  vie. 

—  Un  fou  ! 

—  Les  sages  sont  si  ennuyeux. 

—  Un  libertin  ! 

—  Il  n'y  a  qu'un  libertin  pour  être  aimable. 
Me  crois-tu  assez  sotte  pour  aller  me  scandaliser 
d'un  regard ,  d'un  mot  adressé  à  une  autre  belle  '? 
Une  fleur  est  à  moi,  puis-je  empêcher  son  parfum  de 
se  répandre  ? 

—  Mais  l'aventure  de  l'autre  soir... 

—  Nervois  est  un  de  ces  niais  Don  Quichotte  tou- 
jours prosternés  aux  pieds  de  la  beauté,  tout  hom- 
mage, tout  flamme,  yeux  en  coulisse  et  bouche  en 
cœur,  rompant  des  lances  à  tout  propos,  chevalier 
servant...  à  nous  faire  rire. 

Et  ce  disant,  elles  arrivèrent  au  perron,  véritable 
amphithéâtre  de  fleurs,  et  pénétrèrent  sans  obstacle 
jusqu'au  cabinet  où  se  tenait  le  nouveau  valet  de 
chambre  du  comte. 

—  Monsieur  le  comte  de  Langei?  demanda  la  jeune 
fille,  non  sans  un  trouble  charmant. 

—  Il  vient  de  partir  pour  Paris  ,  mademoiselle  ; 
vous  auriez  même  pu  le  rencontrer  en  route. 

—  Mademoiselle  de  Cessac  (car  vous  avez  deviné 
que  c'était  elle)  faillit  briser  son  éventail  de  dépit. 
Cependant  son  beau  front  se  déplissa  ;  elle  jeta  une 
bourse  sur  la  table  en  disant  : 

—  Tiens,  enfant,  prends;  je  veux  causer  avec 
toi.  Le  comte  vient-il  souvent  ici? 

—  Il  V  demeure. 


TOINETTE.  27 

—  Seul  ? 
Jacques  ne  répondit  pas. 

—  Est-il  seul? 

—  Quand  il  ne  vient  pas  de  belles  dames  comme 
vous. 

—  Mais  est-ce  qu'il  en  vient  quelquefois? 

—  Jour  et  nuit,  dit  le  valet  de  chambre  d'un  air 
résolu. 

—  Il  est  effronté  comme  son  maître, pensa  la  dame. 
Et ,  dis-moi ,  sont-elles  belles? 

—  Oh!  oui. 

—  Et  moi  qui  le  coyais  blessé,  se  dit  la  jeune 
fille;  mais  voici  une  épée...  Il  s'est  battu  ce  matin. 

—  Oh!  mais  il  n'a  eu  qu'une  égratignure...  rien 
du  tout.  Cela  ne  l'a  pas^empêché,  tout  à  l'heure, 
d'écrire  une  longue  lettre. 


—  Ah  !  il  a  écrit  une  lettre!...  El  à  qui? 

—  Je  ne  sais  pas...  celle-là  il  l'a  portée  lui-même. 

—  C'en  est  trop  !  s'écria  la  jeune  fille  ;  donne-moi 
du  papier  et  de  l'encre... 

Et  elle  écrivit  un  mot  avec  une  rapidité  prodi- 
gieuse ,  le  plia  et  le  remit  au  valet  de  chambre  en 
lui  disant  : 

—  Pour  le  comte  aussitôt  qu'il  rentrera. 

La  jeune  fille  fit  un  geste  impératif  à  sa  gouver- 
nante ;  toutes  deux  sortirent,  traversèrent  l'avenue 
avec  précipitation  et  se  jetèrent  dans  leur  chaise,  qui 
disparut. 

Quand  le  comte  rentra  dans  son  boudoir,  Jacques 
lui  remit  le  billet,  en  lui  disant  que  la  jeune  fille 
qui  l'avait  écrit  était  accompagnée  d'une  espèce  de 
duègne.  La  vieille  n'avait  pas  voulu  permettre  qu'on 
allât  prévenir  M.  le  comte.  Le  billet  contenait  ce  peu 
de  mots  qu'il  lut  à  voix  haute  : 
«  Cher  comte , 

»  Je  vous  l'ai  promis ,  je  tiendrai  ma  parole.  Je 
ne  subirai  pas  plus  longtemps  l'odieuse  tyrannie 
d'un  père.  La  nuit  vient  de  bonne  heure  maintenant. 
A  neuf  heures  du  soir  je  passerai  dans  mon  carrosse, 
sur  la  route  du  Maine ,  pour  me  rendre  â  Arcueil,. 
chez  mon  ancienne  amie  de  couvent  mademoiselle  de 
Nervois.  Faites  masquer  vos  hommes.  Mon  cocher 
est  très-vieux,  et  mon  valet  très-jeune.  Ma  gou- 
vernante s'évanouira,  vous  pouvez  y  compter.  Ne 
leur  faites  pas  de  mal.  Surtout  n'oubliez  pas  de  dé- 
valiser mes  gens ,  que  cela  ait  un  peu  l'air  d'un 
coup  de  Cartouche.  A  ce  soir,  méchant. 

«  Julie  de  C...  » 

Pendant  la  lecture  de  ce  billet  fort  doux ,  Jacques 
rougit  et  pâlit  tour  à  tour.  Évidemment  il  ne  s'at- 
tendait pas  que  sa  déposition  contre  son  maître  dût 
produire  cet  effet. 

l'enlèvement. 

A  huit  heures,  un  splendide  souper  réunissait  au- 
tour d'une  table  chargée  de  girandoles  de  cristal  et 


REVUE  PITTORESQUE. 


de  vases  de  fleurs ,  tous  les  amis  du  comte ,  jeunes 
fous  comme  lui. 

Vers  la  fin  du  repas,  le  valet  de  chambre  qui 
servait  à  table  s'esquiva  sans  qu'on  s'en  aperçût. 

Eu  sortant  de  la  salle  du  souper,  Jacques  avait 
traversé  l'avenue  et  il  s'était  avancé,  sur  la  large 
chaussée,  déserte  et  sombre  à  cette  iieure.  Là  il 
s'était  couché  sur  le  sable  pour  écouter  s'il  n'enten- 
drait pas  le  roulement  lointain  d'un  carrosse.  Mais 
le  bruissement  du  vent  dans  l'herbe  et  le  sémisse- 
ment  des  grands  arbres  troublaient  seuls  le  silence. 

Jacques  resta  découragé,  écoutant  toujours  avec 
anxiété.  Enfin,  une  masse  noire  se  détacha  dans 
l'obscurité,  et  en  même  temps  on  entendit  le  sourd 
piétinement  des  chevaux  dans  le  sable  épais. 

Jacques  se  jeta  au-devant  du  carrosse  ,  et  s'écria 
d'une  voix  étranglée  : 

—  Au  nom  du  ciel!  arrêtez-vous...  On  en  veut  à 
vos  jours! 

Mais ,  soit  que  le  cocher  fût  à  moitié  endormi  ou 
qu'il  fût  sourd,  il  ne  tint  aucun  compte  de  cet  aver- 
tissement et  continua  sa  route. 

Bienlùt  assailli  par  le  comte  et  ses  amis,  il  n'op- 
posa aucune  résistance.  M.  de  Langei  ouvrit  la  por- 
tière et  vint  offrir  la  main  à  sa  dame ,  qui,  malgré 
la  nuit  noire ,  avait  mis  son  masque.  Disons  ici  que, 
depuis  quelque  temps,  la  mode  des  loups  était  pas- 
sée, et  que,  si  mademoiselle  de  Cessac  montra  deux 
fois  cette  fantaisie  de  grand'mére,  la  première,  ifest 
que,  sortant  de  maladie,  elle  craignait,  pour  sa 
beauté,  le  mauvais  air;  la  seconde,  c'est  que,  venant 
à  ce  rendez- vous ,  elle  craignait  pour  son  honneur, 
celte  autre  beauté. 

Et,  chemin  faisant,  le  jeune  bomme  adressait 
mille  galanteries  à  la  jeune  fille. 

Mais  mademoiselle  de  Cessac  ne  répondait  pas. 

En  montant  le  perron  ,  qu'illuminaient  les  lustres 
de  l'orgie,  le  comte  remarqua  deux  hommes,  ou 
plutôt  deux  ombres,  qui  disparurent  derrière  une 
charmille.  Il  crut  que  c'étaient  deux  convives,  et 
n'y  fit  autrement  attention. 

Cependant  les  amis  du  comte  retrouvèrent  un  peu 
de  leur  raison  ;  tous  étaient  curieux  de  voir  comment 
mademoiselle  de  Cessac,  si  fière  et  si  fantasque, 
supporterait,  dans  sa  position  délicate,  les  regards  de 
tant  de  jeunes  gens  ,  la  plupart  dédaignés  par  elle. 

La  jeune  fille,  enveloppée  dans  son  large  capu- 
chon, loin  de  paraître  déconcertée,  se  présenta  avec 
un  air  coquet  et  mutin.  Arrivée  sous  la  clarté  des 
bougies,  elle  prit  son  parti  en  brave.  Voyant  bien 
qu'elle  était  reconnue,  elle  ne  voulut  pas  jouer 
la  pruderie ,  et  elle  porta  sa  main  gantée  à  son 
masque  pour  le  détacher  ;  mais  les  cordons  tenaient. 
Elle  voulut  les  dénouer  et  ne  put  en  venir  à  bout. 
Alors  elle  prit  fort  résolument  un  couteau  et  les 
coupa. 


Le  masque  tomba. 

On  n'entendit  dans  toute  la  salle  qu'un  cri  d'hor- 
reur et  de  stupéfaction... 

Cette  femme  qu'on  venait  d'enlever...  c'était  Feroë, 
le  singe  favori^u  marquis  de  Cessac. 

En  ce  moment  un  coup  de  sifflet  particulier  se  fit 
entendre  du  milieu  de  l'avenue.  Feroé  releva  la  tête, 
bondit,  sauta,  sans  s'embarrasser  autrement  du 
décorum,  par-dessus  la  balustrade  de  fer  du  perron, 
ël  disparut  sous  les  tilleuls. 

Deux  secondes  après,  on  entendit  le  roulement 
d'un  carrosse  que  les  chevaux  emportaient  au 
galop. 

UNE  LETTBE  DU  NOTAIRE. 

Quinze  jours  après  ce  burlesque  enlèvement,  une 
femme  âgée  se  présenta  à  la  grille  du  château  du 
.Maine,  et  demanda  Jacques,  le  valet  de  chambre 
de  monseigneur,  à  qui  elle  remit  une  lettre  en  s'é- 
criant  ; 

—  Mais  êtes-vous  gentille  ainsi!  Vous  avez  l'air 
d'un  vrai  gamin!  Eh  bien!  ma  chère  enfant,  il  ne 
vous  est  rien  arrivé  de  fâcheux  l'autre  soir  ? 

—  Non  ,  ma  tanle  ,  répondit  le  valet  de  cham- 
bre ,  et  il  ouvrit  la  lettre  dont  la  suscription  était  : 

0  A  mademoiselle  Toinette  Musnier.  » 
Le  notaire  de***  lui  écrivait  que  M.  le  comte  de 
Langei  était  très-souffrant,  que  ses  dîners  ne  pas- 
saient plus;  qu'il  regrettait  beaucoup  sa  jeune  gou- 
vernante ,  et  la  redemandait  à  ton  t  instant  ;  qu'en 
ce  moment,  où  on  n'était  pas  sans  inquiétude  pour 
ses  jours,  on  regarderait  comme  très-heureux  qu'elle 
voulût  bien  revenir  vers  celui  qui  l'aimait  comme 
un  père,  si  toutefois  cette  parente  malade  qui  l'a- 
vait appelée  auprès  d'elle  n'avait  plus  besoin  de  ses 
soins. 

—  Tu  avais  donc  dit  que  j'étais  malade?  demanda 
la  dame  âgée. 

—  Eh!  mon  Dieu  oui,  ma  tante;  s'écria  Toinette 
avec  impatience. 

—  Ma  chère,  il  faut  y  prendre  garde ,  tu  deviens 
menteuse  comme  un  page.  Mère  du  Sauveur  1  c'est 
déjà  un  assez  gros  péché  que  de  prendre  ces  vilains 
habits  d'homme. 

Toineltc  avait  voulu  mener  les  événements,  et, 
comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas],  elle  avait 
été  menée  par  eux.  Aujourd'hui  elle  se  croyait  ar- 
rivée au  bonheur.  A  peine  un  pas  l'en  séparait; 
mais  entre  elle  et  ce  but  survenait  l'accident  im- 
prévu, quelque  chose  comme  la  terre  qui  se  fendrait, 
au  moment  où  on  baisserait  la  main  sur  une  fleur, 
et  qui  vous  opposerait  encore  tout  cet  éboulement  à 
traverser  pour  l'atteindre.  Le  comte  avait  été  indi- 
gnement joué  ;  elle  croyait  qua  la  colère  devait  avoir 
étouffé  l'amour.  Ame  forle  ,  elle  ne  soupçonnait  pas 
les  éternels  retours  et  les  lâches  pardons  des  cœurs 


TOINEÏTE. 

faibles.  Il  lui  semblait  qLie,iniaiHl  elle  ouvrirait  son 
rœur  pour  y  montrer  des  trésors  de  véritable  pas- 


sa 


sion ,  le  comte  ne  pourrait  manquer  de  se  laisser 
éblouir  et  entraîner  comme  un  homme  cupide  à  qui 
on  fait  voir  une  cassette  pleine  d'or.  Enfin  elle  espé- 
rait; l'amour  c'est  l'espoir.  Tout  à  coup  vint  cette 
lettre  qui  la  rappelait.  Placée  entre  sa  passion  et  son 
devoir,  elle  n'hésita  pas  :  elle  prit  congé  du  comte. 

Il  est  inutile  de  dire  comment  elle  fui  reçue.  Ses 
premières  paroles  furent  pour  demander  l'entier  par- 
don de  son  jeune  maître  qu'elle  obtint.  Elle  lui 
écrivit  donc  de  revenir  au  plus  tôt,  son  oncle  étant 
sérieusement  malade. 

EXPLICATIONS. 

Par  une  belle  après-midi, Toinette  sucrait  une  tasse 
de  lait  largement  étendue  d'eau ,  destinée  au  vieux 
comte  de  Langei ,  qui  ne  pouvait  plus  prendre  que 
celte  nourriture. 

Celui-ci  suivait  des  yeux  tous  les  mouvements  de 
la  gouvernante  et  poussait  de  gros  soupirs. 

Quand  Toinette  lui  présenta  ce  fade  mélange,  le 
regard  du  vieillard  s'alluma;  il  pril  le  bol  et  le 
précipita  avec  rage  sur  le  carreau  en  s'écriant  : 

—  Je  vois  ce  que  c'est.  On  veut  que  je  meure  de 
faim.  On  s'entend  avec  le  médecin,  à  qui  on  donnera 
bonne  part  de  mes  écus.  Ilum!  Mais  il  n'en  sera 
pas  ainsi.  Oui-da  !  Vous  nous  croyez  bien  sot.  Mar- 
ton  !  Marton!  servez-moi  à  souper.  L'appélit  nous 
est  revenu,  et  (faisant  un  salut  à  son  neveu  et  à 
Toinette),  s'il  vous  plaît,  mes  bons  amis,  je  vivrai 
encore  longtemps.  Ah!  ah!  hum! 

Toinette  fit  des'représentatious ,  se  fiîcha  ,  mais 
en  vain. 

Marton  se  tenait  toujours  prête  à  satisfaire  ces 
fantaisies  pantagruéliques  qui  revenaient  assez  sou- 
vent. Aussi  eut  elle  bientôt  apporté  un  filet  de  bœuf 
bien  lardé,  bien  paré ,  noyé  dans  le  madère  et  dans 
le  consommé,  flanqué  de  carcasses  de  perdreaux, 
de  bouquets  garnis,  relevé  de  poivre  et  de  muscade, 
arrosé, 'beurré,  dressé,  glacé;  c'était  appétissant. 
Le  vieillard  roula  de  gros  yeux,  s'arma  de  four- 
chette et  couteau  et  dévora. 

Quand  il  eut  englouti  la  moitié  de  ce  plat,  il  de- 
vint comme  à  l'ordinaire  cramoisi  ,  puis  violet ,  et 
alla  se  plonger  dans  une  bergère,  où  il  resta,  comme 
un  serpent  boa,  à  moitié  engourdi ,  à  moitié  en- 
dormi. 

C'était  la  première  fois,  depuis  leur  retour  au  châ- 
teau ,  que  le  comte  et  Toinette  se  trouvaient  à  peu 
près  seuls. 

—  Vraiment,  Toinette!  s'écria  le  jeune  homme  , 
sais-tu  que  tu  es  devenue  coquette,  et  que  je  mour- 
rais d'ennui  si  Ion  gai  visage  ne  m'illuminait  un  peu 
celle  sombre  demeure  ? 


Le  comte  venait  de  s'apercevoir  seulement  que 
Toinette  était  trcs-jolie  ;  et,  ne  sachant  à  quoi  passer 
le  temps,  il  lui  faisait  la  cour. 

Toinette  faillit  mourir  de  ravissement  à  cet  aveu 
attendu  depuis  si  longtemps  ;  et  relevant  sur  lui  ses 
yeux,  où  la  passion  chatoyait,  elle  lui  dil  d'une  voix 
tremblante  : 

—  Est-ce  vrai  que  vous  m'aimez? 

Le  comte  ne  croyait  pas  s'être  si  fort  avancé  ;  ce- 
pendant il  ne  recula  pas  el  protesta  de  son  amour. 

—  Ainsi  ,  dit  Toinette  ,  vous  m'aimez  !  Et  elle 
ajouta  ave.:,  une  petite  moue  mutine  : — Vous  ne  vous 
arrêterez  i)lus  dans  les  rues  pour  courtiser  les  pre- 
mières venues  ? 

—  Que  veux-lu  dire?...  balbutia  le  comte. 

—  Et  vous  me  promettez  de  ne  plus  penser  jamais 
à  cette  impertinente  demoiselle  qui  charge  un  vilain 
singe  de  ses  visites? 

—  Ah!  s'écria  le  jeune  homme,  voilà  qui  est  trop 
fort  !  Ou  ton  frère  esl  ici,  ou  il  l'a  écrit. 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  répondit  Toinette.  Moi  aussi, 
je  vous  aime,  conlinua-t-elle  en  baissant  les  yeux;  je 
vous  aime  ,  et  voilà  bien  longtemps  déjà  !  Je  ne  sais 
comment  cela  s'est  fait.  Vous  étiez  enfant,  avec  vos 
blonds  cheveux  qui  frisaient,  et  je  vous  aimais  d'un 
amour  de  mère.  Je  n'avais  que  douze  ans  pourtant  ; 
mais  élevée  dans  ce  vieux  château  si  noir  où  les 
jours  sont  si  longs,  si  longs  !  il  me  semblait  que  j'é- 
tais déjà  vieille.  Puis  vous  êtes  devenu  grand,  et 
vos  yeux  étaient  si  hardis,  monseigneur,  qu'on  ne 
pouvait  plus  vous  regarder  comme  autrefois.  Et 
comme  vous  deveniez  jeune  homme,  moi  je  redeve- 
nais jeune  fille.  Alors  je  compris  vaguement  que  je 
ne  pouvais  plus  jouer  le  rôle  protecteur  d'une  mère. 
Et  cependant  je  vous  aimais  toujours...  mais  c'était 
autrement. 

Cette  révélation  était  un  rayon  qui  mettait  en  lu- 
mière, pour  le  comte,  tout  le  passé,  et  lui  aidait  à 
comprendre  des  faits  jusqu'alors  restés  obscurs  ; 
mais  ce  rayon  ne  lui  réchauffait  pas  le  cœur. 

—  Écoutez ,  écoutez  encore.  Vers  ce  temps  vous 
êtes  parti  ;  moi,  je  ne  pouvais  p'us  vivre  ici.  Voyez- 
vous,  tout  restait  hérissé  de  votre  souvenir,  et  je  me 
déchirais  le  cœur  à  tout.  Je  trouvai  un  prétexte 
pour  partir.  Le  vieux  comte  pleura.  Moi,  il  y  avait 
longtemps  que  je  ne  pleurais  plus.  J'ai  une  parente 
âgée  à  Paris... 

Le  comte  l'interrompit  : 

—  Ne  demeure-t-elle  pas  quai  des  Céleslins  ? 

—  Oui,  monseigneur. 

—  Et  n'est-ce  pas  toi  que  je  rencontrai  par  un  soir 
de  brouillard? 

—  C'est  moi.  Le  lendemain  je  me  présentai  chez 
vous... 

—  C'est  assez.  Je  comprends  tout,  maintenant.  Et 


30 

il  ajouta  avec  une  froide  ironie  :  —  Certes,  tant  do 
dévouement  mériiait  tout  mon  amour. 

—  Oh!  répétez-moi  ces  mots  !  s'écria  la  pauvre 
Toinette  ;  vous  m'aimez  ? 

—  Vraiment;  en  pourrais-je  aimer  une  autre? 

—  Et  celte  demoiselle  de  Cessac?  ajouta  la  ja- 
louse jeune  fille. 

—  Je  n'y  ai  jamais  pensé  sérieusement.  Ne  te 
gardais-je  pas  mon  cœur? 

—  Ah  !  que  je  suis  heureuse  d'être  aimée  !  conti- 
nua Toinette.  Et  vous  m'avez  toujours  aimée  ainsi  ? 
Mon  Dieu  1  que  j'étais  folle  !  Je  me  tourmentais  ,  je 
pleurais  la  nuit...  Oh!  mais  maintenant  le  bonheur 
va  me  rendre  belle.  Et  moi  qui  croyais  que  vous 
l'aimiez ,  cette  demoiselle  de  Cessac  !  Aussi  quand 
elle  est  venue  au  château  ,  vous  savez ,  le  jour  où 
je  vous  ai  servi  de  secrétaire,  ah!  je  ne  vous  ai  pas 
épargné...  J'ai  parlé  de  belles,  de  visites  mystérieu- 
ses, de  tendres  missives.  Elle  piétinait,  elle  mordait 
son  éventail,  elle  se  pinçait  les  lèvres...  J'étais  con- 
tente. On  est  méchante  quand  on  aime.  Je  puis  bien 
vous  dire  tout  cela  maintenant... 

—  Et  qui  vous  a  dit  que  je  vous  aimais?  s'écria 
le  comte  dans  un  accès  de  fureur  qui  fit  venir  l'é- 
cume à  sa  bouche.  Qui  vous  a  dit  cela  ,  misérable 
folle?  Vous  êtes  venue  vous  jeter  sur  mon  passage; 
vous  avez  tout  brisé  dans  mon  avenir  et  dans  mon 
cœur.  Réputation,  fortune,  fiancée,  vous  m'avez  tout 
fait  perdre.  M'entendez-vous?  Ah  !  vraiment,  je  ne 
sais  qui  me  retient  !  Moi ,  vous  aimer  !  Pour  une 
servante,  vous  êtes  bien  hardie  ! 

A  ces  éclats  de  voix ,  le  vieillard  assoupi  se  ré- 
veilla et  demanda  ,  d'un  ton  bourru  ,  d'où  venait  ce 
bruit. 

—  C'est  monsieur  le  comte  qui  déclame ,  répondit 
Toinette  en  souriant.  Mais  après  ce  sourire ,  elle 
tomba  évanouie. 

LE   DERNIER    MOT    d'uN    C.0ITRM.4ND. 

Ce  soir-là ,  le  comte  de  Langei  fut  sérieusement 
malade.  Toinette  lui  remit  une  lettre  qui  parut  lui 
faire  une  impression  fatale. 

A  sept  heures  ,  il  demanda  un  verre  de  madère 
qu'on  lui  refusa.  Celte  contrariété  aggrava  beaucoup 
son  état,  d'ailleurs  fort  alarmant. 

Personne  ne  pouvait  pénétrer  dans  la  chambre,  si 
ce  n'est  Toinette  et  Marton.  Le  comte  se  présenta 
plusieurs  fois  et  fut  toujours  éconduit  avec  des  ex- 
clamations à  voix  basse,  des  regards  au  ciel  et  au- 
tres manifestations  de  circonstance. 

Cependant  le  jeune  homme  apprit  qu'un  vieillard 
étranger  et  fort  mal  vêtu  s'était  présenté  au  château, 
et  qu'on  l'avait  introduit  auprès  du  moribond. 

D'un  autre  côté,  le  notaire  et  le  curé  du  lieu  fu- 
rent aussi  admis  au  chevet  di>  vieux  comte. 


REVUE  PITTORESQUE. 

Vers  le  milieu  de  la  nuit,  un  coq  chanta;  un  autre 
coq  répondit  dans  le  lointain.  A  ce  bruit  le  malade 
se  réveilla  dun  profond  assoupissement  et  mur- 
mura :  —  Marton,  fais-moi  rôtir  un  poulet... 

Son  œil  se  rouvrit,  ses  narines  se  dilatèrent,  puis 
il  rendit  l'âme,  la  bouche  entr'ouverte ,  et  comme 


dans  l'attente. 

D0N.\TEUn  ET  LÉGATAIRE. 

Le  comte  pleura  la  mort  de  son  oncle,  mais  l'or 
dont  il  espérait  hériter  rayonnait  au  milieu  de  sa 
tristesse,  et  son  ciel,  tout  sombre  qu'il  fût,  avait  de 
joyeuses  éclaircies  de  soleil. 

A  vrai  dire,  le  comte  avait  eu  la  beauté  que  pro- 
duit la  jeunesse  du  corps,  mais  il  n'avait  jamais  eu 
la  bonté  que  produit  la  jeunesse  du  cœur. 

Il  était  égoïste. 

Quelques  jours  après  ce  triste  événement,  le  no- 
taire vint  en  cérémonie  au  château  pour  y  faire 
lecture  du  testament. 

Depuis  qu'il  était  devenu  le  maître,  le  comte  était 
devenu  très-altier;  comme  on  porterait  une  main 
brutale  sur  un  endroit  douloureux  ,  son  regard  ,  dur 
et  plein  de  reproches,  s'appuyait  (si  je  puis  le  dire) 
sur  le  cœur  sensible  de  Toinette.  Les  convenances 
ne  permettaient  pas  que  ses  lèvres  prononçassent 
des  paroles  de  renvoi,  mais  son  visage  les  exprimait 
assez. 

Le  notaire  ouvrit  donc  le  testament  et  lut . 

Il  Je  donne  et  lègue  tous  mes  biens  à  ma  fidèle 
gouvernante  Toinette  Musnier,  commensale  de  ma 
maison ,  en  récompense  de  ses  bous  et  loyaux  ser- 
vices. 

«  Sauf  toutefois  à  prendre  sur  cesdits  dons  et  legs  : 
«  l"  Une  pension  de  six  cents  livres ,  annuelle  et 
viagère,  à  servir  à  Marton  Leyron ,  domestique  et 
commensale  de  ma  maison  ; 

«  2°  Une  pension  de  mille  livres  dont  la  rente  sera 
faite  pendant  cent  ans,  à  dater  du  jour  de  mon  dé- 
cès, par  madite  Toinette  ou  ses  héritiers,  à  l'hôpital 
de*'*  pour  fondation  de  deux  lits  destinés  à  mon 
neveu  le  comte  de  Langei  et  à  son  ami  le  vicomte 
de  Raynal,  afin  qu'ils  aient,  sur  leurs  vieux  jours, 
un  asile  que  la  débauche  et  les  usuriers  ne  leur 
laisseraient  pas.  Dieu  les  garde  !  » 

Chaque  mot  de  cet  étrange  testament  tomba 
comme  une  goutte  de  plomb  fondu  sur  le  cœur  du 
comte.  Le  notaire  n'avait  pas  fini  sa  lecture  qu'il 
se  jeta  sur  ce  fatal  écrit  et  voulut  le  mettre  en  piè- 
ces; mais  le  parchemin  résista.  Le  notaire  se  con- 
tenta de  lui  dire  : 

—  Monseigneur,  ce  testament  est  fait  en  double 
expédition. 

Le  comte  ,  qui  se  contenait  à  peine  ,  semblait 
chercher  autour  de  lui  une  victime  à  sa  rage,  lorsque 


TOINETTE. 


31 


ses  yeux  tombèrent  sur  une  lettre  dont  il  crut  re- 
connaître l'écriture:  il  s'en  empara. 

Cette  lettre  était  du  vicomte  de  Raynal  et  com- 
mençait ainsi  : 

"  Eh  bien  !  cher  comte,  tu  nous  avais  promis  d'ex- 
pédier plus  letton  oncle.  Il  parait  que  le  vieux  ladre 
ne  veut  pas  mourir.  Mon  ami ,  il  faut  abandonner 
Ion  projet  de  le  mettre  dans  de  violentes  colores, 
ce  que  tu  appelles  si  plaisamment  le  passer  au  bleu 
(moyen  fort  joli  d'abréger  ses  jours) ,  attendu  que 
le  bonhomme  pourrait  bien  changer  quelipies  mots 
à  son  testament.  Mais,  à  la  rigueur,  tu  peux  ne  lui 
ménager  aucun  autre  genre  de  commotions  vio- 
lentes. Entre  autres  expédients,  je  te  recommande 
de  faire  venir  de  Paris  une  dinde  aux  truffes  ;  il  n'y 
résistera  pas.  Ah!  mon  brave,  songes-y,  cette  be- 
daine plus  ou  moins  maussade,  c'est  une  cassette  ! 
etc.,  etc.,  etc.  » 
Tout  le  reste  de  la  lettre  était  dans  ce  goût. 
Quand  le  comte  eut  pris  connaissance  de  cette 
scandaleuse  plaisanterie,  il  releva  la  tète  et  rencon- 
tra les  regards  noirs  et  profonds  de  la  gouvernanle  ; 
il  comprit  tout. 

En  effet,  volontairement  ou  involontairement,  l'a- 
dresse étant  la  même  pour  tous  les  deux  ,  Toinette 
avait  remis  au  donateur  une  lettre  destinée  au  lé- 
gataire. 

FENÊTRE  OUVERTE. 

Pendant  quinze  jours,  le  comto  et  Toinette,  qui 
habitaient  chacun  une  aile  opposée  du  vieux  châ- 
teau, ne  se  rencontrèrent  pas,  soit  qu'ils  s'enten- 
dissent pour  s'éviter ,  soit  que  le  hasard,  ce  grand 
chef  de  la  mise  en  scène  ici-bas,  voulût  bien  s'en 
mêler. 

Cependant  le  comte  sortait,  à  ce  qu'assurait  Mar- 
ton.  Diverses  particularités  laissaient  mémo  à  penser 
qu'il  avait  été  à  Paris.  Le  vieillard  ,  que  Toinette 
avait  introduit  auprès  du  comte  de  Langei  mourant, 
était  revenu  au  château. 

Ce  vieillard,  c'était  l'usurier.  Il  avait  servi  de  té- 
moin à  charge  dans  l'affaire  du  testament. 

Comment,  après  une  entrevue  à  faire  trembler 
les  vitres ,  le  comte  était  parvenu  à  l'apaiser ,  c'est 
ce  qu'on  n'a  jamais  pu  savoir.  Toujours  est-il,  qu'en 
partant,  le  grippe-denier  avait  contracté  sa  face 
sordide  do  manière  à  figurer  un  sourire. 

Quelle  promesse  emportait-il  donc  pour  faire  pa- 
reille grimace  de  joie,  les  mains  vides? 

Tout  le  jour  Toinette  luttait  contre  une  horrible 
incertitude ,  dont  son  cœur  était  tourmenté  comme 
la  dernière  feuille  d'un  arbre  l'est  par  la  brise 
d'hiver. 

Pendant  de  longues  heures  ,  elle  restait  le  corps 
ployé  en  deux  sur  la  rampe  brodée  de  l'escalier  ; 
les  yeux  fixes,  la  poitrine  oppressée  ,  elle  écoutait. 


Quand  la  nuit  venait,  elle  rentrait  et  se  disait  :  C'est 
demain  qu'il  viendra. 

Un  soir,  l'orage  qui  allait  fondre  sur  la  terre  cou- 
rait et  fouettait  de  ses  grandes  ailes  les  arbres  du 
parc.  Les  fenêtres  du  château  battaient  le  mur  et 
les  branches  de  lierre  arrachées  se  tordaient  de  dés- 
espoir. 

Toinette  était  dans  le  parc.  La  nuit  venue,  c'est 
■là  qu'elle  allait  d'ordinaire  ,  et  cachée  derrière  les 
sombres  pyramides  des  ifs  ,  elle  cherchait  à  deviner 
le  sens  des  lumières  qui  couraient  sur  la  sombre 
façade  du  château  ,  et  jetaient  sur  les  parterres  le 
damier  éblouissant  des  vitres. 

Le  vent  qui  hennissait  et  piétinait  dans  le  sable 
comme  un  cheval  ailé,  le  soulevant  en  nuages  épais, 
apporta  aux  pieds  de  Toinette  un  papier  déchiré  et 
lavé  par  la  pluie,  où ,  dans  un  nuage  violet  produit 
par  l'encre  déteinte,  on  lisait  encore  quelques  mots. 
C'était  un  fragment  d'une  lettre. 
Toinette  l'emporta  comme  un  trésor ,  et  courut  à 
sa  chambrette  où  elle  essaya  de  réunir  ces  membres 
de  phrase  écartclés. 
Voici  ce  qu'elle  lut  : 

«  héritage is  ce  que  je  t'ai  dit,  tu 

réussi elle  t'aime.  » 

Ainsi  qu'on  passe  devant  la  lumière  les  mois  invi- 
sibles tracés  par  l'encre  sympathique,  Toinette  passa 
devant  la  lueur  de  son  espérance  cette  lettre  effa- 
cée, et  elle  eut  bientôt  trouvé  un  sens  à  ce  qu'elle 
ne  pouvait  pas  lire. 

L'écriture,  autant  qu'on  en  pouvait  juger,  était 
celle  du  vicomte  de  Raynal. 

Voici  comment  Toinette,  se  bâtissant  tout  un  bel 
avenir  avec  quelques  débris  d'une  phrase,  interpréta 
ces  mots  isolés  ; 

«...  Avant  tout ,  il  faut  rentrer  en  possession  de 
ton  héritage...  Fais  ce  que  je  t'ai  dit,  tu  réussiras... 
Épouse  Toinette...  elle  t'aime  l  » 

En  vérité ,  c'était  à  peu  près  cela  ,  pas  tout  à  fait 
cependant;  car  le  vicomte  de  Raynal  se  fût  pendu 
plutôt  que  de  donner  un  conseil  aussi  vertueux. 

Il  proposait  tout  simplement  à  son  digne  ami  de 
feindre  un  violent  amour  pour  Toinette,  de  lui  faire 
espérer  le  mariage.  Le  moment  venu ,  c'est  alors 
qu'il  serait  bon  de  soulever  des  forêts  de  considéra- 
lions  farouches,  des  montagnes  de  délicatesse  à  ren- 
contre du  bonheur  attendu;  par  exemple,  affirmer 
que  le  monde  ne  verrait  dans  ce  mariage,  de  la  part 
du  comte,  que  le  désir  de  rentrer  en  possession  de 
l'héritage,  etc.,  elc.  Toinette,  aveuglée  par  la  pas- 
sion, ne  manquerait  pas  de  faire  donation  préalable 
de  tous  ses  biens  au  comte,  après  quoi  on  lui  offri- 
rait, par  forme  de  compensation,  une  place  de  femme 
de  chambre  auprès  de  mademoiselle  de  Cessac,  de- 
venue comtesse  de  Langei ,  à  qui  le  elle  t'aime  se 
rapportait. 


32 


REVUE  PITTORESQUE. 


C'était  assez  bien  combiné  ;  mais  Toinette  nf 
manquait  pas  d'esprit ,  et  le  comte  doutait  fort  de 
pouvoir  lui  fermer  les  yeux,  fût-ce  même  par  un 
baiser. 

Cependant  un  soir  Marlon  remit  à  la  jeune  fdie 
un  billet  du  comte.  M.  de  Langei  la  priait  de  vou- 
loir bien  passer  à  son  cabinet,  où  il  avait  à  lui  par- 
ler d'affaires. 

Le  cœur  troublé,- étourdi  par  l'espoir  qui  brillait 
pour  elle,  comme  un  papillon  l'est  par  la  lumière, 
Toinette  descendit  en  toute  hâte  ;  deux  fois  elle  fui 
obligée  de  s'appuyer  contre  le  mur  ;  choses  et  pen- 
sées, tout  tournait  autour  d'elle  et  jetait  une  étincelle 
en  passant.  Arrivée  ,  elle  n'eût  pu  dire  le  chemin 
qu'elle  avait  pris. 

Le  cabinet  du  comte  de  Langei  était  au  premier, 
sur  une  des  ailes  du  château  ;  il  était  éclairé  par  une 
haute  fenêtre  qui  s'ouvrait  sur  la  vallée. 

Il  vous  souvient  que  le  manoir  des  seigneurs  de 
Langei  avait  été  fortifié  :  aussi,  de  ce  côté,  il  avait 
pour  ceinture  un  fossé  large  et  très-profond  ,  tout 
jonché  de  pierres  moussues  que  le  temps  avait 
détachées  des  escarpes. 

Quand  Toinette  entra  ,  le  comte  la  fit  asseoir  et 
lui  dit  d'un  ton  froid  : 

^-  Ce  château  est  le  vôtre  .. 

La  jeune  fille  balbutia  quelques  mois,  mais  M.  de 
Langei  continua  : 

—  Ce  château  est  le  vôlre,  et  bien  le  vôIre;  il 
vous  a  coûté  assez  cher.  Je  devrais  déjà,  mademoi- 
selle ,  l'avoir  quitté  ;  mais  je  n'ai  pu.  Je  vous  serai 
obligé  de  fixer  le  taux  du  loyer  ;  je  vous  remettrai, 
avant  de  partir,  ce  que  je  puis  vous  devoir  pour  les 
quinze  jours  que  j'ai  passés  ici. 

Les  lèvres  du  comte  étaient  bleues  et  frémissan- 
tes ,  et  sa  voix  tremblait. 

—  Monseigneur,  répondit  Toinette,  cachant  sous 
un  horrible  sourire  la  blessure  glacée  que  ces  paroles 
portaient  à  son  cœur,  je  suis  fâchée,  en  vérité,  de 
ne  pas  conserver  un  aussi  bon  locataire. 

—  Eh  bien  !  mademoi;elle,  dit  le  corale,  aujour- 
d'hui je  suis  encore  chez  moi  et  je  n'ai  plus  rien  à 
vous  dire. 

Toinette  se  leva.  Des  larmes  roulaient  dans  ses 
yeux  ;  la  rougeur  de  la  honte  et  du  dépit  frappait 
ses  joues  ;  elle  marcha  d'un  pas  rapide  vers  la  porte  ; 
là  elle  se  retourna  et  jeta  derrière  elle  un  regard 
déchirant,  le  dernier  regard  du  naufragé  dont  la  tète 
s'enfonce  dans  l'eau. 

Le  comte  était  debout,  pâle,  les  cheveux  hérissés, 
ivre  d'hésitation.  L'incertitude  cessa.  En  trois  pas 
il  fut  auprès  de  Toinette,  lui  prit  le  bras  avec  fureur, 
et  l'entraîna  près  de  la  fenêtre  en  s'écriant  d'une 
voix  étranglée  : 

—  Je  ne  puis  vous  laisser  partir  ainsi.  Écoutez- 
moi  !...  Voilà  dix  ans  bientôt  que  vous  jouez  la  co- 


médie :  il  me  prend  fantaisie  ,  pendant  que  je  vous 
tiens  là  ,  de  vous  dire  en  face  ce  que  je  pense  de  la 
pièce  et  du  rôle  que  vous  y  avez  joué.  Je  veux  vous 
traîner  encore  un  peu  dans  cette  fange  que  vous 
avez  traversée;  vous  pourrez  ensuite  vous  couvrir 
de  diamants,  si  bon  vous  semble  I  Vous  avez  d'abord 
feint  pour  moi  l'amour  d'une  mère,  et  vous  vous 
êtes  cachée  dans  votre  hypocrisie  ,  comme  une 
araignée  dans  l'angle  d'un  mur.  Puis ,  il  vous  a 
semblé  que  l'amour  filial  ne  me  mettait  pas  assez  a 
[lortée  de  votre  hideux  réseau  ;  vous  me  vouliez 
|)lus  séduit,  plus  aveugle,  plus  retenu,  et  vous  m'a- 
vez ouvert  des  bras  qui  n'étaient  plus  les  bras  d'une 
mère.  Ah!  ne  cherchez  pas  à  m'échapper;  vous 
m'entendrez  jusqu'à  la  fin.  Je  vous  quittai  cepen- 
dant ,  alors  rien  ne  vous  a  coûté.  Vous  êtes  venue 
me  demander  asile  et  me  tendre  cette  main  qui  devait 
me  voler  1  Puis,  vous  êtes  partie  torturer  un  vieillard 
que  tenait  l'agonie  !  Il  demandait  des  prières,  et  vous 
lui  criiez  à  l'oreille  vos  calomnies  I...  Et  ne  disiez- 
vous  pas  que  vous  m'aimiez  ! 

—  Oh  I  oui,  je  vous  aime,  et  vous  le  savez  bien. 
Dites-moi  que  je  suis  une  folle,  une  misérable,  que 
je  vous  ai  volé  votre  bien,  monseigneur,  mais  ne  me 
dites  point  que  je  ne  vous  aime  pas.  Mon  Dieu  !  est- 
ce  que  je  savais  ce  que  je  faisais  ,  moi  !  Je  vous 
aurais  tué  plutôt  que  de  vous  voir  aux  genoux  de 
cette  autre  femme!  Oh  !  oui,  je  vous  aime... 

—  Ah  !  que  ne  puis-je  le  croire  !  murmura  le 
comte  comme  involontairement. 

Il  se  rappelait  les  leçons  du  vicomte  de  Raynal. 

—  Qu'avez-vous  dit?  s'écria  Toinette.  Oh  !  répé- 
tez-moi ce  mot  !  Est-ce  vrai  que  vous  tenez  à  croire 
à  cet  amour  ?  Est-ce  vrai  que  vous  ne  me  repoussez 
pas  du  pied  ?  Est-ce  vrai  que  vous  avez  intérêt  à  ce 
qui  se  passe  dans  ce  cœur  qui  ne  bat  que  pour  vous  ? 
Oh  !  regardez-moi ,  répondez-moi ,  parlez  !  ne  plai- 
santez-vous pas,  monseigneur?  Ce  serait  horrible. 
Vous  m'avez  déjà  une  fois  déchiré  le  cœur  avec  vos 
regards  passionnés.  Déjà  une  fois  j'ai  cru  que  vos 
bras  m'enlaçaient ,  et  quand  je  me  suis  retournée, 
je  n'ai  plus  vu  que  le  serpent  de  votre  raillerie! 
Monseigneur  ,  prenez  pitié  d'une  malheureuse 
femme  ! 

—  Oui,  je  voudrais  croire  à  votre  amour,  le  seul 
qui  me  serait  resté  fidèle... 

—  Et  l'autre?  s'écria  Toinette  avec  un  regard 
plein  d'éclairs  et  d'ombres,  de  bonheur  et  d'anxiété. 

—  L'autre...  elle  aimait  l'argent  comme  vous! 
Oh!  vous  étiez  bien  rivales!  et  encore  elle  a  été 
moins  lâche  et  moins  cruelle  que  vous  I 

—  Ne  dites  pas  cela,  si  vous  ne  voulez  point  que  je 
meure.  Je  vous  aime  comme  nulle  ne  vous  a  jamais 
aimé...  ou  plutôt,  non,  vous  avez  dit  vrai ,  je  vous 
étaisinfidèle,  j'allais  vous  quitter,  monseigneur  ;  une 


TOINETTE. 

et  voici  quel  étaii  mon 


33 


autre  couche  m'attendait 
anneau  de  fiançailles. 

Toinelle  ôta  de  son  doigt  une  bague  à  chaton 
dont  elle  fit  jouer  le  ressort  ;  elle  contenait  une  pou- 
dre blanchâtre. 

—  Du  poison  !  s'écria  le  comte. 

—  Et  voici  quel  était  mon  contrat. 

La  jeune  fille  sortit  de  sa  gorgerette  un  parche- 
min plié  en  quatre  ;  c'était  le  testament  du  vieux 
comte  de  Langei.  Sur  le  verso  ces  lignes  étaient 
tracées  : 

«  Que  nul  ne  soil  accusé  de  ma  mort  ;  je  suis  seule 
coupable.  Je  lègue  tous  mes  biens  à  M.  le  comte  de 
Langei. 

dToinette  MusNiEn.i) 

Le  comle  était  tremblant  et  baissait  les  yeux.  Ce 
parchemin  semblait  être  trop  lourd  pour  ses  doigts, 
car  il  le  laissa  tomber  sur  la  table  ,  où  Toinelte  le 
reprit.  Inquiet,  trébuchant,  égaré,  M.  de  Langei  fit 
quelques  pas  d'un  air  agité  et  s'arrêta  brusquement. 
Il  se  trouvait  près  delà  fenêtre  ;  sa  télé  était  étreinte 
comme  dans  un  étau  de  feu  ,  et  la  pensée  le  prit  de 
venir  s'appuyer  au  balcon  où  la  brise  jetait  quel- 
ques bouffées.  Mais  la  rampe  de  ce  balcon,  argentée 
par  les  dou.x  rayons  de  la  lune,  semblait  plutôt  avoir 
été  blanchie  dans  un  brasier,  car  le  comte,  en  la 
touchant,  bondit  comme  s'il  s'était  brûlé.  Il  rentra. 
La  livide  clarté  des  nuits,  qui  se  glissait  obliquement 
dans  la  chambre ,  le  poursuivait;  un  moment  ses 
yeux  furent  hagards,  et  il  voulut  secouer  cette  blan- 
cheur qui  l'entourait,  comme  s'il  eût  fait  d'un  lin- 
ceul. Alors  il  revint  dans  l'ombre  ;  il  s'y  trouvait 
mieux.  Et  cependant  sa  respiration  était  haletante; 
on  eût  dit  qu'il  luttait  avec  un  esprit  invisible  plus 
fort  que  lui.  Enfin  il  se  calma,  et  reprenant  ce  sou- 
rire étrange  qu'il  avait  eu  pendant  toute  la  soirée, 
il  releva  les  yeux  sur  Toinelte. 

La  jeune  fille ,  réfugiée  à  l'un  des  angles  de  la 
chambre,  était  à  genoux  et  priait  avec  ferveur.  Sur 
son  visage  brun  coulaient  les  perles  de  ses  larmes, 
qu'on  eût  dit  les  grains  d'un  douloureux  chapelet,  et 
lés  soupirs  qui  entremêlaient  sa  prière  étaient  comme 
des  ailes  qui  la  portaient  au  ciel. 

Le  comte  s'avança  vers  elle  et  lui  prit  la  main. 
Toinelte  fît  un  mouvement  de  terreur,  tant  le  regard 
de  cet  homme  était  fixe,  résolu,  profond;  cependant 
elle  se  releva. 

—  Tu  m'aimes  vérilablement,  dit  M.  de  Langei; 
laisse-moi  cet  anneau  ,  je  veux  le  garder.  Eh  quoi! 
tu  voulais  mourir!  oh!  je  t'aimerai!  .l'oublierai 
l'autre  qui  m'a  oublié!  Mais  il  faut  attendre  encore 
que  tout  soit  anéanti  do  ce  qui  reste  dans  mon  cœur 
de  ce  fatal  amour!  Je  ne  veux  pas  qu'il  y  ait  une 
Heur  fanée  à  côté  de  celle  que  je  te  réserve,  et  dont 
le  parfum  sera  tout  pour  toi! 

—  Oh  !  je  veux  vivre  maintenant,  s'écria  la  jeune 

T.   IV. 


fille.  Je  redeviendrai  belle,  car  les  larmes  brûlent  le 
teint  ..  et  j'ai  bien  pleuré  I 

—  Viens  t'asseoir  là,  près  de  moi. 

—  Non,  monsieur,  plutôt  sur  ce  balcon. 

Car  cette  jeune  fille,  jusqu'à  présent  hardie  parce 
qu'elle  élaitdédaignée,  retrouvait,  maintenant  qu'elle 
était  aimée,  tojtes  les  charmantes  et  naïves  alarmes 
de  la  modestie;  elle  craignait  l'ombre... 

—  Restons  là,  s'écria  le  comte  avec  colère. 

—  Je  vous  disais  donc,  monseigneur,  continua  la 
jeune  fille,  que  je  voulais  vivre  pour  vous  aimer. 

Et  les  regards  du  comte  brillaient  étrangement. 

—  Mais  voyez ,  ajouta  la  pauvre  femme  toute 
troublée,  comme  cette  nuit  est  belle!  Ne  sentez- 
vous  pas  le  parfum  des  lilas  et  des  branches  verlcs 
coupées  aujourd'hui  par  les  élagueurs?  Écoulez... 
C'est  le  chant  du  rossignol  !  Toutes  ces  chose:  sont 
nouvelles  pour  moi,  car  l'amour  repoussé,  c'est  comme 
un  crêpe  noir  dont  on  serait  enveloppée...  Monsei- 
gneur, venez  donc  à  celte  fenêtre... 

Et  Toinette  monta  la  première  sur  le  balcon,  le 
comte  la  suivit. 

—  Qu'est  ceci?  s'écria  monseigneur  de  Langei 
d'une  voix  altérée.  Celle  procession  d'hommes  noirs 
dans  le  parc?...  Regardez... 

—  Ah  !  monseigneur,  dit  Toinette  en  riant,  c'est 
la  rangée  des  ifs  taillés  que  l'ombre  d'im  nuage 

Juyant  sur  la  lune  semble  rendre  mobiles.  A  quoi 
pensez-vous? 

—  Je  ne  sais,  répondit  le  comle  d'un  air  dislrail. 
Toinelle,  je  t'aime! 

—  Hélas!  qui  m'eût  dit  que  tant  de  bonheur  se- 
rait pour  moi? 

—  Toinette  ,  je  l'aime  !  répéta  le  comte  avec 
énergie.  » 

—  Ah!  monseigneur,  laissez-moi. 

—  Non.  Je  veux  te  presser  dans  mes  bras. 

—  Monseigneur,  ne  me  poussez  pas  tant,  ce  bal- 
con est  si  bas. 

—  Toinette  !  !  1 

—  Prenez  garde!  Je  pourrais  tomber 

Le  lendemain,  on  retira  du  fossé  qui  régnait  au- 
dessous  de  la  fenêtre  du  comle  le  corps  d'une  femme. 
On  reconnut  Toinette.  Il  fut  trouvé  dans  ses  vête- 
ments un  parchemin  pu  la  gouvernante  déclarait 
qu'elle-même  s'était  donné  la  mort,  et  où  elle  insti- 
tuait M.  de  Langei  son  héritier. 

Mademoiselle  de  Cessac  n'était  pas  mariée.  Ce- 
pendant celui-ci ,  maître  d'une  belle  fortune ,  ne 
chercha  pas  à  la  revoir. 

Il  continua  de  vivre  au  château  et  ne  reçut  jamais 
aucun  hôte.  L'herbe  crût  en  liberté  dans  les  cours, 
effaça  les  parterres,  envahit  les  allées.  Les  marron- 
niers, les  ifs  et  les  charmilles  croisèrent  échevelés 
les  branches  vagabondes  que  la  serpe  ne  corrigea 

3 


34 


REVUE  PITTORESQUE. 


plus.  La  dévastation  mordit  à  tous  les  coins  le  vieil 
édifice  ,  dont  le  loit  s'effondrait  et  dont  les  murs 
étaient  lézardés.  Le  lierre ,  qui  croissait  toujours, 
entrait  par  ces  fentes  jusque  dans  les  chambres,  d'où 
il  ressortait,  faute  d'air. 

Le  comte  ne  quitta  pas  sa  chambre  ,  où  personne 
n'entra  tant  qu'il  vécut.  Marton  préparait  pour  lui 
quelques  aliments  fort  simples  qu'elle  venait  dépo- 
ser à  peu  de  dislance  de  sa  porte;  le  comte  allait 
les  chercher,  quand  aucun  bruit  ne  se  faisait  plus 
entendre. 

Dix  ans  se  passèrent  ainsi.  Un  matin ,  comme 
Marton  vit  que  les  plats  de  la  veille  n'avaient  pas 
été  touchés  ,  elle  vint  frapper  à  la  porte  du  comte. 
On  ne  répondit  pas.  La  vieille  servante  prit  l'alarme 
et  s'en  alla  quérir  quelques  gens  du  village. 

Quand  on  eut  enfoncé  la  porte,  on  fut  obligé  de 
déchirer,  comme  un  grand  voile,  d'immenses  toiles 
d'araimées  tendues  en  travers  de  la  chambre ,  se 


rattachant  l'une  à  l'autre  ,  se  croisant ,  s'enchevè- 
Irant,  s'emmaillant.  Un  seul  endroit  était  resté  libre  ; 
c'était  une  espèce  de  chemin ,  de  trouée  entre  la  fe- 
nêtre, dont  les  vitres  étaient  encroûtées  de  poussière, 
et  le  lit  !  le  lit ,  qui  lui-même  était  envahi  par  un 
baldaquin  de  toiles  que  les  insectes  laissaient  pendre 
à  deux  pieds  à  peine  au-dessus  des  matelas  en  lam- 
beaux vomissant  leur  paille  poudreuse. 

Quant  aux  autres  meubles,  on  en  soupçonnait  la 
forme  sous  une  autre  sorte  de  pétrification  gr  isàtre  ; 
et  c'était  tout. 

Le  comte  était  étendu  à  terre,  a  moitié  nu.  On 
voyait  briller  sur  sa  barbe  sale  et  épaisse  un  anneau 
d'or  qu'il  tenait  dans  sa  bouche:  c'était  la  bague  de 
Toinette. 

M.  de  Langei  avait  cessé  de  vivre  depuis  quelques 
heures.  Il  était  mort  d'amour  pour  Toinette  ,  qu'il 
avait  tuée. 

WiLHEM   TÉMNT. 


PORTEFEUILLE  D'UN  CERF. 


Je  suis  né  de  parents  peu  fortunés,  mais  de  liaute 
futaie.  Mon  père,  qui  m'aimait  tendrement,  fit  les 
plus  grands  sacrifices  pour  mon  éducation;  j'en  pro- 
fitai si  bien  qu'à  sept  ans  je  passais  généralement 
pour  l'un  des  animaux  les  plus  accomplis  de  la  fo- 
rêt de  Compiègne.  Un  de  mes  voisins,  vieux  cerf  dix- 
cors,  qui  m'avait  pris  en  affection,  me  présenta 
dans  le  monde.  Je  puis  dire  sans  vanité  que  j'y  ob- 
tins quelques  succès.  A  la  vérité,  l'empressement  et 
les  égards  dont  je  fus  l'objet  tenaient  en  partie  à 
une  circonstance  dont  je  n'ai  été  instruit  que  beau- 
coup plus  tard,  mais  que  ma  franchise  me  fait  un 
devoir  de  révéler.  Mon  généreux  protecteur  était,  à 
l'époque  dont  je  parle,  un  ricbe  célibataire;  il  s'é- 
tait brouillé  depuis  longtemps  avec  sa  famille,  pour 
des  raisons  que  je  n'ai  jamais  bien  approfondies, 
mais  qui ,  selon  toute  apparence ,  n'étaient  pas 
étrangères  à  la  politique.  L'habitude  de  nous  voir 
constamment  ensemble  avait  convaincu  nos  amis 
que  j'étais  son  fils  naturel,  et  l'on  prisait  moins  en 
moi  le  jeune  faon  d'esprit  et  de  bonnes  manières 


que  l'héritier  présomptif  d'un  beau  domaine.  Si  j'a- 
vais été  le  fruit  malheureux  et  abandonné  d'un 
amour  coupable,  on  m'aurait  reproché  comme  une 
tache  cette  naissance  illégitime  qui  devenait  un  litre 
à  la  faveur  générale ,  grâce  à  la  richesse  de  mon 
père  putatif.  Le  monde  animal  est  ainsi  fait.  Cette 
erreur,  qui  se  prolongea  pendant  plusieurs  années,' 
durerait  peut-être  encore  aujourd'hui  si  mon  pro- 
tecteur n'eût  pas  cédé  un  jour  à  la  fantaisie  de 
se  marier;  triste  fantaisie,  hélas!  qui  causa  son 
malheur  et  le  mien,  car  je  ne  tardai  i)as  à  suivre 
son  exemple.  Le  mauvais  exemple  est  si  contagieux  ! 
II  est  vrai  que  la  biche  de  son  choix  était  jeune 
et  belle  à  faire  envie  aux  plus  exigeants.  Mon  ami 
lui  paraissait  un  peu  trop  digne  de  respect  pour 
être  aimé,  et  elle  ne  dissimulait  qu'à  demi  une  in- 
clination plus  que  légitime  pour  un  jeune  faon,  son 
cousin,  qui  avait  en  effet  tout  ce  qu'il  faut  pour 
plaire,  tout,  excepté  la  richesse,  qui  plaît  au  delà 
de  tout  le  reste  aux  grands  parents.  La  victime  se 
résigna  par  dévouement  pour  sa  famille,  qui  s'estima 


;J6 


REVUE  PITTORESQUE. 

établir  sans  dot,  et  le  printemps      les  premières  politctses  usitées  entre  animaux  bien 


fort  heureuse  de 
fut  uni  à  l'automne,  suivant  le  langage  ironique 
d'un  merle  du  voisinage  qui  ne  cessa  de  sifiler  du- 
rant la  cérémonie  nuptiale.  Ce  merle  n'était  pas 
blanc. 

Je  ne  fus  pas  moins  bien  partagé  que  mon  ami. 
La  compagne  qui  accepta  la  mission  d'embellir 
mon  existence  était  un  modèle  de  grâce  et  de  perfec- 
tion ;  elle  avait  de  plus  un  riche  patrimoine,  ce  qui 
ne  gâte  rien  (du  moins  je  le  croyais  alors).  Nos 
de.ux  noces  se  firent  à  huit  jours  de  distance,  et 
bientôt  nous  n'eûmes  plu  rien  à  désirer. 

Le  destin  semblait  prendre  plaisir  à  nous  sourire; 
mon  noble  ami  reverdissait  ;  la  joie  fait  tant  de  bien  ! 
]l  était  aux  petits  soins  pour  sa  moitié  ;  habile  à  lire 
dans  ses  yeux,  il  devinait  ses  moindres  caprices  et 
lui  laissait  à  peine  le  temps  de  les  exprimer.  La 
jeune  épouse  était  donc  entourée  de  toutes  les  sé- 
ductions du  luxe  et  de  l'opulence;  mais  tout  cela 
n'est  pas  le  bonheur,  et  je  la  surprenais  quelquefois 
à  déchiffrer  avec  son  cousin  une  romance  qu'il  avait 
trouvée  sur  la  grande  route,  et  dont  je  n'ai  retenu 
que  les  vers  suivants,  qu'ils  bramaient  le  plus  mé- 
lancoliquement du  monde  : 

Sur  la  terre 
11  n'est  guère 
De  beaux  jours 
Sans  amours. 

Ces  duos  trop  fréquents  troublèrent  l'harmonie 
du  ménage.  La  jalousie  s'attacha ,  comme  un  ver 
rongeur,  au  cœur  de  mon  malheureux  ami  ;  il  Gt 
épier  les  deux  amants,  et  bientôt  ses  soupçons  de- 
vinrent une  cruelle  certitude. 

Il  était  naturellement  brave,  et  l'âge  n'avait  pu 
qu'énerver  ses  forces,  sans  glacer  son  courage. 

«Il  faut  du  sang  ,  me  dit-il,  pour  laver  un  tel  ou- 
trage. » 

Et  comme  j'allais  lui  objecter  que  le  sang  tache 
plutôt  qu'il  ne  lave,  il  me  coupa  la  parole  en  ajou- 
tant : 

«Tu  seras  mon  second;  va  trouver  l'infâme,  et 
règle  avec  lui  les  conditions  du  combat  ;  je  te  donne 
carte  blanche.  » 

Je  le  quittai  aussitôt  pour  accomplir  cette  triste 
mission.  En  m'acheminant  vers  la  demeure  de  notre 
adversaire ,  je  tremblais  de  tous  mes  membres  à 
l'idée  du  danger  qui  menaçait  la  vie  de  mon  bien- 
faiteur et  peut-être  la  mienne,  car  c'était  ma  pre- 
mière affaire  d'honneur,  et  je  n'avais  pas  une  con- 
naissance bien  exacte  du  rôle  que  je  devais  y  jouer. 

Un  heureux  hasard,  ou  plutôt  la  Providence,  car 
j'y  crois  fermement  en  dépit  de  la  philosophie  du 
siècle,  vint  me  tirer  d'embarras.  Je  fus  accosté,  au 
détour  d'un  buisson,  par  un  renard  que  j'avais  ren- 
contré récemment  dans  un  bal  aristocratique.  Après 


élevés,  il  me  demanda  quel  grave  motif  pouvait 
m'attirer  si  loin  de  mon  quartier.  On  me  l'avait  pré- 
senté comme  un  renard  prudent  et  de  bon  conseil: 
aussi  nhésitai-je  point  à  satisfaire  sa  curiosité  et 
à  réclamer  le  secours  de  son  expérience.  Il  parut 
flatté  de  ma  confiance,  et  s'efforça  de  la  justifier. 

«  'Vous  vous  effrayez  mal  à  propos  n  ,  me  dit-il , 
soit  que  mon  altitude  eût  trahi  mon  trouble,  soit 
qu'il  l'eut  deviné  comme  une  conséquence  toute 
naturelle  de  ma  position.  «  Tel  que  vous  me  voyez, 
j'ai  figuré  comme  témoin  dans  maint  duel  célèbre 
sans  qu'il  en  soit  jamais  résulté  pour  moi  une  égra- 
tignure;  j'y  ai  gagné,  au  contraire,  force  déjeuners, 
et  des  meilleurs  -.  le  bénéfice  est  clair. 

—  Vous  en  parlez  bien  légèrement ,  objectai-je  ; 
mais  vous  oubliez  que  la  vie  do  mon  meilleur  ami 
est  compromise. 

—  Cela  ne  regarde  que  lui,  répliqua-t-il,  aime- 
riez-vous  mieux  que  ce  fût  la  vôtre?» 

Ma  tendresse  pour  mon  bienfaiteur,  si  vive  qu'elle 
fût,  n'allait  pas  jusque-là  ;  je  me  contentai  de  bais- 
ser la  tète.  C'était  la  seule  réponse  que  je  pusse 
faire  décemment  à  un  argument  aussi  victorieux; 
j'avouerai  d'ailleurs  que,  si  mon  cœur  se  révoltait 
contre  la  cynique  franchise  de  mon  interlocuteur, 
ma  raison,  d'accord  avec  mes  intérêts,  s'humiliait 
devant  la  puissance  de  cette  logique. 

«  Au  surplus,  reprit-il,  fiez-vous  à  moi;  je  vais 
vous  accompagner  chez  votre  adversaire  :  il  est  de 
mes  amis,  je  serai  son  témoin,  et  je  me  charge  d'ar- 
ranger l'affaire. 

—  Je  vous  comprends,  interrompis-je  en  lui  tou- 
chant la  patte  avec  attendrissement;  vous  voulez 
empêcher  l'effusion  du  sang,  comme  c'est  le  devoir 
de  tout  honnête  animal. 

—  Qui  vous  parle  de  cela,  interrompit-il  brusque- 
ment; je  ne  fais  pas  si  bon  marché  de  l'honneur  de 
mes  amis,  à  moins  pourtant  que  vous  ne  consentiez 
à  nous  faire  des  excuses. 

—  Des  excuses ,  m'écriai-je ,  mais  songez  donc 
que  c'est  nous  qui  avons  été  insultés  dans  ce  que 
nous  avons  de  plus  cher  ;  songez  que  notre  hon- 
neur a  été  compromis,  que  nous  sommes.  . 

Il  ne  me  laissa  pas  le  temps  d'achever. 
«  Alors  c'est  un  duel  à  mort,  murmura-t-il  d'une 
voix  sourde. 

—  Un  duel  à  mort,  grand  Dieu!  mais  n'y  a-t-il 
aucun  moyen'?... 

—  Aucun!  lorsque  je  consens  à  assister  un  ami  en 
pareille  circonstance,  je  me  regarde  comme  solidaire 
de  sa  conduite,  et,  s'il  faiblit ,  je  me  bats  pour  lui 
plutôt  que  de  reculer  d'un  pied.  » 

Un  frisson  glacial  parcourut  tous  mes  membres. 
«Cela  vous  est-il  arrivé  souvent,  demandai-je 
avec  hésitation. 


PORTEFEUILLE  DUN  CERF. 


37 


—  Jamais.  » 

Ce  dernier  mot  fui  un  baume  bienfaisant  pour 
mon  cœur. 

Nous  étions  arrivés  devant  le  taillis  de  mon  ad- 
versaire* je  m'étudiai,  avant  d'y  pénétrer,  à  pren- 
dre l'attitude  digne  et  sévère  qui  convenait  à  la  si- 
tuation, et  j'y  réussis  assez  bien.  J'avouerai  en  effet 
que  j'étiiis  à  demi,  je  dirai  même,  pour  être  sin- 
cère ,  aux  trois  quarts  rassuré,  depuis  que  je  me 
savais  exempt  de  tout  danger.  Le  sort  de  mon  pau- 
vre ami  ne  laissait  pas  que  de  m'inquiéter,  mais 
ma  crainte  n'était  pas  comparable  à  la  joie  que 
j'éprouvais  de  me  sentir  personnellement  à  l'abri  de 
tout  accident.  Et  pourtant  le  ciel  m'est  témoin  que 
j'aimais  mon  bienfaiteur  de  toutes  les  forces  de  mon 
âme.  La  reconnaissance  est-elle  donc  une  vertu  si 
stérile, ou  la  poltronnerie  est-elle  un  vice  si  incurable"? 
C'est  une  question  que  je  laisse  à  plus  habile  que 
moi  le  soin  de  résoudre. 

Le  renard  expliqua  l'objet  de  notre  visite  avec 
tous  les  ménagements  et  toute  la  délicatesse  ima- 
ginables. Ce  n'était  plus  ce  bretleur  dont  les  rodo- 
montades et  les  phrases  de  salle  d'armes  m'avaient 
indigné;  c'était,  au  contraire,  un  animal  plein  de 
convenance  et  de  modération.  Il  adressa  même  à 
son  ami,  sur  l'immoralité  de  sa  conduite,  les  re- 
montrances les  plus  sages  et  les  plus  paternelles. 
J'admirai  cette  éloquence  douce  et  persuasive  comme 
celle  de  Fénelon  ;  je  fondis  en  larmes,  l'orateur 
fondit  en  larmes ,  nous  fondîmes  tous  trois  en 
larmes. 

n  Ma  cousine!  ma  pauvre  cousine!  s'éciia  tout 
à  coup  le  jeune  cerf  en  se  tordant  les  jambes  de 
désespoir,  il  est  donc  vrai,  je  vous  ai  perdue  de  ré- 
putation! Hélas!  je  l'avais  bien  prévu  que  ma  ten- 
dresse vous  serait  fatale  !  Malheureuse  victime  de  la 
cupidité  d'une  famille  dénaturée.  Que  faire  main- 
tenant, que  faire  pour  la  sauver'? 

—  Songeons  d'abord  au  plus  pressé,  dit  le  renard. 
Quelles  sont  vos  intentions  à  l'égard  de  l'époux  ou- 
tragé? 

—  C'est  vrai,  je  l'avais  oublié.  Annoncez-lui  que 
j'accepte  son  cartel  avec  reconnaissance.  » 

Et  il  poursuivit  plein  d'exaltation: 
«  Demain  ma  cousine  sera  délivrée  de  son  tyran 
ou  j'aurai  cessé  de  vivre. 

—  Quelles  armes  choisissez-vous?  lui  dis-je  alors. 

—  Celles  que  la  nature  m'a  données;  je  n'en  con- 
nais pas  d'autres. 

—  Y  pensez-vous?  interrompit  le  renard  ;  vos 
cornes  commencent  à  peine  à  pousser,  et  vous  vou- 
driez les  mesurer  avec  celles  de  votre  adversaire! 

—  S'il  est  plus  fort,  je  suis  plus  jeune  et  plus 
alerte:  mon  adresse  rétablira  l'égalité.  » 

Nous  nous  séparâmes  après  avoir  fixé  l'heure  et 
le  lieu  du  rendez-vous. 


Le  lendemain,  des  la  pointe  du  jour,  les  deux 
champions  se  rencontrèrent  dans  l'endroit  écarté 
que  le  renard  avait  indiqué.  Toute  explication  fut 
inutile.  Dès  que  le  combat  commença,  le  merveil- 
leux sang-froid  que  j'avais  montré  jusqu'alors  m'a- 
bandonna soudain  ;  mes  jambes  fléchirent,  un  voile 
épais  couvrit  mes  yeux;  je  ne  voyais  plus,  je  n'en- 
tendais plus  rien;  j'ignore  combien  de  temps  je  de- 
meurai dans  cet  état,  mais,  quand  j'eus  repris  mes 
sens,  j'aperçus  mon  ami  en  proie  aux  réflexions  les 
plus  sinistres  et  essuyant  une  larme  furtive,  tandis 
qu'à  ses  pieds  gisait  notre  adversaire. 

Après  une  courte,  mais  douloureuse  agonie,  L» 
vaincu  exhala,  dans  un  dernier  soupir,  le  nom  de 
sa  cousine  adorée.  Le  renard  le  dépouilla  de  ses  bi- 
joux les  plus  précieux,  sous  prétexte  de  conserver 
un  souvenir  d'un  ami  aussi  cher,  et  s'éloigna  brus- 
quement, sans  même  nous  avoir  salués.  J'ai  su  de- 
puis lors  qu'il  n'avait  agi  ainsi  que  dans  le  but  de 
nous  devancer  auprès  de  l'amante  éplorée  pour  la 
préparer  à  la  fatale  nouvelle,  et  que,  sur  sa  demande, 
il  l'avait  conduite  au  couvent  des  biches  repenties. 

Le  bruit  de  ce  duel  se  répandit  promptement 
dans  la  forêt;  les  feuilles  publiques  en  retentirent 
pendant  plusieurs  jours.  La  justice  eut  l'éveil,  elle 
dirigea  contre  le  meurtrier  une  instruction  dans  la- 
quelle les  témoins  furent  enveloppés  comme  com- 
plices. .Mon  malheureux  ami  se  vit  condamné  à  cinq 
ans  de  prison  pour  animalicide  volontaire,  et  à  des 
dommages  considérables  envers  les  parents  de  la 
victime.  C'en  était  fait  de  lui  si  les  juges  n'eussent 
admis  des  circonstances  atténuantes.  Le  renard  et 
moi  nous  n'échappâmes  à  la  rigueur  des  lois  qu'à 
force  de  finesse  oratoire  (  le  renard  s'était  chargé 
de  notre  commune  défense). 

Nous  allâmes  ensemble,  à  quelques  jours  de  là, 
faire  une  visite  de  condoléance  au  prisonnier;  j'avais 
recueilli  une  ample  provision  de  verdure  et  d'eau 
fraîche  pour  lui  procurer  un  repas  succulent.  Un 
impitoyable  geôlier  fit  main  basse  sur  tout  ce  que 
j'apportais ,  sous  prétexte  que  le  régime  péniten- 
tiaire n'admettait  que  la  ration  d'eau  de  pluie  et  de 
feuilles  sèches. 

Le  parloir  où  nous  fûmes  introduits  était  un  sou- 
terrain étroit,  obscur  et  infect,  dans  lequel  glapis- 
saient pêle-mêle  une  foule  de  visiteurs  et  de  dé- 
tenus. On  avait  donné  pour  compagnons  de  captivité 
à  mon  malheureux  ami  des  oiseaux  pillards  ,  des 
reptiles  venimeux,  des  tigres  sanguinaii'cs,  enfin  le 
rebut  de  l'espèce  animale.  Heureusement  sa  grande 
âme  était  supérieure  à  tant  d'humiliations.  Nous  le 
trouvâmes  calme  et  résigné,  sur  la  paille  humide  des 
cachots,  tel  qu'on  représente  Socrnte  buvant  la  ci- 
guë. Notre  entrevue  fut  des  plus  touchantes;  elle 
l'eût  été  bien  davantage  sLuisla  présence  d'un  mau- 
dit furet  qui  rôdait  sans  cesse  autour  de  nous  pour 


REVUE  PITTORESQUE. 


38 

surprendre  les  épanchements  de  l'amitié.  Je  fus 
tenté  plusieurs  fois  d'inviter  cet  importun  à  se  te- 
nir à  une  dislance  respectueuse ,  mais  mon  ami  s'y 
opposa  en  m'assurant  que  cet  animal  -était  payé  pour 
faire  ce  beau  métier,  sous  les  auspices  des  autorités 
constituées  ;  et  comme  je  me  récriais  sur  les  tur- 
pitudes qu'engendre  la  cupidité: 

u  Que  penserez  vous  donc,  me  dit-il ,  en  m'indi- 
quant  un  mouton  qui  nous  observait  du  coin  de  l'œil, 
de  ce  bon  apôtre  qui  exerce  la  délation  gratis,  en 
amateur,  pour  le  seul  plaisir  de  nuire ,  et  qui  bêle 
d'avoir  perdu  sa  journée  quand  il  n'a  pu  dénoncer 
personne  ? 

—  Tout  cela  est  bien  triste,  murmurai-je,  et  tend 
plutôt  à  démoraliser  les  condamnés  qu'à  les  corri- 
ger. Comment  une  bonne  pensée  pourrait-elle  ger- 
mer au  milieu  d'une  pareille  atmosphère? 
•  —  Votre  remarque  est  judicieuse  ,  dit  le  renard  , 
mais  tous  ces  vices  d'administration  sont  la  consé- 
quence inévitable  d'un  mauvais  système.  La  loi  de- 
vait être  un  frein,  on  en  a  fait  une  arme.  Elle  frappe 
plus  sûrement  qu'elle  ne  réprime  :  au  lieu  de  guérir, 
elle  tue.  » 

J'allais  répliquer ,  lorsqu'un  boule-dogue  nous 
annonça,  par  ses  aboiements,  la  clôture  du  parloir. 
Nous  prîmes  congé  de  notre  ami  et  sortîmes  de  cet 
antre  le  cœur  navré  de  tout  ce  que  nous  avions  vu. 
Le  renard  voulut  me  retenir  à  dîner.  Je  repoussai 
son  invitation ,  alléguant  pour  excuse  la  crainte 
d'inquiéter  ma  biche  par  une  prolongation  d'ab- 
sence imprévue,  mais  il  insista,  et,  pour  lever  mes 
scrupules,  alla  frapper  au  terrier  d'un  lapereau , 
son  commissionnaire  habituel.  Le  maître  du  logis 
mitausitût  la  tète  à  la  fenêtre. 

c  Mon  petit  lapin,  lui  dit  le  renard,  va  bien  vite 
avertir  l'épouse  de  monsieur,  qui  habite  le  troisième 
taillis  à  droite,  derrière  la  Mare-aux-Crapauds,  qu'il 
ne  rentrera  qu'après  minuit;  je  te  payerai  double 
course  si  tu  ne  t'amuses  pas  en  route.  » 

Je  cherchai  un  nouveau  prétexte  de  refus,  mais, 

avant  que  je  l'eusse  trouvé,  le  jeune  drôle,  alléché  par 

l'appât  du  gain,  avait  pris  ses  pattes  à  son  cou ,  et 

mes  cris  pour  l'arrêter  ne  parvinrent  pas  jusqu'à  lui. 

Il  fallut  céder. 

Je  me  consolai  en  approchant  de  la  demeure  de 
mon  hôte,  car  mon  odorat  fut  agréablement  surpris 
par  un  parfum  de  rôti  qui  embaumait  l'air.  Vous 
êtes  donc  Carnivore"?  s'écriera  quelque  moraliste  in- 
digné! Hélas!  non,  j'ai  horreur  du  sang,  et,  Dieu 
merci,  ma  conscience  n'est  souillée  d'aucun  meurtre, 
mais  j'avoue  mon  faible  pour  les  viandes  cuites;  je 
mourrais  de  faim  près  d'un  gibier  vivant  plutôt  que 
de  l'immoler  ;  mais  les  morts  ont  tort.  Mes  scrupules 
ne  les  ranimeraient  pas.  J'accepte  les  faits  accomplis: 
c'est  la  morale  du  jour;  on  pourrait  en  trouver  une 
meilleure. 


L'habitation  du  renard  était  spacieuse  et  riche- 
ment décorée;  le  repas  fut  apprêté  et  servi  par  un 
caniche  qui  avait  étudié  l'art  culinaire  en  tournant 
la  broche  chez  un  restaurateur  de  Compiègne.  Nous 
fîmes  exellente  chère;  je  fêtai  surtout  trois  coqs  de 
bruyère  et  une  salade  de  chèvrefeuille  assaisonnée 
d'une  sauce  fort  délicate.  Mais  quels  furent  ma 
stupeur  et  mes  regrets  quand  j'appris  que  soixante 
œufs  de  perdrix  étaient  entrés  dans  la  composition 
de  ce  ragoût!  que  de  mères  affligées!  que  de  fa- 
milles réduites  au  désespoir  pour  une  misérable  sa- 
tisfaction gastronomique!  Oh!  les  hommes,  leurs 
princes  mêmes  n'ont  jamais  poussé  aussi  loin  l'é- 
goisme  et  la  barbarie. 

Le  renard  plaisanta  agréablement  sur  ce  qu'il 
appela  ma  sensiblerie  ,  et  soutint  que  les  plus 
faibles  étaient  nés  uniquement  pour  servir  de  pâ- 
ture aux  plus  forts  ou  aux  plus  habiles  ;  je  réfutai 
cette  odieuse  maxime  par  un  argument  ad  vulpem  , 
en  lui  rappelant  qu'il  était  membre  fondateur  d'une 
société  zoophile ,  instituée  pour  réclamer  de  la  jus- 
tice des  hommes  l'abolition  de  la  chasse. 

«  J'admire  votre  naiveté ,  me  répondit-il ,  ne 
suis-je  pas  doublement  intéressé  dans  la  question? 
Croyez-vous  qu'il  me  soit  bien  agréable  de  trembler 
à  chaque  instant  pour  ma  peau  ,  qui,  sans  vanité, 
peut  faire  envie  à  plus  d'un  amateur?  Et,  d'autre 
part,  ne  voyez-vous  pas  combien  le  menu  gibier  se- 
rait plus  abondant  et  d'une  capture  plus  facile  si 
nous  étions  débarrassés  de  la  concurrence  de  ces 
maudits  chasseurs  qui  effarouchent  tout  ce  qu'ils  ne 
tuent  pas  I 

—  Ainsi  nos  malheureux  frères  continueraient 
d'être  mangés? 

—  Pourquoi  non?  c'est  leur  destinée.  Il  importe 
seulement  de  savoir  par  qui  ils  le  seront  :  ihat  is  le 
question.  » 

Cette  cruauté  froide  m'indigna.  Le  renard  ,  qu 
s'aperçut  de  la  mauvaise  impression  qu'elle  me  cau- 
sait, se  hâta  de  changer  la  conversation.  Il  m'entre- 
tint longuement,  très-longuement,  de  ses  entreprises 
industrielles,  dont  il  me  vanta  l'étonnante  prospérité, 
et  finit  par  me  prier  de  lui  prêter  pour  six  mois , 
sous  promesse  de  m'intéresser  dans  ses  bénéfices, 
vingt  mille  livres,  qui  étaient  nécessaires,  disait-il, 
à  la  conclusion  d'un  marché  considérable,  et  vrai- 
semblablement fort  avantageux. 

Le  drôle  ne  m'inspirait  qu'une  médiocre  confiance, 
et  d'ailleurs  j'étais  loin  d'avoir  à  ma  disposition  la 
somme  qu'il  demandait.  Ma  biche  venait  de  me 
rendre  père,  et,  dans  la  joie  que  m'avait  causée  cet 
heureux  événement,  je  m'étais  livré  aux  dépenses 
les  plus  extravagantes,  j'avais  gaspillé  toutes  mes 
économies  pour  le  festin  des  relevailles. 

J'expliquai  franchement  ma  position. 

«  Vous  n'avez  pas  de  monnaie,  nie  dit  le  renard. 


PORTEFEUILLE  D'UN  CERF. 


39 


qu'à  cela  ne  tienne  1  Votre  signature  seule  serait  in- 
suliisante,  car  elle  n'a  pas  cours  dans  le  commerce, 
mais  avec  la  garantie  de  ma  griffe,  je  trouverais  des 
millions  sous  vingt-quatre  heures. 

Il  me  présenta  une  lettre  de  change  toute  prête  , 
que  je  signai  d'une  patte  tremblante,  en  l'avertis- 
sant qu'il  me  mettrait  dans  un  cruel  embarras  s'il 
n'était  pas  en  mesure  de  payer  à  l'échéance. 

«  Quelle  opinion  avez-vous  de  moi'?  répliqua-t-il , 
avec  l'accent  de  la  dignité  blessée  ;  douteriez-vous 
de  ma  solvabilité?  S'il  en  est  ainsi,  gardez  votre 
signature.  Depuis  cinq  ans  que  je  suis  dans  les  af- 
faires, j'ai  acquis.  Dieu  merci  !  une  assez  belle  répu- 
tation d'exactitude  pour  être  au-dessus  d'un  soup- 
çon aussi  injurieux.  » 

Je  m'efforçai  de  le  calmer  en  lui  démontrant  que 
je  n'avais  pas  eu  l'intention  de  l'offenser,  et  je  l'ex- 
hortai à  reprendre  la  traite  qu'il  avait  jetée  à  mes 
pieds  avec  un  superbe  dédain.  Il  y  consentit,  après 
s'être  fait  longtemps  prier,  et  cm  protestant  que 
l'honneur  lui  était  plus  cher  que  la  vie  :  je  ne  sais 
s'il  tenait  beaucoup  à  la  vie. 

Les  émotions  de  la  journée  et  les  excès  du  repas 
m'avaient  fatigué;  je  pris  congé  de  mon  hôte,  bien 
que  la  nuit  fût  peu  avancée  ;  j'étais  d'ailleurs  impa- 
tient de  rejoindre  ma  biche,  qui  me  semblait  devoir 
s'ennuyer  de  mon  absence.  Chemin  faisant,  le  calme 
de  la  forêt,  la  douce  fraîcheur  de  l'air  et  la  magni- 
ficence du  clair  de  lune  exaltèrent  mon  esprit  et 
m'inspirèrent  les  pensées  les  plus  riantes.  Je  rentrai 
chez  moi  sur  la  pointe  des  pieds  pour  ne  pas  trou- 
bler le  sommeil  de  l'innocence.  Mais  jugez  de  mon 
inquiétude  et  de  mon  désespoir;  ma  couche  était 
vide;  j'aperçus  à  terre,  par  hasard,  une  large  feuille 
de  vigne,  que  je  ramassai  machinalement,  et,  en 
l'examinant  avec  attention,  je  crus  y  voir  des  carac- 
tères d'écriture  ;  j'éveillai  une  luciole  qui,  à  ma 
prière,  monta  sur  un  buisson  pour  m'éclairer,  et  je 
lus  assez  distinctement,  quoique  sans  lunettes: 

Biche  de  mon  ame  , 
Parais,  je  t'attends; 
De  toi  je  réclame 
La  fol  des  serments. 

Ton  bichon  COCO. 

Cette  feuille  de  vigne,  emblème  de  la  pudeur,  ù 
profanation!...  ne  pouvait  être  destinée  qu'à  ma  vo- 
lage épouse.  La  perfide  1  était-ce  donc  là  le  secret  de 
cette  prétendue  faiblesse  de  complexion  qui  l'empê- 
chait de  remplir  ses  devoirs  de  mère,  et  qui  l'avait 
poussée  à  confier  notre  enfant  aux  soins  d'une  chèvre 
mercenaire! 

Le  signataire  de  cette  infâme  épitie  était  un 
vieux  cerf  dont  les  jambes  cagneuses  et  le  poil  ras 
indiquaient  un  vétéran  parmi  les  invalides. 

Il  est  vrai  qu'il  avait  autrefois  rempli  les  premiers 


rôles  au  Cirque-Olympique  à  Paris.  Les  artistes  ont 
un  prestige  auquel  les  biches  les  plus  vertueuses  ne 
savent  pas  toujours  résister.  Le  traître  avait  séduit 
la  mienne  par  le  charme  de  sa  poésie.  Je  concevrais 
mon  malheur,  me  disais-je  en  pleurant  amèrement, 
si  j'étais  cassé,  épilé,  édenté  comme  mon  vénérable 
protecteur,  et  si  mon  rival  avait  la  jeunesse  et  la 
grâce  attrayante  du  pauvre  faon  qui  a  payé  de  sa 
vie  un  moment  d'ivresse.  Mais  c'est  tout  le  contraire. 
Est-il  rien  de  plus  humiliant  pour  un  cerf  à  la  fleur 
de  l'âge  que  de  se  voir  préférer  un  vieux  saltim- 
banque efflanqué?  Oh!  les  biches!  les  biches!  Déci- 
dément tous  les  cerfs  sont  égaux  devant  le  mariage  ! 

Je  maîtrisai  la  fureur  dont  j'étais  animé  pour 
mieux  combiner  ma  vengeance,  et  bien  certain  que 
ma  criminelle  épouse ,  n'osant  s'aventurer  dans  la 
forêt,  se  ferait  accompagner  par  son  exécrable  com- 
plice, je  me  blottis  derrière  un  buisson. 

Après  deux  heures  d'une  attente  mortelle,  un 
bruissement  dans  le  feuillage  m'annonça  l'approche 
des  deux  coupables.  Je  m'élançai  vers  mon  indigne 
rival,  et,  sans  lui  laisser  le  temps  de  se  reconnaître, 
je  lui  perçai  le  flanc  d'une  corne  vengeresse!...  Ma 
biche,  accablée  de  remords,  car  elle  n'avait  pas 
encore  rompu  tout  pacte  avec  la  vertu ,  se  jeta  à 
mes  pieds  en  sanglottant  et  me  demandant  la  mort 
comme  un  bienfait.  Mais  j'étais  père,  et  je  pardon- 
nai, car  je  ne  voulais  pas  que  le  sang  et  la  honte 
de  la  mère  rejaillissent  sur  le  fils. 

Quand  la  réflexion  m'eut  un  peu  calmé,  ma  posi- 
tion m'apparut  dans  son  effrayante  réalité;  j'avais 
commis  un  meurtre  avec  préméditation  et  guet-apens. 
Mon  ami  expiait  par  cinq  ans  de  prison  le  tort  d'a- 
voir tué  son  adversaire  à  ses  ris!]ues  et  périls,  selon 
les  lois  de  l'honneur;  quel  châtiment  m'infligerail- 
on  ,  à  moi ,  qui  ne  pouvais  invoquer  aucune  de  ces 
circonstances  atténuantes? 

Je  me  rassurai  pourtant  en  songeant  qu'il  pouvait 
n'y  avoir  d'autre  témoin  de  mon  crime  que  ma  biche 
et  Dieu.  Vain  espoir!  un  hibou,  caché  dans  le  creux 
d'un  arbre,  avait  tout  observé.  11  alla  me  dénoncer 
au  commissaire  du  quartier ,  ours  mal  léché  ,  mais 
marié,  qui  me  témoigna  une  vive  et  touchante  sym- 
pathie et  se  contenta  de  me  faire  garder  à  vue  au 
lieu  d'ordonner  mon  arrestation. 

Je  fus  traduit  en  cour  d'assises  :  la  déposition  du 
hibou  produisit  une  sensation  profonde  sur  l'audi- 
toire. Maître  Corbeau  ,  mon  défenseur  ,  invoqua 
l'axiome  judiciaire  :  lestis  unus ,  testis  nullus,  mais 
un  loup,  qui  avait  eu  avec  moi  des  discussions  d'in- 
térêt, demanda  à  être  entendu  en  vertu  du  pouvoir 
discrétionnaire,  et  le  sycophante  osa  confirmer  le 
témoignage  du  dénonciateur.  Ma  condamnation  dès 
lors  parut  certaine  ;  je  perdis  la  tète  et  fis  les  aveux 
les  plus  complets  ;  mou  avocat,  découragé,  fut  dune 
faiblesse  extrême. 


40 


REVUE  PITTORESQUE. 


Les  débats  terminés,  on  alla  aux  suffrages,  et  après 
un  quart  d'heure  de  délibération,  les  jurés ,  tous 
gens  établis  ou  susceptibles  de  lelre  ,  prononcèrent 
un  verdict  d'acquittement  à  l'unanimité  moins  une 
voix,  moins  celle  d'un  vieux  célibataire.  Et  mon  ami 
gémissait  dans  les  fers  !...  Voilà  donc  la  justice  des 
animaux  !  Oh  !  les  hommes  ont  bien  raison  de  mé- 
priser notre  espèce. 

Pendant  quelques  mois,  je  n'osai  sortir  avec  ma 
biche,  tant  je  craignais  de  l'exposer  aux  manifesta- 
lions  du  mépris  public  :  elle  était  si  coupable  en 
effet  d'avoir  trompé  un  honnête  cerf  qui  l'aimait  ten- 
drement ,  que  les  animaux  les  moins  intolérants 
pouvaient  ne  pas  ratifier  le  pardon  généreux  dont 
j'avais  couvert  sa  faute. 

Vaincu  par  les  pressantes  sollicitations  auxquelles 
je  n'avais  point  de  bonnes  raisons  à  opposer,  car 
j'aimais  mieux  passer  à  ses  yeux  pour  un  mari  fan- 
tasque et  capricieux  que  de  l'humilier  par  la  révéla- 
lion  du  véritable  motif  de  mon  refus,  je  me  décidai 
eufin,  par  un  beau  dimanche  d'août,  à  la  conduire 
à  la  fête  de  la  vallée  aux  Ours. 

Notre  présence  produisit  une  sensation  qui  n'avait 
rien  de  désagréable  ;  j'eus  le  bonheur  de  reconnaître 
que  ma  frayeur  n'était  qu'une  chimère,  car  en  un 
moment  nous  fûmes  entourés,  contemplés  et  salués 
par  une  foule  joyeuse  et  riante.  Ma  biche  surtout  fut 
l'objet  d'un  empressement  très-Qatteur  de  la  part  de 
nos  jeunes  élégants  :  chacun  la  félicitait  sur  la  grâce 
de  son  maintien  et  sur  le  bon  goût  de  sa  toilette  ; 
c'était  à  qui  l'inviterait  à  danser;  elle  ne  manqua 
pas  un  seul  galop  ni  une  seule  polka. 

Mon  triomphe  ne  fut  pas  moins  complet  que  le 
sien  ;  les  biches  les  plus  modestes  me  lançaient  à  la 
dérobée  des  regards  curieux;  d'autres,  moins  timi- 
des, braquaient  obstinément  leur  lorgnon  sur  moi  et 
ne  le  baissaient  que  pour  sourire  et  chuchoter  avec 
leurs  voisines. 

En  revanche,  les  maris  plus  ou  moins  cerfs,  m'ac- 
cablaient de  quolibets  impertinents  ,  et  me  repro- 
chaient ironiquement  ma  mésaventure  conjugale, 
comme  s'il  était  juste  de  faire  peser  la  honte  d'une 
faute  sur  l'infortuné  qui  en  est  la  victime  innocente! 
La  fête  fut  troublée  par  la  nouvelle  d'un  désastre 
qui  intéressait  une  foule  d'animaux.  Le  renard  à 
qui  j'avais  si  bénévolement  prêté  ma  signature  ve- 
nait de  déposer  son  bilan.  Les  principaux  négociants 
de  la  forêt  se  trouvaient  compris  dans  la  faillite  pour 
des  sommes  considérables. 

Ma  lettre  de  change  vint  à  échéance  :  je  n'étais 
pas  en  fonds.  Un  vautonr,  nouvellement  investi  d'une 
charge  d'huissier,  me  dénonça  protêt,  puis  assigna- 
lion  au  tribunal  de  commerce,  puis  condamnation  à 
payer  principal ,  intérêts  et  frais ,  puis  saisie ,  puis 
contrainte  par  corps. 
J'avais  passé  au  nom  de  ma  biche,  par  contrat  de 


mariage,  toute  la  fortune  que  j'aurais  pu  avoir;  elle 
forma  opposition  à  la  saisie  et  arracha  ainsi  notre, 
ou  plutôt  son  mobilier,  aux  griffes  do  la  justice. 

Mon  généreux  ami,  que  tant  de  tribulations  suc- 
cessives m'avaient  fait  négliger  et  presque  oublier, 
eut  connaissance  de  ma  détresse,  et,  du  fond  de  sa 
prison,  il  fit  vendre  avec  perte  une  de  ses  plus  belles 
propriétés  pour  me  procurer  les  vingt  mille  livres 
garanties  par  ma  signature. 

Le  vautour,  après  avoir  reçu  provisoirement  cette 
somme,  réclama  un  supplément  de  sept  mille  deux 
e«nt  soixante-neuf  livres  pour  les  frais  ;  et,  sur  mon 
refus  de  les  payer,  refus,  hélas!  trop  bien  motivé 
par  ma  pénurie ,  il  continua  impitoyablement  les 
poursuites. 

Un  jour  que  je  sortais  de  mon  taillis  pour  me 
chauffer  au  soleil ,  je  fus  appréhendé  au  corps  par 
quatre  sangliers  domestiques  ,  qui  me  signifièrent , 
de  par  la  loi  ,  que  j'étais  prisonnier.  Je  protestai 
énergiquement  au  nom  de  la  liberté  individuelle; 
mais  contre  la  force  il  n'y  a  pas  de  résistance.  On 
étouffa  mes  cris  en  me  menaçant  d'un  bâillon,  et  je 
me  laissai  conduire. 

Nous  approchions  de  la  prison,  quand  un  bruit 
lointain  de  chevaux  et  de  voitures  attira  notre  at- 
tention vers  la  grande  route.  Un  équipage  magni- 
fique, précédé  et  suivi  d'autruches  en  grande  livrée, 
brûlait  le  pavé.  A  cette  vue  je  faillis  tomber  à  la 
renverse,  car,  malgré  la  rapidité  de  la  course  et  le 
nuage  de  poussière  qui  m'obstruait  les  yeux,  j'avais 
reconnu  dans  la  calèche  l'infâme  renard  que  vous 
savez.  Je  criai  :  «  Au  voleur  !  »  Je  me  démenai  de 
toutes  mes  forces  pour  échapper  à  mes  alguazils  et 
m'élancer  à  sa  poursuite  ;  on  me  serra  de  plus  près 
et  le  chef  de  la  bande  me  conseilla  le  calme  et  la 
modération. 

«  Cela  vous  est  bien  facile  à  dire  !  répliquai-je 
avec  exaltation;  mais  songez  donc  que  ce  misérable, 
qui  mène  un  train  de  prince,  a  fait  faillite  et  n'a 
payé  aucun  de  ses  créanciers. 

—  Il  en  avait  le  droit ,  me  répondit  le  quasi-ju- 
risconsulte. 

—  Je  conçois,  à  la  rigueur,  que  la  justice  l'ait 
mis  à  l'abri  de  poursuites  réputées  inutiles  quand  on 
le  croyait  complètement  ruiné;  mais  aujourd'hui 
qu'il  affiche  une  fortune  scandaleuse,  je  veux  être 
payé. 

—  Il  ne  vous  doit  plus  rien  ni  à  vous ,  ni  à  per- 
sonne, puisqu'il  a  fait  faillite. 

—  Comment  !  m'écriai-je  avec  joie,  la  loi  autorise 
ce  moyen  économique  de  payer  ses  dettes  ?  alors 
veuillez  me  lâcher,  je  dépose  mon  bilan. 

—  Vous  ne  le  pouvez  pas. 

—  Et  pourquoi,  s'il  vous  plaît"? 

—  Parce  que  vous  n'êtes  pas  négociant.  » 

Cet  argument  n'était  guère  de  nature  à  me  con- 


PORTEFEUILLE  D'UN  CERF. 


vaincre.  Mon  interlocuteur  m'expliqua,  avec  la  pré- 
cision et  la  clarté  qui  distinguent  le  langage  des  gens 
de  loi,  que,  le  commerce  é^gnl  le  lien  principal  de  la 
grande  famille  animale,  l'intérêt  général  exigeait 
qu'on  entourât  des  garanties  les  plus  solides  les  ca- 
pitalistes qui  confient  leurs  fonds  ou  leurs  marchan- 
dises à  des  industriels. 

Je  ne  compris  pas  bien  comment  cette  facdité 
donnée  aux  négociants  de  se  libérer  sans  bourse 
délier  pouvait  être  un  gage  de  sécurité  pour  leurs 
créanciers,  et  j'allais  demander  l'explication  de  ce 
logogriphe  lorsque  mon  escorte  s'arrêta.  Nous  étions 
arrivés. 

Je  m'étais  un  peu  consolé  de  mon  arrestation  en 
songeant  que  j'allais  être  réuni  à  mon  ami,  mais  cette 
illusion  s'évanouit  à  la  vue  de  l'édifice  où  je  fus  in- 
troduit :  c'était  une  maison  vaste,  élégamment  con- 
struite, d'un  agréable  aspect,  et  qui  ne  ressemblait 
en  rien  à  la  prison  que  j'avais  vue.  Là ,  point  de 
souterrains,  mais  des  cours  bien  aérées  et  des  jar- 
dins fleuris;  au  lieu  de  farouches  boule-dogues,  des 
caniches  polis  et  empressés;  les  prisonniers  commu- 
niquaient librement  avec  leurs  femelles;  la  poly- 
gamie même  n'était  pas  interdite.  A  côté  de  mal- 
heureux pères  de  famille  vivant  misérablement  de 
la  maigre  pitance  allouée  par  leurs  implacables 
créanciers,  quelques  étourdis  qui  n'avaient  pas  le 
moyen  de  payer  cinq  ou  six  cents  livres,  puisqu'ils 
étaient  détenus  pour  cette  faible  somme,  en  dépen- 
saient régulièrement  vingt-cinq  par  jour  duiant  des 
années  entières,  tandis  qu'un  odieux  règlement  pri- 


41 

vait  mon  respectable  ami  de  tous  les  adoucissements 
compatib'es  avec  sa  fortune. 

Cependant  les  plus  opulents  eux-mêmes  dépéris- 
saient d'ennui  dans  ce  lieu  ,  car,  ainsi  que  l'a  bien 
dit  notre  grand  La  Fontaine  : 

Que  sert,  liclas!  la  bonne  chère 
Quand  on  n'a  pas  la  liberté.' 

Je  fus  élargi  avant  la  fin  de  la  semaine ,  grâce  à 
l'inépuisable  bienfaisancede  mon  prolecteur, qui  avait 
appris  par  hasard  ma  nouvelle  mésaventure,  et  s'é- 
tait dessaisi  d'une  seconde  propriété  pour  satisfaire 
la  cupidité  de  mon  vautour. 

Je  trouvai,  en  rentrant  chez  moi,  les  quatre  haies 
entièrement  nues.  Ma  biche  désespérée  avait  déserté 
le  taillis  conjugal,  emportant  avec  elle  nos  objets  les 
plus  précieux  sans  donner  son  adresse  à  personne. 

J'ai  reçu  hier  une  assignation  à  comparaître  de- 
vant le  tribunal  correctionnel  à  la  requête  du  renard, 
comme  prévenu  de  diffamation  pour  l'avoir  appelé 
voleur,  11  réclame  vingt  mille  livres  de  dommages- 
intérêts,  juste  la  somme  qu'il  ma  escroquée  :  amère 
dérision  !  Maître  Corbeau  tient  ma  condamnation 
pour  certaine.  N'est-il  pas  vrai  que  de  telles  mons- 
truosités ne  se  sont  jamais  vues  parmi  les  hommes  ! 
Décidément ,  notre  espèce  est  bien  arriérée.  Puisse 
ce  récit  trop  fidèle  faire  sentira  nos  frères  la  néces- 
sité d'une  réforme  sociale  et  judiciaire  qui  rapproche 
un  peu  les  animaux  de  la  perfection  humaine  dont 
ils  sont,  hélas  1  si  éloignés. 


É.MIUE  PAGES. 
Pour  copie  conforme. 


RENCONTRE  D'UN  PIRATE. 


C'était  un  beau  navire ,  long ,  bas  dans  l'eau  ,  à 
mâts  élancés  qui  s'élevaient  et  diminuaient  insen- 
siblement et  devenaient  presque  imperceptibles  au 
sommet;  les  girouettes  à  queue  d'hirondelle  s'agi- 
taient et  tournaient  sur  leur  fer  avec  tant  de  rapi- 
dité que  vous  eussiez  dit  des  papillons  de  nuit.  Notre 
pavillon  flottait  au  haut  du  couronnement.  Je  n'ai 
jamais  vu  de  plus  joli  navire  :  la  coupe  elBIée  de 
son  avant  ressemblait  à  une  flèche,  et  la  finesse  de 
ses  hanches,  s'élargissant  par  degrés  ,  était  fort  re- 
marquable. Je  me  le  rappelle  encore,  quand  il  ser- 
rait le  vent,  svelte  dans  ses  formes,  impétueux  et 
docile  dans  ses  mouvements  ;  c'était  comme  le  che- 
val arabe  du  désert.  Notre  brick  avait  une  légèreté 
qui  surpasse  tous  les  autres  vaisseaux  d'Europe.  Les 
États-Unis  ont  le  mérite  d'être  seuls  parvenus  à  cette 
perfection  dans  la  construction  de  ces  bâtiments. 

Nous  venions  de  Charleslown  et  nous  nous  diri- 
gions vers  la  Havane.  Un  bon  vent  du  nord-ouest 
nous  poussait  avec  rapidité,  et  en  moins  de  qua- 
rante-huit heures  nous  eûmes  dépassé  les  îles  de 
Bahama  et  d'Alabastre.  Nous  étions  le  troisième  jour 
à  la  hauteur  de  St-Salvador,  et  tout  semblait  nous 
promettre  la  plus  heureuse  traversée. 

Le  crépuscule  du  soir  avait  paru.  Depuis  quelques 
instants  le  capitaine  Burke  tenait  sa  lunette  fixée 
avec  anxiété  sur  une  tache  noire  qu'on  apercevait 
dans  l'éloignement. 

«Quelle  nouvelle,  capitaine?  lui  demandai-je. 

—  Voyez  vous-même,  »  me  répondit-il.  Et  on 
prenant  alors  la  lunette  de  ses  mains  et  la  dirigeant 
vers  cet  objet  obscur  éloigné  :  «  C'est  une  chaloupe, 
m'écriai-je. 

— Oui,  une  chaloupe,  reprit-il,  qui  vient  à  nous 
avec  toute  la  rapidité  que  peuvent  lui  imprimer  les 
bras  vigoureux  de  vingt  robustes  flibustiers  :  nous 
allons  avoir  à  qui  parler.  » 

On  fit  aussitôt  toutes  sortes  de  préparatifs  afin 
de  recevoir  dignement  les  pirates.  Comme  nous  igno- 
rions le  nombre  des  ennemis  à  qui  nous  avions  af- 
faire ,  on  entassa  sur  le  pont  de  la  poudre ,  des  balles 
et  des  armes  blanches  de  toute  espèce.  On  décou- 


vrit en  même  temps  les  deux  canons  de  bronze  du 
navire,  et  on  les  roula  à  tribord  au  gaillard  d'ar- 
rière, puis  on  les  chargea  jusqu'à  la  gueule  ;  et  on 
les  plaça  dans  les  sabords  ,  du  côté  où  on  attendait 
l'ennemi.  On  mit  deux  balles  dans  les  fusils  et  dans 
les  pistolets,  et  chacun  plaça  dans  sa  ceinture  un 
poi:jnard  et  une  paire  de  pistolets.  Le  capitaine 
poussa  les  précautions  jusqu'à  faire  éteindfe  les 
garde-corps,  et  laver  et  frotter  les  lisses  de  tribord  . 
afin  de  rendre  l'abordage  plus  difiicile  si  l'on  osait 
le  tenter. 

Quand  ces  préparatifs  furent  terminés,  chacun  se 
rendit  à  son  poste.  Tous  les  yeux  étaient  tournés 
vers  l'occident,  mais  la  nuit  était  devenue  si  noire 
qu'il  n'était  plus  possible  d'apercevoir  la  chaloupe. 

Quelques  heures  s'écoulèrent,  et  rien  ne  parut  à 
l'orient  ni  à  l'occident.  Les  matelots  de  quart  ten- 
taient vainement  de  découvrir  la  chaloupe  ennemie 
ou  les  sillons  tracés  par  la  rame  dans  les  flots;  les 
autres  avaient  pris  le  parti  de  se  jeter  sur  leurs  ha- 
macs, et  moi-même  ,  excédé  de  fatigue,  j'allais  me 
retirer  quand  le  capitaine  vint  auprès  de  moi. 

«  Eh  bien!  capitaine,  lui  dis-je ,  que  sont  deve- 
nus vos  loups  de  mer? 

—  Ils  se  sont  séparés  sans  doute  ;  répondit-il,  et 
en  vérité  j'en  suis  sincèrement  affligé;  mais  il  est 
difficile  de  rien  comprendre  à  leur  manœuvre  ;  il  est 
pourtant  nécessaire  de  faire  bonne  garde. 

—  Pour  mon  compte,  repris-je,  je  suis  fatigué  de 
tenir  mes  regards  fixés  sur  la  mer  sans  rien  aperce- 
voir; j'aime  mieux  contempler  la  tempête  qui  se 
forme  à  l'orient.  » 

Je  me  retournai  en  ce  moment ,  et  mes  yeux  fu- 
rent à  l'instant  frappés  par  un  rayonnement  dans 
l'eau,  qui  paraissait  et  disparaissait  successivement 
et  d'une  façon  régulière. 

«Les  voilà!  s'écria  aussitôt  le  capitaine  ,  dont  les 
yeux  avaient  suivi  la  direction  des  miens.  Les  mi- 
sérables viennent  vers  nous  du  côté  de  Saint-Do- 
mingue, et  ils  seront  bientôt  près  du  navire.  Aux 
armes,  enfants!  continua-t-il  d'une  voix  puissante, 
et  que  chacun  se  rende  à  son  poste.  » 


RENCONTRE 

L'alerte  fut  ainsi  donnée;  et  tout  le  monde  obéit 
avec  promptitude. 

«  Que  chacun  se  tienne  dans  les  esparres  ;  qu'on 
cache  soigneusement  les  agrès,  continua  le  capi- 
taine ,  et  que  personne  ne  s'avise  défaire  feu  avant 
que  je  l'ordonne. 

—  Oui!  oui!  »  répondit  en  criant  l'équipage,  et 
avec  une  telle  précision  qu'on  eût  dit  qu'il  n'y  avait 
qu'une  seule  vois. 

Le  capitaine  continua  à  donner  ses  ordres  avec  un 
grand  sang-froid ,  et  quelques-uns  d'entre  nous  s'é- 
taient rendus  à  ses  côtés. 

Dans  un  instant ,  nos  pièces  de  canon  présentèrent 
leur  énorme  gueule  à  la  petite  chaloupe  qui  courait 
en  serpentant  vers  nous,  et  n'était  plus  qu'à  la 
distance  d'un  quart  de  mille. 

Nous  nous  attendions  à  nous  voir  attaqués  à  la 
fois  par  plusieurs  chaloupes;  mais  une  seule  était 


D'UN  PIRATE.  43 

devant  nous,  et  nous  nous  demandions  comment 
cette  frêle  embarcation  osait  se  mesurer  avec  un 
navire  armé  de  canons  et  défendu  par  un  brave 
équipage. 

«  Chaloupe ,  au  large  !  »  cria  tout  à  coup  le  capi- 
taine Burke  de  toute  la  force  de  ses  poumons. 

On  ne  fit  point  de  réponse  ,  seulement  nous  vîmes 
les  voiles  se  mouvoir  avec  plus  de  rapidité. 

"  Au  large ,  misérables  !  répéta  le  capitaine  dune 
voi.x  tonnante ,  ou  je  vous  coule  à  fond  avec  votre 
chaloupe!  » 

Cette  menace  et  une  mèche  enflammée  que  je  te- 
nais à  la  main  et  qui  jetait  une  grande  clarté  sur 
tout  le  vaisseau  semb'èrent  intimider  ces  brigands; 
ils  parurent  hésiter;  la  marche  de  leur  embarcation 
se  ralentit;  le  capitaine  crut  que  la  victoire  était 
décidée ,  et  il  éleva  la  voix  en  ces  termes  :  «  Jetez 
vos  armes  à  la  mer,  et  rendez-vous'  » 


Une  décharge  de  mousqueterie  répondit  à  ces  pa- 
roles, une  douzaine  de  balles  sifflèrent  à  nos  oreilles; 
le  chapeau  du  capitaine,  atteint  par  l'une  d'elles, 
alla  tomber  à  quelques  pas  de  là  sur  le  pont.  «  Feu  !  » 
s'écria  alors  celui-ci  avec  un  énergique  juron.  Tout 
à  coup  des  flots  de  flamme  et  de  fumée  jaillirent 
du  tillac,  et  cette  explosion  terrible,  au  milieu  de  la 


profonde  tranquillité  des  éléments ,  fut  semblable 
aux  éclats  de  la  foudre.  Un  craquement ,  un  bruit 
de  corps  tombant  avec  fracas  dans  la  mer,  et  par- 
dessus tout  cela  des  cris  d'agonie  et  des  gémisse- 
ments venant  du  lieu  où  se  trouvaient  les  ennemis, 
succédèrent  à  la  décharge  du  canon. 
Mais  la  fumée  ne  s'étant  point  encore  suffisamment 


44  REVUE  PITTORESQDE. 

dissipée  pour  que  nous  pussions  voir  l'effel  de  celte 
décharge  ,  nous  n'apercevions  sur  les  flots  ni  la  cha- 
loupe ni  aucune  trace  des  misérables  qui  la  mon- 
taient, et  nous  crûmes  que  l'équipage  tout  entier 
avait  été  précipité  au  fond  de  1  abîme.  «  Par  saint 
Georges  !  s'écria  le  capitaine  avec  une  expression 
de  regret  et  en  essuyant  avec  son  mouchoir  sa  tète 
ensanglantée,  j'aurais  mieux  fait  de  m'emparer  de 
tous  ces  vauriens  et  de  les  faire  pendre  avec  le.-i  hon- 
neurs qui  leur  étaient  dus,  plutôt  que  de  les  noyer 
d'une  façon  si  brutale.  Il  est  impossible  de  viser  avec 
plus  de  justesse  ,  quand  même  vous....  » 

Des  hurlements  affreux  partis  de  dessous  le  na- 
vire interrompirent  notre  capitaine  au  milieu  de  son 
discours,  et  nous  vîmes  au  milieu  de  la  fumée  une 
petite  embarcation  qui  cherchait  à  se  cramponner  à 
l'avant  du  navire  ,  et  une  douzaine  de  nègres  aux 
formes  athlétiques  se  précipitèrent  à  l'abordage.  Mais 
nos  précautions  étaient  trop  bien  prises.  Les  abords 
du  navire  étaient  si  bien  gardés,  que  la  plupart  de 
de  ces  forbans  furent  repoussés  et  rejelés  dans  la 
mer.  Ils  proféraient  en  tombant  d'affreux  blas- 
phèmes et  nous  menaçaient  de  leurs-pislolels ,  même 
après  qu'ils  étaient  remplis  d'eau.  En  même  temps 
leur  chaloupe,  qui  avait  été  fortement  endommagée 
par  le  feu  de  noire  canon  ,  chavira  et  coula  à  fond. 
Pourtant  quelques-uns  d'entre  eux  étaient  parvenus 
à  atteindre  le  pont  du  navire,  ils  nous  attaquèrent 
avec  fureur;  mais,  entourés  de  tous  côtés  ,  ils  cé- 
dèrent au  nombre  et  se  rendirent.  Cinq  autres  de 
ces  misérables  furent  retirés  de  l'eau  et  faits  pri- 
sonniers. 

Un  de  ces  forbans  avait  réussi  à  mettre  le  pied  sur 
le  pont,  lorsqu'un  jeune  matelot ,  nommé  Ralph,  se 
précipita  sur  lui  avec  fureur.  Le  noir  et  Ralph  se 
saisirent  au  corps,  luttèrent  un  instant  ensemble, 
et,  après  s'être  balancés  entre  le  pont  et  l'eau  ,  le 
pirate,  qui  était  le  plus  lourd  des  deux,  tomba  en 
arrière  et  entraîna  avec  lui  dans  la  mer  son  coura- 
geux adversaire. 

Ils  disparurent  un  moment;  mais  nous  les  vîmes 
peu  après  tous  deux  entrelacés  reparaître  à  la  sur- 
face des  flots  à  quelques  mètres  du  navire.  Alors 
commença  le  combat  le  plus  étonnant  et  le  plus  ter- 
rible dont  j'aie  jamais  été  témoin.  Nul  de  nous  n'avait 
les  moyens  de  secourir  notre  brave  compagnon  ;  nul 
n'osait  faire  feu  sur  le  brigand  ,  car  tous  deux  se  te- 
naient si  étroitement  serrés,  leurs  évolutions  étaient 
si  rapides,  et  la  clarté  que  la  lune  jetait  sur  cette 
affreuse  scène  était  si  faible,  qu'il  était  impossible 
de  viser  l'un  des  deux  champions  sans  mettre  en 
danger  la  vie  de  l'autre.  Il  serait  difQcile  de  dépein- 
dre les  angoisses  de  tout  l'équipage;  nous  respirions 
à  peine  à  la  vue  de  l'affreuse  situation  de  noire  in- 
fortuné camarade.  Au  commencement  de  la  lutte, 
les  efforts  de  chaque  combattant  paraissaient  tendre 


à  noyer  son  adversaire;  ils  roulaient  à  la  surface 
de  la  mer,  ils  se  heurtaient  et  s'agitaient  comme 
des  monsires  marins.  Un  mstant  tous  deux  s'enfon- 
cèrent et  disparurent  à  nos  yeux.  Nous  étions  en 
proie  à  la  plus  terrible  anxiété;  peu  après  ils  repa- 
lurent,  échangèrent  quelques  coups,  et,  se  serrant 
étroitement  avec  une  aveugle  fureur,  ils  s'enfon- 
cèrent de  nouveau  dans  la  mer.  Tous  deux  négli- 
geant de  faire  usage  de  leurs  armes  qui  eussent 
promptement  terminé  le  combat,  ils  se  battaient, 
non  comme  des  créatures  humaines,  mais  comme 
des  bêtes  sauvages  qui  cherchent  à  s'étrangler  pour 
se  dévorer  ensuite. 

«  Attendrons-nous  patiemment  la  mort  de  notre 
camarade?  »  dit  enfin  un  des  matelots.  Ces  mots  fi- 
rent évanouir  le  charme  (|ui  semblait  avoir  été  jeté 
sur  nous. 

«  La  chaloupe  en  mer!  »  s'écria  aussitôt  le  capi- 
taine ;  et  six  hommes  s'élancèrent  à  la  fois  pour  exé- 
cuter cet  ordre.  Précisément  en  ce  moment  les  deux 
combattants  disparurent;  ils  restèrent  si  longtemps 
sous  les  flots  que  les  matelots  qui  étaient  occupés  à 
détacher  la  chaloupe  suspendirent  leur  opération  ; 
et  tous,  dans  une  inquiétude  mortelle,  les  yeux 
fixés  sur  la  mer,  nous  attendîmes  qu'ils  reparussent 
à  la  surface  des  flots.  Enfin  ,  à  la  distance  d'environ 
Irente  mètres  ,  les  eaux  se  divisèrent,  et  un  seul 
homme  reparut.  «  Est-ce  vous  ,  Ralph  ?  »  s'écria  le 
capitaine  d'une  voix  tremblante. 

—  Non  !  mais  il  y  a  quelque  chose  de  lui  sur  la 
lame  de  mon  poignard!  »  répondit  le  noir  avec  un  air 
sardonique,  et  s'élançant  hors  de  l'eau  de  toute  sa 
hauteur ,  il  jeta  vers  nous  son  fer  avec  violence. 
L'arme  passa  au-de.ssus  de  nos  têtes,  et  rencontrant 
le  mât  de  misaine  ,  s'y  enfonça  profondément. 

Les  éclats  d'un  rire  afi'reux  et  le  choc  d'un  corps 
tombant  dans  la  mer  attirèrent  nos  regards  vers  le 
lieu  d'où  partait  ce  bruit,  et  nous  n'aperçûmes  plus 
à  la  surface  des  flots  que  de  nombreuses  rides  qui 
s'élargi.ssaient  en  forme  de  cercles.  Des  idées  de 
vengeance  naissaient  tardivement  dans  nos  cœurs. 
Quelques  matelots ,  dans  le  premier  mouvement  de 
colère,  firent  feu  sur  ces  cercles  tournoyants,  sans 
réfléchir  à  l'inutilité  de  leurs  tentatives.  D'autres  te- 
naient leur  fusil  prêt  à  faire  feu  ,  les  yeux  fixés  im- 
mobiles sur  l'Océan  ,attendantquele  brigand  montrât 
sa  tète  au-dessus  des  eaux.  Mais  ils  attendirent  en 
vain  ,  le  noir  ne  reparut  plus. .Les  rapides  messagers 
de  la  mort,  destinés  à  mettre  fin  à  sa  vie  ,  passèrent 
au-dessus  de  sa  tête,  et  s'il  eût  été  possible  de  pé- 
nétrer dans  son  vaste  tombeau  ,  on  l'eût  trouvé  re- 
posant en  paix  au  fond  de  l'abîme ,  à  côté  de  son 
dernier  ennemi. 

Un  morne  silence  régnait  sur  le  vaisseau  ,  les  ma- 
telots se  regardaient  tristement  entre  eux;  et  puis, 
comme  si  la  mort  de  leur  camarade  exigeait  un  plus 


RENCONTRE  D'UN  PIRATE 
grand  sacrifice,  leurs  veux  s'arrêtèrent  d'un  air  fii- 


45 


rouche  sur  leurs  prisonniers  qui  étaient  là  à  leur 
discrétion ,  pieds  et  poings  liés.  Quiconque  est  at- 
coutumé  à  lire  dans  les  physionomies  eût  compris 
aisément  que  les  liens  d'une  sévère  discipline  em- 
pêchaient seuls  ces  braves  matelots  de  se  livrer  à 
un  crime  affreux,  à  une  vengeance  expéditive  qui 
les  eût  rabaissés  au  niveau  de  leurs  barbares  enne- 
mis. Mais  le  capitaine,  comprenant,  à  la  fureur  qui 
animait  son  équipage  ,  tout  le  danger  que  couraient 
ses  prisonniers ,  les  Gt  promptement  jeter  dans  les 
écoutilles.  Notre  victoire ,  bien  que  complète  ,  avait 
été  acheiée  par  du  sang.  Outre  l'infortuné  Ralph  , 
nous  perdîmes  un  matelot  qui  fut  frappé  de  deux 
balles  à  la  fois.  Lune  l'atteignit  au  côté  gauche  ,  et 
l'autre  près  du  cœur.  Le  malheureux  tomba  sur  le 
pont,  et  il  expira  quelques  instants  après  dans  son 
hamac. 

Au  commencement  du  combat,  une  balle  avait, 
comme  nous  l'avons  dit ,  emporté  le  chapeau  du  ca- 
pitaine, avait  tracé  un  sillon  dans  sa  chevelure  ,  et 
lui  avait  fait  une  profonde  blessure  à  la  tête;  moi- 
même  je  fus  blessé  au  visage,  et  je  reçus  une  forte 
contusion  à  la  jambe  gauche.  Depuis  le  premier  coup 
de  feu  jusqu'au  moment  où  les  ennemis  tombèrent 
en  notre  pouvoir  ,  il  ne  s'était  pas  écoulé  plus  d'un 
quart  d'heure.  Le  combat  avait  été  terrible,  mais 
maintenant  tout  était  autour  de  nous  dans  une  paix 
profonde,  et  le  navire  continuait  à  voguer  au  souflle 
d'une  brise  qui  ridait  à  peine  la  surface  de  l'Océan. 

Il  fallait  célébrer  les  funérailles  du  brave  que  nous 
avions  perdu.  Nos  prières  ne  devaient  point  man- 
quer à  l'infortuné  Ralph,  dont  le  corps  reposait  déjà 
dans  les  abîmes  de  la  mer. 

Lorsque  le  désordre  qui  régnait  à  bord  eut  été 
réparé ,  on  s'occupa  de  la  cérémonie.  Les  camarades 
du  défunt,  avec  l'assistance  du  maître  voilier  et  en 
la  présence  du  maître  d'armes ,  cousirent  le  corps 
dans  son  hamac ,  et  ayant  fixé  deux  boulets  de  canon 
à  ses  pieds ,  ils  le  déposèrent  dans  un  panier  à  claire- 
voie  ,  où  l'on  mit  des  cordes  nouvellement  goudron- 
nées. On  eut  soin  de  laisser  dans  le  suaire  du  marin 
une  partie  de  son  linge  et  de  ses  vêtements.  On  fait 
ainsi  apparemment  pour  dissimuler  la  forme  du 
corps,  qui,  ainsi  préparé,  ressemble  assez  à  une 
momie  égyptienne.  On  le  porta  ensuite  à  la  partie 
arrière  du  vaisseau,  on  le  plaça  sur  l'écoutille,  et 
on  couvrit  le  tout  du  pavillon  national.  Quelquefois 
on  expose  le  mort  entre  le  grand  mât  et  l'arlmion , 
sur  le  deuxième  pont ,  mais  plus  généralement  c'est 
où  j'ai  dit,  sous  le  mât  de  mestre. 

Le  lendemain  ,  la  cloche  sonna  les  funérailles ,  et 
tous  les  matelots  s'assemblèrent  sur  la  galerie  du 
faux-pont  et  autour  du  màt  de  mestre  ,  tandis  que 
les  otBciers  occupèrent  la  partie  d'avant  du  gaillard 
d'arrière.  Dans  les  vaisseaux  de  guerre ,  et  cela  est 


très-bien ,  il  est  d'obligation ,  pour  les  officiers  et 
tout  l'équipage  ,  d'assister  à  la  cérémonie.  C'est  une 
marque  d'égards  pour  un  camarade,  dont  on  ne  de- 
vrait se  dispenser  que  dans  les  occasions  de  grandes 
fatigues,  ou  lorsque  quelque  funeste  maladie  règne 
sur  le  navire  et  y  fait  des  ravages  de  tous  les  jours 
et  de  toutes  les  nuits  ,  de  toutes  les  heures.  Alors  , 
certes,  il  sulEt  des  hommes  de  quart  pour  une  céré- 
monie trop  st)uvent  répétée.  Dan*ces  tristes  circon- 
stances, les  funérailles  succèdent  presque  imniédia- 
tement  à  la  mort. 

Je  viens  à  la  cérémonie.  Pendant  que  l'équipage 
se  rendait  à  l'appel  du  glas  funèbre,  le  panierà  claire- 
voie  sur  lequel  le  corps  était  placé,  étant  enlevé 
par  les  compagnons  de  gamelle  du  défunt,  fut  déposé 
au  travers  de  la  galerie  de  la  cale.  On  démonta  les 
espontilles  volantes  des  sauvegardes  de  beaupré, 
et  l'on  pratiqua  au  filet  de  bastingage  une  ouverture 
assez  large  pour  laisser  un  libre  passage.  Le  corps 
resta  couvert  du  pavillon,  les  pieds  légèrement  pro- 
jetés sur  le  plat-bord  ,  tandis  que  ses  compagnons 
de  gamelle  se  rangèrent  de  chaque  côté.  On  attacha 
ensuite  un  câble  au  panier  à  claire-voie  dans  un  but 
que  je  dirai  tout  à  l'heure.  Quand  tout  fut  prêt,  le 
capitaine  vint  sur  le  gaillard  d'arrière,  et  commença 
le  beau  service  de  l'église  anglicane,  qui  ne  manque 
jamais  de  produire  la  plus  solennelle  impression  sur 
les  marins  les  plus  grossiers  et  les  moins  réfléchis. 
La  cloche  a  -cessé  de  faire  entendre  son  glas ,  et 
chacun  se  tient  debout,  silencieux  et  la  tête  décou- 
verte pendant  la  lecture  des  prières  des  morts.  Les 
marins,  malgré  leur  morale  relâchée,  sont  très-portés 
à  des  émotions  sincèrement  religieuses,  mais  sur- 
tout il  serait  difficile  de  trouver  un  auditoire  plus 
respectueux  que  celui  qui  se  réunit  sur  le  gaillard 
d'un  vaisseau  de  guerre  pour  les  funérailles  d'un 
camarade. 

Le  service  des  morts  dans  l'armée  de  terre  con- 
tient les  paroles  suivantes  :  «  Puisqu'il  a  plu  à  Dieu, 
dans  sa  miséricorde  infinie,  d'appeler  dans  son  sein 
l'àme  de  notre  bien-aimé  frère ,  ici  trépassé ,  nous 
confions  son  corps  à  la  terre,  poussière  à  poussière, 
cendres  à  cendres,  avec  l'espérance  une  et  certaine 
de  sa  résurrection,  etc.  »  Quiconque  a  assisté  aux 
funérailles  d'un  ami  (et  c'est-à-dire  presque  tout  le 
monde)  doit  se  rappeler  la  solennité  de  cette  partie 
de  la  cérémonie  où,  à  mesure  que  ces  mots  sont 
prononcés,  o.n  jette  dans  la  fosse  trois  pleines  mains 
de  terre  qui ,  tombant  sur  le  cercueil,  y  retentissent 
avec  un  bruit  creux  et  triste ,  ne  ressemblant  à  au- 
cun autre  que  je  connaisse. 

Dans  le  service  des  morts  à  bord  d'un  vaisseau  , 
la  prière  que  j'ai  citée  offre  cette  variante  :  «  Puis- 
qu'il a  plu  à  Dieu  tout-puissant,  dans  sa  miséri- 
corde infinie ,  d'appeler  dans  son  sein  notre  bien- 
aimé  frère  ,  ici  trépassé,  nous  confions  son  corps  à 


KEVUE  PITTORESQUE. 


la  mer  pour  y  être  corrompu,  comme  c'est  le  sort 
de  tout  ce  qui  a  eu  vie,  avec  l'espérance  de  sa  ré- 
surrection quand  la  mer  rendra  ses  morts  pour  la 
vie  éternelle.  »  Au  commencement  de  cette  prière, 
un  des  matelots  se  pencha  et  dégagea  le  pavillon 
jeté  sur  les  restes  de  son  camarade,  pendant  que 
les  autres  ,  en  entendant  ces  mots  :  «  Nous  conâons 
son  corps  à  la  mer ,  )i  jetèrent  le  panier  à  claire-voie 
dans  les  flots.  Le  corps,  étant  chargé  de  deux  bou- 
lets à  ses  extrémités  inférieures,  se  sépara  brusque- 
ment du  panier,  plongea  tout  à  coup  dans  l'Océan, 
et  en  un  instant ,  semblable  à  une  goutte  de  pluie  , 
s'enfonça  dans  l'abîme  avec  le  bruit  d'un  Qot  qui 
bouillonne. 

Celte  partie  de  la  cérémonie  fait  moins  d'impres- 
sion que  celle  qui  lui  correspond  sur  terre  ;  mais 
il  y  a  encore  quelque  chose  de  solennel  et  qui 
fait  tressaillir  dans  la  chute  soudaine  du  corps 
dans  la  mer ,  suivi  du  bruit  du  panier  qu'on  re- 
morque sous  les  chaînes  des  grands  haubans.  Par  un 
beau  jour,  par  une  belle  nier  calme,  et  lorsque  tous 
les  officiers,  les  hommes  de  l'équipage  sont  assem- 
blés ,  la  cérémonie  que  je  viens  de  décrire ,  quoique 
bien  triste,  comme  elle  doit  toujours  l'être,  est  sou- 
vent si  belle,  tout  considéré,  que,  quoi  qu'on  en 
ait,  elle  laisse  même  des  impressions  agréables 
dans  l'esprit. 

Parmi  toutes  les  funérailles  auxquelles  j'ai  assisté 
sur  mer,  il  en  est  une  qui  me  causa  des  émotions 
exclusivement  mélancoliques.  Elle  eut  lieu  à  bord 
du  Hasting .  sur  les  côtes  de  l'Amérique  du  Sud. 

Il  y  avait  sur  le  navire  un  petit  garde-marine,  si 
délicat,  si  frêle,  que  la  profession  de  marin  n'était  pas 
sa  vocation  ;  mais  sa  famille  et  lui-même  en  avaient 
jugé  autrement,  et  comme  il  avait  une  ardeur,  un 
zèle  au-dessus  de  ses  forces,  il  languit  bientôt  visi- 
blement. Ce  jeune  homme  était  le  favori  de  tout 
l'équipage.  Les  matelots  lui  souriaient  lorsqu'il  pas- 
sait, comme  ils  l'eussent  fait  à  un  enfant.  Les  offi- 
ciers le  caressaient  et  le  comblaient  d'amitiés.  Ses 
camarades ,  avec  une  familiarité  qui  ne  lui  plaisait 
pas  toujours  ,  mais  de  laquelle  il  ne  pouvait  si; 
défendre  parce  qu'elle  exprimait  leur  amitié  pour 
lui,  l'avaient  surnommé  Child  (le  pauvre  enfant  !;. 

Nous  le  plaignîmes  longtemps.  J'ai  oublié  quelle 
était  la  nature  de  sa  maladie,  mais  il  n'était  pas  mal- 
aisé de  voir  que  sa  santé  déclinait  par  degrés  ;  enfin 
il  s'éteignit  comme  l'eût  fait  un  flambeau  exposé  au 
vent.  Il  expira  dans  la  matinée,  et  le? préparatifs 
du  cercueil  ne  furent  faits  que  le  soir. 

Je  me  rappelle  que,  m'approchant  de  Child  dans 
le  courant  de  la  journée,  je  lui  posai  la  main  sur  le 


cœur.  Je  le  trouvai  chaud,  si  chaud  même  que  l'on 
aurait  pu  croire  qu'il  battait  encore.  J'étais  attaché 
à  mon  petit  camarade,  je  n'étais  pas  beaucoup  plus 
grand  que  lui,  et  j'étais  heureux  que  mon  ami, 
quoique  éteint  depuis  plusieurs  heures,  n'eût  pas 
encore  été  atteint  par  le  froid  glacial  de  la  mort. 

Cet  incident  m'est  depuis  lors  bien  souvent  re- 
venu à  la  pensée,  surtout  connaissant  la  croyance 
des  Espagnols,  qui  prétendent  que  les  enfants  sont , 
après  leur  mort,  convertis  en  anges,  sans  aucun  de 
ces  obstacles  qui  arrêtent  les  âmes  des  hommes. 
Quelques  circonstances  particulières  concoururent 
aussi,  pour  leur  part,  à  graver  pour  jamais  cette 
scène  dans  mon  souvenir;  la  superstition  des  mate- 
lots eux-mêmes  y  contribuait  de  son  côté. 

Je  ne  sais  ce  qui  empêcha  dans  la  journée  que  la 
cérémonie  funèbre  n'eût  lieu  avant  le  coucher  du 
soleil.  La  soirée  fut  très-sombre,  et 'le  vent  souffla 
avec  tant  de  force  qu'on  dut  abattre  les  vergues  et 
les  voiles  du  màt  de  perroquet.  Il  fallait  s'attendre 
à  une  nuit  orageuse.  Comme  il  était  nécessaire  d'a- 
voir de  la  lumière  pour  se  reconnaître ,  plusieurs 
lanternes  furent  placées  sur  le  gaillard  d'arrière  ,  et 
le  long  de  l'échelle  de  bord.  Tous  les  matelots  et  les 
officiers  étaient  assemblés ,  les  uns  sur  les  deux 
gaillards,  les  autres  dans  les  bateaux.  La  Ilande- 
Vorte,  illuminée  jusqu'à  sa  vergue,  se  gonflait  sous 
le  vent,  qui  devenait  de  plus  en  plus  fort,  et  nous 
donnait  à  craindre  que  nous  ne  fussions  forcés  d'in- 
terrompre la  cérémonie.  La  batterie  basse  était  tout 
à  fait  sous  l'eau,  et  plus  d'une  fois  l'extrémité  du 
panier  qui  renfermait  le  corps  de  notre  pauvre  ca- 
marade atteignit  le  sommet  des  lames  écumantes 
qui  passaient  en  sifllant. 

Pendant  toute  la  cérémonie  ,  la  pluie  ne  cessa  de 
tomber  sur  les  tètes  nues  de  l'équipage,  et  mouilla 
le  livre  de  prières.  Le  vent  poussait  de  tristes  gé- 
missements autour  de  nous  ;  les  éléments  étaient  en 
complète  harmonie  avec  les  sentiments  de  tout  l'é- 
quipage. Le  vaisseau,  ébranlé  par  un  violent  roulis, 
criait  de  la  proue  à  la  poupe,  et  au  milieu  du  bruit 
sourd  de  la  mer,  des  cordages  et  du  vent,  il  était 
souvent  difficile  d'entendre  les  paroles  de  la  céré- 
monie funèbre.  Néanmoins,  à  un  geste  du  capitaine, 
les  matelots  comprirent  que  le  moment  était  venu  de 
jeter  le  corps  à  la  mer  ;  justement  en  ce  moment-là 
il  survint  une  si  forte  rafale ,  que  l'on  n'entendit 
point  le  bruit  de  sa  chute  dans  les  flots  :  ce  qui  fut 
cause  que  les  matelots  dirent  que  leur  jeune  favori 
n'avait  pas  été  à  la  mer,  mais  que,  porté  sur  l'aile 
de  l'orage ,  il  avait  pris  tout  droit  le  chemin  du  pa- 
radis. 

(TRADUIT    DE    l'A.NGLAIS.) 


LA  DANSE  DES  SALONS 


PAR  CELLARIUS. 


DESSINS  PAR  GAVARNI. 


La  danselongtemps  humiliée  relève  enfin  la  jambe, 
peu  à  p'iu  elle  ressaisit  son  ancien  empire ,  elle  a 
ses  adeptes,  ses  notabilités,  ses  gloires.  La  valse  à 


deux  temps  fait  des  mariages,  et  la  polka  des  secré- 
taires d'ambassade;  nous  sommes  revenus  aux  beaux 
jours  de  M.  de  Trenis. 


Mais  nous  n'avons  pas  le  temps  d'envisager  la 
danse  au  point  de  vue  matrimonial  et  diplomatique. 
Jetons-nous  hardiment  dans  l'esthétique  ;  aussi  bien 


voici  un  livre  qui  contient  toutes  les  règles,*tous  les 
préceptes  de  ce  grand  art  de  la  danse  qui ,  malgré 
ses  allures  légèrement  étrangères ,  restera  toujours 


48 


un  art  français.  La  danse  nationale,  nous  ne  pouvons 
en  disconvenir  ,  a  beauroup  emprunté  pendant  ces 
dernières  années  à  la  cliuré^raphie  du  Nord;  elle  a 
suivi  l'exemple  de  la  littérature;  notre  danse  s'est 
inspirée  du  Goethe  anonyme,  du  Mickiewitz  inconnu 
qui  ont  inventé  la  valse  à  deux  temps  et  la  mazurka. 
Comme  le  théâtre,  comme  le  roman,  comme  la  mu- 
sique, la  danse  est  devenue  romantique.  Terpsichore 
était  la  dernière  musc  qui  fît  encore  quelque  résis- 
tance. La  victoire  du  progrés  est  maintenant  complète. 
Cellarius  peut  revendiquer  la  gloire  de  ce  mouve- 
ment :  il  a  arboré  hardiment  le  drapeau  des  idées 
nouvelles,  il  a  révolutionné  les  jambes  de  sa  généra- 
lion.  Grâces  à  son  bon  goùl,  à  son  élégante  modé- 
ration ,  la  victoire  a  été  pure  de  tout  excès;  les  droits 
légitimes  de  l'ancienne  danse  respectés,  la  tradition 
rajeunie,  le  bon  sens  français  protégé  contre  la  fou- 
gue quelquefois  trop  capricieuse  du  Nord  parleront 
longtemps  en  faveur  de  son  école,  et  la  feront  vivre 
dans  l'histoire  de  l'art.  Pour  juger  de  l'enseignement 
de  Cellarius  on  n'a  qu'à  lire  la  Danse  des  salons; 
ce  livre  dans  lequel  il  vient  de  déposer  le  résultat  de 
ses  méditations  et  le  fruit  d'une  longue  pratique. 
Depuis  la  contredanse  française  jusqu'à  la  Napoli- 


REVUE  PITTORESQUE. 

laine,  que  le  maître  vient  à  peine  de  laisser  tomber 
de  ses  pieds  savants,  polka,  mazurka,  redowa,  valse 
à  deux  temps,  Cellarius  passe  toutes  les  danses  en  re- 
vue ,  assigne  à  chacune  son  caractère  propre  ,  donne 
les  règles  de  l'exécution,  décrit  les  nécessités  de  leur 
allure  particulière  Après  avoir  lu  ce  livre,  je  me 
suis  senti  meilleur...  danseur. 

C'est  absolument  comme  si  j'avais  assisté  à  un 
cours  de  Cellarius  ;  j'ai  écoulé  le  maître,  j'ai  vu  val- 
ser, polker,  mazurkerdes  femmes  charmantes,  grâce 
au  crayon  de  Gavarni  qui  a  enrichi  cet  ouvrage  de 
douze  dessins  des  plus  dansants.  C'est  la  soirée  du 
danseur  esquissée  depuis  l'invitation  à  la  première 
contredanse  jusqu'au  cotillon.  Quel  mol  viens-je  de 
prononcer!  Rassurez-vous,  conducteurs  novices  et 
inexpérimentés,  le  cotillon  n'aura  désormais  plus  d'é- 
cueils  pour  vous;  Cellarius  a  réuni  toutes  les  figures 
du  cotillon  à  la  Qn  de  son  livre  ;  si  la  mémoire  vous 
manque  au  milieu  du  bal,  la  maîtresse  de  la  maison 
ira  chercher  son  dictionnaire  et  vous  soufflera. 

Voilà  donc  la  danse  moderne,  la  danse  des  salons 
définitivement  fixée  par  la  publication  du  livre  de 
Cellarius. 


L/\  JEUXESSE  DE  NAPOLEON. 


-IM.3- 


Le  1S  août  1769 ,  naquit  à  Ajaccio  un  enfant  qui 
reçut  de  ses  parents  le  nom  de  Buona|)artc  ,  et  du 
ciel  celui  de  Napoléon. 


Les  premiers  jours  de 
sa  jeunesse  s'écoulèrent 
au  milieu  de  celte  agita- 
tion flévreuse  qui  suit  les 
révolulions;  la  Corse,  qui 
depuis  un  demi -siècle 
rêvait  l'indépendance, 
venait  d'être  moitié  con- 
quise, moitié  vendue,  et 
n'était  sortie  de  l'escla- 
vage de  Gènes  que  pour 
tomber  au  pouvoir  de  la 
France.  Paoli,  vaincu  à 
Ponte-Nuovo,  allait  cher- 
cher avec  son  frère  et 
ses  neveux  un  asile  en 
Angleterre  ,  où  Alfieri 
lui  dédiait  son  Timoléon. 
L'air  que  respira  le  nou- 
veau-né était  chaud  des 
haines  civiles ,  et  la  clo- 
che qui  sonna  son  bap- 
tême toute  frémissante 
encore  du  tocsin. 

Charles  do  Buonaparte,  son  père,  et  La;lilia  Ua- 
molino  ,  sa  mère ,  tous  deu.x  de  rare  palricicnne  cl 


originaires  do  ce  charmant  village  de  San-Miniato , 
qui  domine  Florence,  après  avoir  été  les  amis 
de  Paoli,  avaient  aban- 
donné son  parti,  et  s'é- 
(aient  ralliés  à  l'influence 
française.  Il  leur  fut  donc 
facife  d'obtenir  de  M.  de 
Marbœuf,  qui  revenait 
comme  gouverneur  dans 
l'ile  où  dix  ans  aupa- 
ravant il  avait  abordé 
comme  général ,  sa  pro- 
tection pour  faire  en- 
trer le  jeune  Napoléon 
à  l'école  militaire  de 
Brienne.  La  demande  fut 
accordée  ,  et  quelque 
temps  après,  M.  Ber- 
ton ,  sous  -  principal  du 
collège  ,  inscrivait  sur 
ses  registres  la  note  sui- 
vante : 

«  .Vujourd'hui,  23 avril 
1779  ,  Napoléon  de  Buo- 
naparte est  entré  à  l'É- 
cole royale  militaire  de 
Brienne -le-Château ,  à 
l'âge  de  neuf  ans ,  huit  mois  et  cinq  jours.  » 
Le  nouveau  venu  était  Corse,  c'est-à-dire  d'un 


50 

pays  qui,  de  nos  jours  encore,  lutte  contre  la  civili- 
sation avec  une  force  d'inertie  telle ,  qu'il  a  conservé 
son  caractère  à  défaut  de  son  indépendance  :  il  ne 
parlait  que  l'idiome  de  son  île  maternelle  ;  il  avait 
le  teint  brûlé  du  méridional ,  l'œil  sombre  et  perçant 
du  montagnard.  C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour 
exciter  la  curiosité  de  ses  camarades  et  augmenter  sa 
sauvagerie  naturelle,  car  la  curiosité  de  l'enfance 
est  railleuse  et  manque  de  pitié.  Un  professeur, 
nommé  Dupuis,  prit  en  compassion  le  pauvre  isolé, 
et  se  chargea  de  lui  donner  des  leçons  particulières 
de  languefrançaise  .'trois  mois  après  il  était  déjà  assez 
avancé  dans  cette  étude  pour  recevoir  les  premiers 
éléments  de  latinité.  Mais  dès  l'abord  se  manifesta 
chez  lui  la  répugnance  qu'il  conserva  toujours  pour 
les  langues  mortes,  tandis  qu'au  contraire  son  ap- 
titude pour  les  mathématiques  se  développa  dès  les 
premières  leçons  ;  il  en  résulta  que ,  par  une  de  ces 
conventions  si  fréquentes  au  collège,  il  trouvait  la 
solution  des  problèmes  que  ses  camarades  avaient  à 
résoudre,  et  ceux-ci ,  en  échange ,  lui  faisaient  ses 
thèmes  et  ses  versions,  dont  il  ne  voulait  pas  enten- 
dre parler. 

L'espèce  d'isolement  dans  lequel  se  trouva  pen- 
dant quelque  temps  le  jeune  Buonaparte,  et  qui  te- 
nait à  l'impossibilité  de  communiquer  ses  idées , 
éleva  entre  lui  et  ses  compagnons  une  espèce  de 
barrière  qui  ne  disparut  jamais  complètement.  Cette 
première  impression,  en  laissant  dans  son  esprit  un 
souvenir  pénible  qui  ressemblait  à  une  rancune , 
donna  naissance  à  celle  misanthropie  précoce  qui  lui 
faisait  chercher  des  amusements  solitaires  ,  et  dans 
laquelle  quelques-uns  ont  voulu  voir  les  rêves  pro- 
phétiques du  génie  naissant.  Au  reste,  plusieurs  cir- 
constances ,  qui  dans  la  vie  de  tout  autre  seraient 
restées  inaperçues,  donnent  quelque  fondement  au.x 
récits  de  ceux-là  qui  ont  essayé  de  faire  une  enfance 
exceptionnelle  à  cette  merveilleuse  virilité.  Nous  en 
citerons  deux. 

Un  des  amusements  les  plus  habituels  du  jeune 
Buonaparte  était  la  culture  d'un  petit  parterre  en- 
touré de  palissades,  dans  lequel  il  se  relirait  habi- 
tuellement aux  heures  des  récréations.  Un  jour,  un 
desesjeunes  camarades,  qui  était  curieux  de  savoir  ce 
(|u'il  pouvait  faire  ainsi  seul  dans  son  jardin,  escalada 
la  barricade,  elle  vit  occupé  à  ranger  dans  des  dispo- 
sitions militaires  une  foule  de  cailloux  dont  la  gros- 
seur indiquait  les  grades.  Au  bruit  que  Et  l'indiscret, 
Buonaparte  se  retourna,  et,  se  voyant  surpris,  or- 
donna à  l'écolier  de  descendre;  mais  celui-ci,  au  lieu 
d'obéir,  se  moqua  du  jeune  stratégiste,  qui,  peu  dis- 
posé à  la  plaisanterie ,  ramassa  le  plus  gros  de  ses 
cailloux ,  et  l'envoya  au  beau  milieu  du  front  du 
railleur  ,  qui  tomba  aussitôt  assez  dangereusement 
blessé. 

Vingt-cinq  ans  après,  c'est-à-dire  au  moment  de 


REVUE  PITTORESQUE. 

sa  plus  haute  fortune,  on  annonça  à  Napoléon  qu'un 
individu  qui  se  disait  son  camarade  de  collège  de- 
mandait à  lui  parler.  Comme  plus  d'une  fois  des  in- 
trigants s'étaient  servis  de  ce  prétexte  pour  arriver 
jusqu'à  lui,  l'ex-écolier  de  Brienne  ordonna  à  l'aide- 
de-camp  do  service  d'aller  demander  le  nom  de  cet 
ancien  condisciple;  mais  ce  nom  n'ayant  éveillé  au- 
cun souvenir  dans  l'esprit  do  Napoléon  : — Retournez, 
dit-il,  et  demandez  à  cet  homme  s'il  ne  pourrait  pas 
me  citer  quelque  circonstance  qui  me  remît  sur  sa 
voie.  —  L'aide-de-camp  accomplit  son  message  et 
revint  en  disant  que  le  solliciteur,  pour  toute  ré- 
ponse, lui  avait  montré  une  cicatrice  qu'il  avait  au 
front. —  Ah!  cette  fois  je  me  le  rappelle,  dit  l'Em- 
pereur ;  c'est  un  général  en  chef  que  je  lui  ai  jeté  à 
la  tète!.... 

Pendant  l'hiver  de  178.3  à  1784,  il  tomba  une  si 
grande  quantité  de  neige  que  toutes  les  récréations 
extérieures  furent  interrompues.  Buonaparte  ,  forcé 
malgré  lui  de  passer  les  heures  qu'il  donnait  ordi- 
nairement à  la  culture  de  son  jardin  au  milieu  des 
amusements  bruyants  et  inaccoutumés  de  ses  cama- 
rades ,  proposa  de  faire  une  sortie,  et,  à  l'aide  de 
pelles  et  de  pioches,  de  tailler  dans  la  neige  les  for- 
tifications d'une  ville,  qui  sérail  ensuite  attaquée  par 
les  uns  et  défendue  par  les  autres  :  la  proposition 
était  trop  sympathique  pour  être  refusée.  L'auteur 
du  projet  fut  naturellement  choisi  pour  commander 
un  des  deux  partis.  La  ville,  assiégée  par  lui,  fut 
prise  après  une  héroïque  résistance  de  la  part  de  ses 
adversaires.  Le  lendemain  la  neige  fondit;  mais  cette 
récréation  nouvelle  laissa  une  trace  profonde  dans  la 
mémoire  des  écoliers.  Devenus  hommes,  ils  se  sou- 
vinrent de  ce  jeu  d'enfant ,  et  ils  se  rappelèrent  les 
remparts  de  neige  que  battit  en  brèche  Buonaparte, 
en  voyant  les  murailles  de  tant  de  villes  tomber  de- 
vant Napoléon. 

A  mesure  que  Buonaparte  grandit,  les  idées  pri- 
mitives qu'il  avait  en  quelque  sorte  apportées  en 
germe  se  développèrent ,  et  indiquèrent  les  fruits 
qu'un  jour  elles  devaient  porter.  La  soumission  de 
la  Corse  à  la  France,  qui  lui  donnait,  à  lui,  son  seul 
représentant,  l'apparence  d'un  vaincu  au  milieu  de 
ses  vainqueurs,  lui  était  odieuse.  Un  jour  qu'il  dînait 
à  la  table  du  pèreBerlon,  les  professeurs,  qui  avaient 
déjà  plusieurs  fois  remarqué  la  susceptibilité  natio- 
nale de  leur  élève,  affectèrent  de  mal  parler  de  Paoli. 
Le  rouge  monta  aussitôt  au  front  du  jeune  homme, 
qui  ne  put  se  contenir.  —  Paoli,  dit-il,  était  un 
grand  homme,  qui  aimait  son  pays  comme  un  vieux 
Romain;  et  jamais  je  ne  pardonnerai  à' mon  père, 
qui  a  été  son  aide-de-camp ,  d'avoir  concouru  à  la 
réunion  de  la  Corse  à  la  France  ■.  il  aurait  dû  suivre 
la  fortune  de  son  général  et  tomber  avec  lui. 

Cependant,  au  bout  de  cinq  ans,  le  jeune  Buona- 
parte était  en  quatrième  et  avait  appris  de  mathé- 


LA  JEUNESSE  DE  NAPOLÉON. 


51 


maliques  tout  ce  que  le  père  Patraull  avait  pu  lui 
en  montrer.  Son  âge  était  l'âge  désigné  pour  passer 
de  l'école  de  Brienne  à  celle  de  Paris  :  ses  notes 
étaient  bonnes,  et  ce  compte-rendu  fut  envoyé  au 
roi  Louis  XYI  par  M.  de  Keralio,  inspecteur  des 
écoles  militaires  : 

oM.  deBuonaparte  (Napoléon),  néle15aoùt  1TC9, 
taille  de  quatre  pieds  dix  pouces  dix  lignes,  a  fait  sa 
quatrième  :  de  bonne  constitution,  santé  excellente; 
caractère  soumis,  honnêle,  reconnaissant;  conduite 
très-régulière  ;  s'est  toujours  distingué  par  son  ap- 
plication aux  mathématiques.  Il  sait  très-passable- 
ment son  histoire  et  sa  géographie  ;  il  est  assez  faible 
pour  les  exercices  d'agrément  et  pour  le  latin,  où 
il  n'a  fait  que  sa  quatrième.  Ce  sera  un  excellent 
marin.  Il  mérite  de  passer  à  l'École  militaire  de 
Paris.  » 

En  conséquence  de  cette  note  ,  le  jeune  Buona- 
parte  obtint  son  entrée  à  l'École  militaire  de  Paris; 
et  le  jour  de  son  départ  cette  mention  fut  inscrite 
sur  les  registres  : 

«  Le  17  octobre  178i,  est  sorti  de  l'École  royale  de 
Brienne  M.  Napoléon  de  Buonaparte,  écuyer,  né  en 
la  ville  d'Ajaccio,  en  l'île  de  Corse,  le  l'i  août  1769, 
fils  de  noble  (2harles-Marie  de  Buonaparte,  député  de 
la  noblesse  de  Corse,  demeurant  en  ladite  ville  d'A- 
jaccio, et  de  dame  Lœtitia  Ramolino,  suivant  l'acte 
porté  au  registre,  folio  3t,  et  reçu  dans  cet  établis- 
sement le  23  avril  1779.  » 

On  a  accusé  Buonaparte  de  s'être  vanté  d'une  no- 
blesse imaginaire  et  d'avoir  faussé  son  âge  ;  les  pièces 
que  nous  venons  de  citer  répondent  à  ces  deux  ac- 
cusations. 

Buonaparte  arriva  dans  la  capitale  par  le  coche 
de  Nogent-sur-Seine. 

Aucun  fait  particulier  ne  signale  le  séjour  de 
Buonaparte  à  l'École  militaire  de  Paris ,  si  ce  n'est 
un  Mémoire  qu'il  envoya  à  son  ancien  sous-prin- 
cipal, le  père  Berton.  Le  jeune  législateur  avait 
trouvé  dans  l'organisation  de  cette  école  des  vices 
que  son  aptitude  naissante  à  l'administration  ne 
pouvait  passer  sous  silence.  Un  de  ces  vices,  et  le 
plus  dangereux  de  tous,  était  le  luxe  dont  les  élèves 
étaient  entourés.  .4u3si  Buonaparte  s'élevait-il  sur- 
tout contre  ce  luxe  :  —  Au  lieu,  disait-il,  d'entretenir 
un  nombreux  domestique  autour  des  élèves,  de  leur 
donner  journellement  des  repas  à  deux  services ,  de 
faire  parade  d'un  manège  très-coûteux ,  tant  pour 
les  chevaux  que  pour  les  écuyers,  ne  vaudrait-il  pas 
mieux ,  sans  toutefois  interrompre  le  cours  de  leurs 
études,  les  astreindre  à  se  servir  eux-mêmes,  moins 
leur  petite  cuisine,  qu'ils  ne  feraient  pas  ;  leur  faire 
manger  du  pam  de  munition  ou  d'un  autre  qui  en 
approcherait  ;  les  habituer  à  battre  leurs  habits  et  à 
nettoyer  leurs  souliers  et  leurs  bottes?  Puisqu'ils 
sont  pauvres  et  destinés  au  service  militaire ,  n'est-ce 


pas  la  seule  éducation  qu'il  faudra  leur  donner? 
Assujettis  à  une  vie  sobre,  à  soigner  leur  tenue,  ils 
en  deviendraient  plus  robustes,  sauraient  braver  les 
intempéries  des  saisons,  supporter  avec  courage  les 
fatigues  de  la  guerre ,  et  inspirer  un  respect  et  un 
dévouement  aveugles  aux  soldats  qui  seraient  sous 
leurs  ordres.  »  Buonaparte  avait  quinze  ans  et  demi 
lorsqu'il  proposait  ce  projet  de  réforme  :  vingt  ans 
après  il  fondait  l'École  militaire  de  Fontainebleau. 

En  178o,  après  des  examens  brillants,  Buonaparte 
fut  nommé  sous-lieutenant  en  second  au  régiment 
de  La  Père ,  alors  en  garnison  dans  le  Dauphiné. 
Après  être  resté  quelque  temps  à  Grenoble,  où  son 
passage  n'a  laissé  d'autre  trace  qu'un  mot  apocryphe 
sur  Turenne,  "il  \int  habiter  Valence  :  là,  quelques 
lueurs  du  soleil  de  l'avenir  commencent  à  se  glisser 
dans  le  crépuscule  du  jeune  homme  ignoré.  Buona- 
parte ,  on  le  sait ,  était  pauvre  ;  mais,  si  pauvre  qu'il 
fût,  il  pensa  qu'il  pouvait  venir  en  aide  à  sa  famille, 
et  appela  on  France  son  frère  Louis ,  qui  était  de 
neuf  ans  plus  jeune  que  lui.  Tous  deux  logeaient 
chez  mailemoiselle  Bou  ,  Grande-Rue,  n°  i.  Buona- 
parte avait  une  chambre  à  coucher,  et  au-dessus  de 
cette  chambre  le  petit  Louis  habitait  une  mansarde. 
Chaque  matin  ,  fidèle  à  ses  habitudes  de  collège, 
dont  il  devait  se  faire  plus  tard  une  vertu  des  camps, 
Buonaparte  éveillait  son  frère  en  frappant  le  plan- 
cher d'un  bâton ,  et  lui  donnait  sa  leçon  de  mathé- 
matiques. Un  jour  le  jeune  Louis,  qui  avait  grand'- 
peine  à  se  faire  à  ce  régime,  descendit  avec  plus  de 
regret  et  de  lenteur  que  de  coutume  :  aussi  Buona- 
parte allait-il  frapper  le  plancher  une  seconde  fois, 
lorsque  l'écolier  tardif  entra  enfin. 

—  Eh  bien!  qu'y  a-t-il  donc  ce  matin,  il  me 
semble  que  nous  sommes  bien  paresseux  ?  dit  Buo- 
naparte. 

—  Oh  I  frère,  répondit  l'enfant,  je  faisais  un  si 
beau  rêve. 

—  Et  que  rêvais-tu  donc? 

—  Je  rêvais  que  j'étais  roi. 

—  Et  qu'étais-je  donc  alors  ,  moi?...  empereur? 
dit  en  haussant  les  épaules  le  jeune  sous-lieutenant. 
Allons  1  à  la  besogne. 

Et  la  leçon  journalière  fut ,  comme  d'habitude, 
prise  par  le  futur  roi  et  donnée  par  le  futur  empe- 
reur *. 

Buonaparte  était  logé  en  face  du  magasin  d'un 
riche  libraire  nommé  Marc-Aurel ,  dont  la  maison, 
qui  porte,  je  crois,  la  date  de  1530,  est  un  bijou  de 
renaissance.  C'est  là  qu'il  passait  à  peu  près  toutes 
les  heures  dont  son  service  militaire  et  ses  leçons 


'  Cette  scène  se  passa  devant  M.  Parnientler,  méde- 
cin du  régiment  où  Buouapartc  était  lieutenant  en  se- 
cond. 


52  REVUE  PITTORESQUE 

fraternelles  le  laissaient  maître.  Ces  heures  n'étaient 
point  perdues  ,  comme  on  va  le  voir. 

Le  7  octobre  1808,  Napoléon  donnait  à  dîner  à 
Erfurlh;  ses  convives  étaient  l'empereur  Alexandre, 
la  reine  de  Westphalie,  le  roi  de  Bavière,  le  roi  de 
Wurtemberg,  le  roi  de  Saxo,  le  grand-duc  Constan- 
tin, le  Prince-Primat,  le  piince  Guillaume  de  Prusse, 
le  duc  d'Oldenbourg,  le  prince  de  Mecklembourg- 
Schwerin,  le  duc  de  Wcimar  et  le  prince  de  Tal- 
leyrand.  La  conversation  tomba  sur  la  bulle  d'or, 
fpii ,  jusqu'à  l'établissement  de  la  confédération  du 
Rhin,  avait  servi  de  constitution  et  dérèglement 
pour  l'élection  des  empereurs,  et  le  nombre  et  la 
qualité  des  électeurs.  Le  Prince-Primat  entra  dans 
quelques  détails  sur  cette  bulle ,  et  en  lixa  la  date 
à  U09. 

—  Je  crois  que  vous  vous  trompez,  dit  en  sou- 
riant Napoléon  ;  la  bulle  dont  vous  parlez  a  été 
proclamée  en  1 336  ,  sous  le  règne  de  l'empereur 
Charles  IV. 

—  C'est  vrai.  Sire,  répondit  lo  Prince-Primat,  et 
je  me  le  rappelle  maintenant  ;  mais  comment  se 
fait-il  que  Votre  Majesté  sache  si  bien  ces  choses-là? 

—  Quand  j'étais  simple  lieutenant  en  second  dans 
l'artillerie,  dit  Napoléon... 

A  ce  début ,  un  mouvement  d'étonnement  si  vif 
se  manifesta  parmi  les  nobles  convives,  que  le  nar- 
rateur fut  forcé  de  s'interrompre;  mais  au  bout  d'un 
instant  : 

—  Quand  j'avais  l'honneur  d'être  simple  lieute- 
nant en  second  d'artillerie,  reprit-il  en  souriant,  je 
restai  trois  années  en  garnison  à  Valence.  J'aimais 
peu  le  monde  et  vivais  très-retiré.  Un  hasard  heu- 
reux m'avait  logé  près  d'un  libraire  instruit  et  des 
plus  complaisants.  J'ai  lu  et  relu  sa  bibliothèque 
pendant  ces  trois  années  de  garnison  ,  etje  n'ai  rien 
oublié,  même  des  matières  qui  n'avaient  aucun  rap- 
port avec  mon  état.  La  nature,  d'ailleurs,  m'a  doué 
de  la  mémoire  des  chiffres  ;  il  m'arrive  très-souvent, 
avec  mes  ministres  ,  de  leur  citer  le  détail  et  l'en- 
semble numérique  de  leurs  comptes  les  plus  anciens. 

Ce  n'était  pas  le  seul  souvenir  que  Napoléon  eût 
conserve  de  Valence. 

Parmi  le  peu  de  personnes  que  voyait  Buonaparte 
n  Valence  était  M.  de  Tardiva,  abbé  de  Saint-Ruf, 
dont  l'ordre  avait  été  détruit  quelque  temps  aupa- 
ravant. Il  rencontra  chez  lui  mademoiselle  Grégoire 
du  Colombier,  et  en  devint  amoureux.  La  famille  de 
cette  jeune  personne  habitait  une  campagne  située 
à  une  demi-lieue  de  Valence  et  appelée  Bassiau; 
le  jeune  lieutenant  obtint  d'être  reçu  dans  la  maison 
et  y  fit  plusieurs  visites.  Sur  ces  entrefaites  se  pré- 
senta de  son  côté  un  gentilhomme  dauphinois, 
nommé  M.  de  Brossieux.  Buonaparte  vit  qu'il  était 
temps  de  se  déclarer  s'il  ne  voulait  pas  être  gagné 
de  vitesse  :  il  écrivit  en  conséquence  à  mademoiselle 


Grégoire  une  longue  lettre ,  dans  laquelle  il  lui 
exprimait  tous  ses  sentiments  pour  elle,  et  qu'il  l'in- 
vitait à  communiquer  à  ses  parents.  Ceux-ci,  placés 
dans  l'alternative  de  donner  leur  fille  à  un  militaire 
sans  avenir,  ou  bien  à  un  gentilhomme  possédant 
quelque  fortune,  optèrent  pour  le  gentilhomme  : 
Buonaparte  fut  éconduit,  et  sa  lettre  remise  aux 
mains  d'un  tierce  personne ,  qui  voulut  la  rendre, 
ainsi  qu'elle  en  avait  été  chargée,  à  celui  qui  l'avait 
écrite.  Mais  Buonaparte  ne  voulut  pas  la  reprendre. 
—  Gardez-la,  dit-il  à  la  personne,  elle  sera  un  jour 
un  témoignage  à  la  fois  et  de  mon  amour  et  de  la  pu- 
reté de  mes  sentiments  envers  mademoiselle  Grégoire. 
La  personne  garda  la  lettre  et  la  famille  la  con- 
serve encore. 

Trois  mois  après  mademoiselle  Grégoire  épousa 
M.  de  Bressieux. 

En  1806,  madame  de  Bressieux  fut  appelée  à  la 
cour  avec  le  titre  de  dame  d'honneur  de  l'impéra- 
trice, son  frère  envoyé  à  Turin  en  qualité  de  préfet, 
et  son  mari  nommé  baron  et  administrateur  des  fo- 
rêts de  l'état. 

Les  autres  personnes  avec  lesquelles  Buonaparte 
se  lia  pendant  son  séjour  à  Valence  furent  MM.  de 
Montalivet  et  Bachasson  ,  lesquels  devinrent ,  l'un 
ministre  de  l'intérieur,  et  l'autre  inspecteur  des  ap- 
provisionnements de  Paris.  Le  dimanche  ,  ces  trois 
jeunes  gens  se  promenaient  presque  toujours  en- 
semble hors  de  la  ville,  et  là  s'arrêtaient  quelquefois 
à  regarder  un  bal  en  plein  air  que  donnait,  moyen- 
nant deux  sous  par  cavalier  et  par  contredanse,  un 
épicier  de  la  ville,  qui,  dans  ses  moments  perdus, 
exerçait  l'état  de  ménétrier.  Ce  ménétrier  était  un 
ancien  militaire  qui,  retiré  en  congé  à  Valence,  s'y 
était  marié  et  y  exerçait  en  paix  sa  double  industrie  : 
mais,  comme  elle  était  encore  insulDsante,  il  sollicita 
et  obtint,  lors  de  la  création  des  départements,  une 
placé  de  commis  expéditionnaire  dans  les  bureaux 
de  l'administration  centrale.  Ce  fut  là  que  les  pre- 
miers bataillons  de  volontaires  le  prirent,  en  1790, 
et  l'entraînèrent  avec  eux. 

Cet  ancien  soldat ,  épicier ,  ménétrier  et  commis 
expéditionnaire,  fut  depuis  le  maréchal  Victor,  duc 
de  Bellune. 

Buonaparte  quitta  Valence  ,  laissant  trois  francs 
dix  sous  de  dettes  chez  son  pâtissier,  nommé  Coriol. 

Que  nos  lecteurs  ne  s'étonnent  point  de  nous  voir 
rechercher  de  pareilles  anecdotes  :  lorsqu'on  écrit 
la  biographie  d'un  Jules-César,  d'un  Charlemagne 
ou  d'un  Napoléon  ,  la  lanterne  de  Diogène  ne  sert 
plus  à  chercher  l'homme  ;  l'homme  est  trouvé  par  la 
postérité,  et  apparaît  aux  yeux  du  monde,  radieux 
et  sublime  ;  c'est  donc  le  chemin  qu'il  a  parcouru 
avant  d'arriver  à  son  piédestal  qu'il  faut  suivre ,  et 
plus  les  traces  qu'il  a  laissées  en  certains  endroits 
de  sa  route  sont  légères,  plus  elles  sont  inconnues, 


et  par  conséquent  plus  elles  offrent  de  curiosité. 

Buonaparte  arrivait  à  Paris  en  même  temps  que 
Paoli.  L'Assemblée  constituante  venait  d'associer 
la  Corse  au  bénéfice  des  lois  françaises;  Mirabeau 
avait  déclaré  à  la  tribune  qu'il  était  temps  de  rap- 
peler les  patriotes  fugitifs  qui  avaient  défendu  l'in- 
dépendance de  l'île,  et  Paoli  était  revenu.  Buona- 
parte fut  accueilli  en  fils  par  l'ancien  ami  de  son 
père  :  le  jeune  enthousiaste  se  trouva  en  face  de  son 
héros  :  celui-ci  venait  d'être  nommé  lieutenant-gé- 
néral et  commandant  militaire  de  la  Corse. 

Buonaparte  obtint  un  congé  ,  et  en  profita  pour 
suivre  Paoli  et  revoir  sa  famille,  qu'il  avait  quittée 
depuis  six  ans.  Le  général  patriote  fut  reçu  avec 
délire  par  tous  les  partisans  de  l'indépendance,  et 
le  jeune  lieutenant  assista  au  triomphe  du  célèbre 
exilé  :  l'enthousiasme  fut  tel  que  le  vœu  unanime 
de  ses  concitoyens  porta  en  même  temps  Paoli  à  la 
tête  de  la  garde  nationale  et  à  la  présidence  de  l'ad- 
ministration départementale.  Il  y  demeura  quelque 
temps  en  parfaite  intelligence  avec  la  Constituante  ; 
mais  une  motion  de  l'abbé  Charrier,  qui  proposait  de 
céder  la  Corse  au  duc  de  Parme  en  échange  du 
Plaisantin  ,  dont  la  possessioij  était  destinée  à  in- 
demniser le  pape  de  la  perte  d'Avignon,  devint  pour 
Paoli  une  preuve  du  peu  d'importance  qu'attachait 
la  métropole  à  la  conservation  de  son  pays.  Ce  fut 
sur  ces  entrefaites  que  le  gouvernement  anglais,  qui 
avait  accueilli  Paoli  dans  son  exil,  ouvrit  des  com- 
munications avec  le  nouveau  président;  Paoli,  au 
reste,  ne  cachait  pas  la  préférence  qu'il  accordait 
à  la  constitution  britannique  sur  celle  que  préparait 
la  législature  française.  De  cette  époque  date  la 
dissidence  entre  le  jeune  lieutenant  et  le  vieux  géné- 
ral ;  Buonaparte  resta  citoyen  français,  Paoli  redevint 
général  corse. 

Buonaparte  fut  rappelé  à  Paris  au  commencement 
de  1792.  Il  y  retrouva  Bourrienne,  son  ancien  ami 
de  collège,  lequel  arrivait  de  Vienne,  après  avoir 
parcouru  la  Prusse  et  la  Pologne.  Ni  l'un  ni  l'autre 
des  deux  écoliers  de  Brieniie  n'étaient  heureux  ;  ils 
associèrent  leur  misère  pour  la  rendre  moins  lourde  : 
l'un  sollicitait  du  service  à  la  guerre  ,  l'autre  aux 
affaires  étrangères;  on  ne  répondait  à  aucun  des 
deux,  et  alors  ils  rêvaient  des  spéculations  commer- 
ciales, que  leur  défaut  de  fonds  les  empêchait  pres- 
que toujours  de  réaliser.  Un  jour  ils  eurent  l'idée 
de  louer  plusieurs  maisons  en  construction  dans  la 
rue  Montholon  pour  les  sous-Iouer  ensuite  ;  mais  les 
prétentions  des  propriétaires  leur  parurent  si  exa- 
gérées qu'ils  furent  forcés  d'abandonner  cette  spé- 
culation par  le  même  motif  qui  leur  en  avait  fait 
abandonner  tant  d'autres.  En  sortant  de  chez  le  con- 
structeur ,  les  deux  spéculateurs  s'aperçurent  non- 
seulement  qu'ils  n'avaient  point  dîné ,  mais  encore 
qu'ils  n'avaient  point  de  quoi  dîner.  Buonaparte 


LA  JEUNESSE  DE  NAPOLÉON.  83 

remédia  à  cet  inconvénient  en  mettant  sa  montre 


Sombre  prélude  du  10  août,  le  20  juin  arriva.  Les 
deux  jeunes  gens  s'étaient  donné  rendez-vous  pour  dé- 
jeuner chez  un  restaurateur  de  la  rue  Saint-Honoré  ; 
ils  achevaient  leur  repas  ,  lorsqu'ils  furent  attirés  à 
la  fenêtre  par  un  grand  tumulte  et  les  cris  de  ça 
ira  ,  vite  la  nation,  vivent  les  sans-culottes ,  à  bas  le 
veto  !  C'était  une  troupe  de  six  à  huit  mille  hommes, 
conduite  par  Santerre  et  le  marquis  de  Saint-Huru- 
gues ,  descendant  des  faubourgs  Saint-Antoine  et 
Saint-Marceau  et  se  rendant  à  l'assemblée.  — Sui- 
vons cette  canaille ,  dit  Buonaparte ,  et  les  deux 
jeunes  gens  se  dirigèrent  aussitôt  vers  les  Tuileries, 
et  s'arrêtèrent  sur  la  terrasse  du  bord  de  l'eau  : 
Buonaparte  s'appuya  contre  un  arbre  et  Bourrienne 
s'assit  sur  un  parapet. 

De  là  ils  ne  virent  point  ce  qui  se  passait;  mais 
ils  devinèrent  facilement  ce  qui  s'était  passé,  lors- 
qu'une fenêtre  donnant  sur  le  jardin  s'ouvrit,  et  que 
Louis  XVI  parut  coiHe  du  bonnet  rouge  qu'un 
homme  du  peuple  venait  de  lui  présenter  au  bout 
d'une  pique. 

—  Co(jlione!  cogliuneî  murmura  en  haussant  les 
épaules  et  dans  son  idiome  corse  le  jeune  lieute- 
nant, qui  jusque-là  était  resté  muet  et  immobile. 

—  Que  voulais-tu  qu'il  fit?  dit  Bourrienne. 

—  Il  fallait  en  balayer  quatre  ou  cinq  cents  avec 
du  canon,  répondit  Buonaparte,  et  le  reste  courrait 
encore. 

Pendant  toute  la  journée  il  ne  parla  que  de  celte 
scène,  qui  avait  fait  sur  lui  une  des  plus  fortes  im- 
pressions qu'il  eût  jamais  ressenties. 

Buonaparte  vit  ainsi  se  dérouler  sous  ses  yeux  les 
premiers  événements  de  la  révolution  française.  Il 
assista  en  simple  spectateur  à  la  fusillade  du  1 0  août 
et  aux  massacres  du  2  septembre;  puis,  voyant  qu'il 
ne  pouvait  obtenir  de  service,  il  résolut  de  faire 
un  nouveau  voyage  en  Corse. 

Les  intrigues  de  Paoli  avec  le  cabinet  anglais 
avaient  pris,  en  l'absence  de  Buonaparte ,  un  tel 
développement,  qu'il  n'y  avait  plus  à  se  tromper 
sur  ses  projets.  Une  entrevue,  que  le  jeune  lieute- 
nant et  le  vieux  général  eurent  ensemble  chez  le 
gouverneur  de  Corte,  se  termina  par  une  ruptuio  : 
les  deux  anciens  amis  se  séparèrent  pour  ne  plus 
se  revoir  que  sur  le  champ  de  bataille.  Le  même 
soir,  un  flatteur  de  Paoli  voulut  dire  devant  lui  du 
mal  de  Buonaparte  :  —Chut!  lui  dit  le  général  en 
portant  le  doigt  à  ses  lèvres ,  c'est  un  jeune  homme 
taillé  sur  l'antique  ! 

Bientôt  Paoli  leva  ouvertement  l'étendard  de  la 
révolte.  Nommé,  le  2G  juin  179:5,  par  les  partisans 
de  l'Angleterre ,  généralissime  et  président  d'une 
consulte  à  Corte,  il  fut,  le  17  juillet  suivant,  mis 
hors  la  loi  par  la  Convention  nationale.  Buonaparte 


Si 

était  absent 


il  avait  enfin  obtenu  sa  mise  en  acti- 
vité tant  de  fois  demandée.  Nommé  commandant 
de  la  garde  nationale  soldée,  il  se  trouvait  à  bord  de 
la  flotte  de  l'amiral  Truguet,  et  s'emparait,  pendant 
ce  temps ,  du  fort  Saint-Élienne,  que  les  vainqueurs 
furent  bientôt  forcés  d'évacuer.  Buonaparte,  on 
rentrant  en  Corse,  trouva  l'île  soulevée.  Salicetti  et 
Lacombe  Saint-Michel,  membres  de  la  Convention, 
chargés  de  mettre  à  e.\écution  le  décret  rendu  contre 
le  rebelle,  avaient  été  obligés  de  se  retirer  à  Caivi  : 
Buonaparte  alla  les  y  rejoindre  et  tenta  avec  eux  sur 
Ajaccio  une  attaque  qui  fut  repoussée.  Le  même 
jour  un  incendie  se  manifesta  dans  la  ville  ;  les 
Buonaparte  virent  leur  maison  brûlée  ;  quelque  temps 
après,  un  décret  les  condamna  à  un  bannissement 
perpétuel.  Le  feu  les  avait  faits  sans  asile,  la  pro- 
scription les  faisait  sans  pairie  ;  ils  tournèrent  les 
yeux  vers  Buonaparte,  et  Buonaparte  vers  la  France. 
Toute  cette  pauvre  famille  proscrite  s'embarqua  sur 
un  frêle  bâtiment ,  et  le  futur  César  mit  à  la  voile, 
protégeant  de  sa  fortune  ses  quatre  frères ,  dont 
trois  devaient  être  rois,  et  ses  trois  sœurs,  dont 
l'une  devait  être  reine. 

Toute  la  famille  s'arrêta  à  Marseille,  réclamant  la 
protection  de  celte  France  pour  laquelle  elle  était 
proscrite.  Le  gouvernement  entendit  ses  plaintes  : 
Joseph  et  Lucien  obtinrent  de  l'emploi  dans  l'admi- 
nistration de  l'armée  ,  Louis  fut  nommé  sous-ofTicier 
et  Buonaparte  passa  comme  lieutenant  en  premier, 
c'est-à-dire  avec  avancement,  dans  le  4"  régiment 
d'infanterie  :  peu  de  temps  après  il  monta,  par  droit 
d'ancienneté,  au  grade  de  capitaine  dans  la  deu.xième 
compagnie  du  même  corps ,  alors  en  garnison  à 
Nice. 

L'année  au  chiffre  sanglant,  93,  était  arrivée;  la 
moitié  de  la  France  luttait  contre  l'autre  ;  l'Ouest  et 
le  Midi  étaient  en  feu  ;  Lyon  venait  d'être  pris,  après 
un  siège  de  quatre  mois;  Marseille  avait  ouvert 
ses  portes  à  la  Convention  ;  Toulon  avait  livré  son 
port  aux  Anglais. 

Une  armée  de  trente  mille  hommes ,  composée 
des  troupes  qui,  sous  le  commandement  de  Keller- 
inann,  avaient  assiégé  Lyon,  de  quelques  régiments 
tirés  de  l'armée  des  Alpes  et  de  l'armée  d'Italie,  et 
de  tous  les  réquisitionnaircs  levés  dans  les  départe- 
ments voisins,  s'avança  contre  la  ville  vendue.  La 
lutte  commença  aux  gorges  d'Ollioules.  Le  général 
Dutheil,  qui  devait  diriger  l'artillerie,  était  ab- 
sent; le  général  Donimartin,  son  lieutenant,  fut  mis 
hors  de  combat  dans  cette  première  rencontre;  le 
premier  officier  de  l'armée  le  remplaça  de  droit  :  ce 
premier  officier  était  Buonaparte.  Cette  fois  le  ha- 
sard était  d'accord  avec  le  génie,  en  supposant 
que  pour  le  génie  le  hasard  ne  s'appelle  point  la 
Providence. 

Buonaparte  reçoit  sa  nomination,  se  présente  à 


REVUE  PITTORESQUE. 

l'élat-major  et  est  introduit  devant  le  général  Car- 
taux,  homme  superbe  et  doré  des  pieds  jusqu'à  la 
tête,  qui  lui  demande  ce  qu'il  y  a  pour  son  service  : 
le  jeune  officier  lui  présente  le  brevet  qui  le  charge 
de  venir,  sous  ses  ordres,  diriger  les  opérations  de 
l'artillerie: — L'artillerie,  répond  le  brave  géné- 
ral ,  nous  n'en  avons  pas  besoin  ;  nous  prendrons 
ce  soir  Toulon  à  la  baïonnette  et  nous  le  brillerons 
demain. 

Cependant,  quelle  que  fût  l'assurance  du  général 
en  chef,  il  ne  pouvait  pas  s'emparer  de  Toulon  sans 
le  reconnaître:  aussi  eut-il  patience  jusqu'au  lende- 
main; mais  au  point  du  jour  il  prit  son  aide-de- 
camp.  Dupas,  et  le  chef  de  bataillon  Buonaparte  dans 
son  cabriolet ,  afin  d'inspecter  les  premières  disposi- 
tions otTensives.  Sur  les  observations  de  Buonaparte, 
il  avait,  quoique  avec  peine,  renoncé  à  la  baïonnette 
et  en  était  revenu  à  l'artillerie  :  en  conséquence,  des 
ordres  avaient  été  donnés  directement  par  le  général 
en  chef,  et  c'était  ces  ordres  dont  il  venait  vérifier 
l'exécution  et  hâter  l'effet. 

Les  hauteurs  desquelles  on  découvre  Toulon,  cou- 
ché au  milieu  de  son  jardin  demi-oriental  et  bai- 
gnant ses  pieds  à  lajiier,  à  peine  dépassées,  le  gé- 
néral descend  de  cabriolet  avec  les  deux  jeunes 
gens,  et  s'enfonce  dans  une  vigne  au  milieu  de  la- 
quelle il  aperçoit  quelques  pièces  de  canon  rangées 
derrière  une  espèce  d'épaulement.  Buonaparte  re- 
garde autour  de  lui ,  et  ne  devine  rien  à  ce  qui  se 
passe  :  le  général  jouit  un  instant  de  l'étonnement 
de  son  chef  de  bataillon,  puis  se  retournant  avec  le 
sourire  de  la  satisfaction  vers  son  aide-de-camp  : 

—  Dupas,  lui  dit-il,  sont-ce  là  nos  batteries? 

—  Oui,  général,  répond  celui-ci. 

—  Et  notre  parc  ? 

—  Il  est  à  quatre  pas. 

—  Et  nos  boulets  rouges  ? 

—  On  les  cliautîe  dans  les  bastides  voisines. 
Buonaparte  n'avait  pu  en  croire  ses  yeux,  mais  il 

est  obligé  d'en  croire  ses  oreilles.  11  mesure  l'espace 
avec  l'œil  exercé  du  stratégiste,  et  il  y  a  une  lieue 
et  demie  au  moins  de  la  batterie  à  la  ville.  D'abord 
il  croit  que  le  général  a  voulu  ce  qu'on  appelle,  en 
termes  de  collège  et  de  guerre,  tâter  son  jeune  chef 
de  bataillon  ;  mais  la  gravité  avec  laquelle  Cartaux 
continue  ses  dispositions  ne  lui  laisse  aucun  doute. 
Alors  il  hasarde  une  observation  sur  la  distance  et 
manifeste  la  crainte  que  les  boulets  rouges  n'arri- 
vent pas  jusqu'à  la  ville. 

—  Crois-tu  ?  dit  Cartaux. 

—  J'en  ai  peur,  général,  répond  Buonaparte  :  au 
reste  on  pourrait,  avant  de  s'embarrasser  de  bou- 
lets rouges,  essayer  à  froid  pour  bien  s'assurer  de  la 
portée. 

Cartaux  trouve  l'idée  ingénieuse,  fait  charger  et 
tirer  une  pièce,  et  tandis  qu'il  regarde  sur  les  mu- 


LA  JEUNESSE  DE  NAPOLÉON. 


55 


railles  de  la  ville  l'eflet  que  produira  le  coup,  Buo- 
napurte  lui  montre,  à  mille  pas  à  peu  près  devant 
lui,  le  boulet  qui  brise  les  oliviers,  sillonne  la  terre, 
ricoche,  et  s'en  va  mourir,  en  bondissant,  au  tiers  à 
peine  de  la  distance  que  le  général  en  chef  comptait 
lui  voir  parcourir. 

La  preuve  était  concluante  ;  maisCartaux  ne  vou- 
lut pas  se  rendre  et  prétendit  que  c'étaient  «  ces 
aristocrates  de  Marseillais  qui  avaient  gâté  la 
poudre.  » 

Cependant,  comme,  gâtée  ou  non,  la  poudre  ne 
porte  pas  plus  loin  ,  il  faut  recourir  à  d'autres  me- 
sures :  on  revient  au  quartier  général;  Buonaparte 
demande  un  plan  de  Toulon  ,  le  déploie  sur  une  ta- 
ble, et  après  avoir  étudié  un  instant  la  situation  de 
la  ville  et  des  différents  ouvrages  qui  la  défendent , 
depuis  la  redoute  bàlie  au  sommet  du  iMont-Faron, 
qui  la  domine,  jusqu'aux  forts  Lamalgue  et  Mal- 
bousquet,  qui  protègent  sa  droite  et  sa  gauche,  le 
jeune  chef  de  bataillon  pose  le  doigt  sur  une  redoute 
nouvelle,  élevée  par  les  Anglais,  et  dit  avec  la  rapi- 
dité et  la  concision  du  génie  : 

—  C'est  là  qu'est  Toulon. 

C'est  Cartaux  à  son  tour  qui  n'y  comprend  plus 
rien  :  il  a  pris  à  la  letlre  les  paroles  de  Buonaparte, 
et  se  retournant  vers  Dupas,  son  fidèle  : 

—  Il  paraît,  lui  dit-il,  que  le  capitaine  Canon 
n'est  pas  fort  en  géographie. 

Ce  fut  le  premier  surnom  de  Buonaparte  ;  nous 
verrons  comment  lui  est  venu  depuis  celui  de  petit 
caporal. 

En  ce  moment,  le  représentant  du  peuple  Gaspa- 
rin  entra  :  Buonaparte  en  avait  entendu  parler , 
non-seulement  comme  d'un  vrai,  loyal  et  brave  pa- 
triote ,  mais  encore  comme  d'un  homme  d'un  sens 
juste  et  d'un  esprit  rapide.  Le  chef  de  bataillon  va 
droit  à  lui  : 

—  Citoyen  représentant,  lui  dit-il,  je  suis  chef 
de  bataillon  d'artillerie.  Par  l'absence  du  général 
Dutheil  et  par  la  blessure  du  général  Dommartin, 
cette  arme  se  trouve  sous  ma  direction.  Je  demande 
que  nul  ne  s'en  mêle  que  moi,  ou  je  ne  réponds  de 
rien. 

—  Eh  !  qui  es-tu  donc  pour  répondre  de  quelque 
chose  ?  demande  le  représentant  du  peuple  ,  étonné 
en  voyant  un  jeune  homme  de  vingt-trois  ans  lui 
parler  d'un  pareil  ton  et  avec  une  semblable  assu- 
rance. 

—  Qui  je  suis?  reprend  Buonaparte  en  le  tirant 
dans  un  coin  et  en  lui  parlant  à  voix  basse;  je  suis 
un  homme  qui  sais  mon  métier,  jeté  au  milieu  de 
gens  qui  ignorent  le  leur.  Demandez  au  général  en 
chef  son  plan  de  bataille,  et  vous  verrez  si  j'ai  tort 
ou  raison. 

Le  jeune  officier  parlait  avec  une  telle  conviction 
que  Gasparin  n'hésita  pas  un  instant  :  —  Général , 


dit-il  en  s'approchant  de  Cartaux,  les  représentants 
du  peuple  désirent  que  dans  trois  jours  tu  leur  aies 
soumis  ton  plan  de  bataille. 

—  Tu  n'as  qu'à  attendre  trois  minutes,  répondit 
Cartaux,  et  je  vais  te  le  donner. 

Effectivement  le  général  s'assit,  prit  une  plume 
et  écrivit  sur  une  feuille  volante  ce  fameux  plan  de 
campagne  qui  est  devenu  un  modèle  du  genre.  Le 
voici  : 

(1  Le  général  d'artillerie  foudroiera  Toulon  pen- 
"  dant  trois  jours,  au  bout  desquels  je  l'attaquerai 
»  sur  trois  colonnes  et  l'enlèverai. 

bCartavs.  » 

Le  plan  fut  envoyé  à  Paris,  et  remis  aux  mains 
du  comité  du  génie.  Le  comité  le  trouva  beaucoup 
plus  gai  que  savant  :  Cartaux  fut  rappelé ,  et  Du- 
gommier  envoyé  à  sa  place. 

Le  nouveau  général  trouva  en  arrivant  toutes 
les  dispositions  prises  par  son  jeune  chef  de  batad- 
lou  :  c'était  un  de  ces  sièges  où  la  force  et  le  cou- 
rage ne  peuvent  rien  d'abord ,  et  où  le  canon  et  la 
stratégie  doivent  tout  préparer.  Pas  un  coin  de  la 
côte  où  l'artillerie  n'eût  affaire  à  l'artillerie.  Elle 
tonnait  de  tous  cotés  comme  un  immense  orage  dont 
se  croisent  les  éclairs  ;  elle  tonnait  du  haut  des  mon- 
tagnes et  du  haut  des  murailles  ;  elle  tonnait  de  la 
plaine  et  de  la  mer  :  on  eût  dit  à  la  fois  une  tempête 
et  un  volcan. 

Ce  fut  au  milieu  de  ce  réseau  de  flammes  que  les 
représentants  du  peuple  voulurent  faire  changer 
quelque  chose  à  une  batterie  établie  par  Buonaparte  : 
le  mouvement  était  déjà  commencé  lorsque  le  jeune 
chef  de  bataillon  arriva  et  fit  tout  remettre  en  place  ; 
les  représentants  du  peuple  voulurent  faire  quelques 
observations  :  —Mêlez-vous  de  votre  métier  de  dé- 
puté, leur  répondit  Buonaparte,  et  laissez-moi  faire 
mon  métier  d'artilleur.  Cette  batterie  est  bien  là, 
et  je  réponds  d'elle  sur  ma  tète. 

L'attaque  générale  commença  le  16.  Dès  lors  le 
siège  ne  fut  plus  qu'un  long  assaut.  Le  17  au  matin 
les  assiégeants  s'emparaient  du  Pas-de-Leidet  et  de 
la  Croix-Faron  ;  à  midi  ils  débusquaient  les  alliés 
de  la  redoute  Saint-André  ,  des  forts  des  Pomets  et 
des  deux  Saint-Antoine  ;  enfin,  vers  le  soir,  éclairés 
à  la  fois  par  l'orage  et  par  le  canon,  les  républicains 
entraient  dans  la  redoute  anglaise,  et  là  parvenu  à 
son  but ,  se  regardant  comme  maître  de  la  ville , 
Buonaparte ,  blessé  d'un  coup  de  baïonnette  à  la 
cuisse,  dit  au  général  Dugommier ,  blessé  de  deux 
coups  de  feux,  l'un  au  genou,  l'autre  au  bras,  et 
tombant  à  la  fois  d'épuisement  et  de  fatigue  -.  —  Allez 
vous  reposer,  général,  nous  venons  de  prendre  Tou- 
lon, et  vous  pourrez  y  coucher  après-demain. 

Le  18,  les  forts  de  l'ÉguiUette  et  de  Balagnier 
sont  pris,  et  des  batteries  dirigées  sur  Toulon  :  à  la 
vue  de  plusieurs  maisons  qui  prennent  feu,  au  siffle- 


56 


ment  des  boulets  qui  sillonnent  les  mes 
lelligence  éclate  parmi  les  troupes  alliées.  Alors  les 
assiégeants,  dont  les  regards  plongent  sur  la  ville 
et  dans  la  rade ,  voient  l'incendie  se  déclarer  sur 
plusieurs  points  qu'ils  n'ont  pas  attaqués  :  ce  sont 
les  Anglais  qui ,  décidés  à  partir,  ont  mis  le  feu  à 
l'arsenal,  aux  magasins  de  la  marine  et  aux  vais- 
seaux français  qu'ils  ne  peuvent  emmener.  A  la  vue 
des  flammes ,  un  cri  général  s'élève  :  toute  l'armée 
demande  l'assaut;  mais  il  est  trop  tard,  les  Anglais 
commencent  à  s'embarquer  sous  le  feu  de  nos  bat- 
teries, abandonnant  ceux  qui  avaient  trahi  la  France 
pour  eux,  et  qu'ils  Iraliissaiunt  à  leur  tour.  La  nuit 
vient  sur  ces  entrefaites.  Les  flammes  qui  se  sont 


REVUE  PITTORESQUE, 
'a  mésin-     élevées  sur  plusieurs  points  s'éteignent  au  milieu 


de  grandes  rumeurs  ;  ce  sont  les  forçats  qni  ont  brisé 
leurs  chaînes,  et  qui  étouffent  l'incendie  allumé  par 
les  Anglais. 

Le  lendemain  19,  l'armée  républicaine  entra  dans 
la  ville,  et  le  soir,  comme  l'avait  prédit  Buonaparte, 
le  général  en  chef  couchait  à  Toulon. 

Dugommier  n'oublia  pas  les  services  du  jeune 
chef  de  bataillon,  qui,  douze  jours  après  la  prise  de 
la  ville,  reçut  le  grade  de  général  de  brigade. 

C'est  ici  que  l'histoire  lo  prend  pour  ne  plus  le 
quitter. 

Alexandre  DUMAS. 


MADEMOISELLE  DE  LA  MANCELIÈRE. 


Il  y  avait  dans  la  vallée  de  l'Orge,  à  quelques  lieues 
de  Juvisy,  vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  un  assez 
beau  eh;ileau  dont  les  constructions  vastes ,  mais 
irréguliéres  ,  remontaient  au  temps  de  Louis  XIII. 
Sur  la  façade  de  briques  rouges,  s'ouvraient  de  larges 
fenêtres  et  s'allongeaient  de  grands  balcons  qui,  bien 
qu'un  peu  lourds,  ne  laissaient  pas  de  donner  au 
château  un  caractère  imposant.  Un  écusson  de  pierre 
était  sculpté  au-dessus  de  la  porte  principale ,  où 
l'on  arrivait  par  un  perron.  Des  pavillons,  des  che- 
nils, des  ailes,  toutes  sortes  de  bâtiments  qui  ser- 
vaient de  communs  s'éparpillaient  çà  et  là  derrière 
l'édifice  principal;  si  bien  que  le  château,  avec  ses 
constructions  capricieuses  ,  avait  la  tournure  d'une 
majestueuse  robe  à  queue  traînant  après  elle  mille 
plis  flottants  et  tortueux.  Tout  à  l'entour  s'étendait 
un  parc  dont  la  moitié  avait  été  convertie  en  jardins 
où  se  mêlaient  coquettement,  selon  la  mode  du  jour, 
des  charmilles  bien  peignées,  des  boulingrins,  des 


divinités  mythologiques  au  fond  de  bosquets  frisés  , 
des  na'ùides  et  des  triions  se  jouant  dans  des  conques 
de  marbre,  des  labyrinthes  galants  et  des  grottes  de 
coquillages.  A  côté  de  cette  nature  mignarde ,  pré- 
tentieuse et  musquée,  apparaissait  une  nature  sau- 
vage, vigoureuse,  touffue  ;  les  bois  profonds,  avec 
leurs  ombres  et  leurs  mystères,  faisaient  une  cein- 
ture au  jardin. 

Du  bois,  du  jardin  et  du  château,  il  ne  reste  rien 
aujourd'hui.  La  spéculation  a  passé  par  là.  Trente 
vilaines  bicoques,  avec  leurs  champs  de  luzerne,  se 
sont  partagé  les  dépouilles  du  parc.  Le  louis  d'or  a 
été  divisé  en  gros  sous. 

Or,  vers  le  milieu  du  mois  de  juin  17..,  un  grand 
tumulte  régnait  dans  le  château  et  aux  environs.  A 
peine  le  soleil  s'était-il  montré  à  l'horizon  que  déjà 
une  foule  de  paysans  endimanchés  s'étaient  répan- 
dus dans  les  jardins,  et  jeunes  fdles  et  jeunes  gar- 
çons sautaient  à  qui  mieux   mieux.  Des  laquais 


chamarrés  allaient  et  venaient ,  des  ménétriers 
accordaient  leurs  instruments ,  et  il  se  faisait  un 
grand  bruit  des  caves  aux  greniers.  Trente  cuisi- 
niers en  tablier  blanc  trituraient,  criant  et  jurant 
dans  les  offices;  des  carrosses  arrivaient  à  tout  in- 


stant par  l'avenue  du  château  ,  les  gardes-chasses, 
en  grand  costume ,  exécutaient  des  décharges  de 
mousqueterie  aux  portes  du  parc,  une  bande  égril- 
larde de  soubrettes  trottait  par  les  corridors,  fort  af- 
fairées, mais  se  laissant  dérober  fleur  et  baisers  à 


58 


REVUE  PITTORESQUE. 


tout  propos  ;  de  belles  dames ,  merveilleusement 
ajustées,  circulaient  par  les  galeries;  d'élégants 
gentilshommes  s'empressaient  autour  d'elles.  Ce  n'é- 
tait partout  que  danses  et  chants,  galants  discours 
et  fins  sourires,  plaisirs  discrets  et  joie  bruyante, 
amoureux  lète-à-téte  et  vagabondes  causeries.  Le 
soleil  faisait  ruisseler  ses  clartés  sur  toutes  ces  fêtes  ; 
les  arbres  frissonnaient  dans  l'air  pur  où  se  jouait  un 
zéphir  indolent  qui  ne  savait  quelle  collerette  sou- 
lever de  l'aile ,  quelle  rose  effleurer  de  son  ha- 
leine. 

Tout  ce  tumulte  avait  pour  cause  le  mariage  de 
mademoiselle  Delphine  de  la  Mancelière  avec  M.  le 
vicomte  Honoré  de  Larsac,  qui  devait  être  célébré  ce 
jour-là  même  dans  la  chapelle  du  château. 

Au  moment  où  tous  les  invités  étaient  arrivés,  vers 
midi,  deux  scènes  d'une  nature  contraire  retenaient 
loin  l'un  de  l'autre  doux  des  héros  de  cette  histoire. 

Dans  un  coin  retiré  des  jardins ,  tout  contre  les 
bois,  un  jeune  homme  se  promenait  au  fond  d'un 
bosquet,  où  une  statue  de  Léda  abandonnait  ses  lè- 
vres de  marbre  aux  baisers  d'un  cygne  amoureux. 
Le  jeune  homme  soupirail  très-vivement  et  froissait 
les  dentelles  de  son  jabot;  un  chapeau  était  posé  tout 
de  travers  sur  sa  tête;  sa  cravate ,  aux  bouts  tlot- 
tanls ,  entortillait  son  cou  comme  une  corde  ;  son 
épéeen  verrouil  battait  ses  jambes,  et  pendait  fort 
mal  ajustée  à  un  ceinturon  que  laissait  voir  un  ha- 
bit débraillé.  A  sa  mine  pâle,  contractée,  à  ses  re- 


gards humides  et  brûlants,  il  était  facile  de  recon- 
naître un  amoureux. 

Le  jeune  homme  qui  allait  et  venait,  tantôt  foulant 
le  gazon  d'un  pied  impatient,  et  tantôt  appuyant  son 
front  décoloré  sur  les  pieds  blancs  de  la  nymphe  an- 
tique, parlait  tout  seul,  comme  c'est  la  coutume  des 
gens  bien  épris. 

—  L'ingrate  !  la  perfide  !  disait-il ,  me  tromper 
ainsi,  me  trahir,  m'oublier,  moi  qui  l'aimais  à  mou- 
rir pour  elle.  Ah  !  mon  cousin  le  mousquetaire  me 
l'avait  bien  dit  !  Toutes  les  femmes  sont  volages.  Et 
c'est  Delphine  qui  m'en  donne  la  cruelle  preuve. 
Mais  je  me  vengerai  !  je  la  punirai  I  et  en  mourant 
sous  ses  yeux,  je  lui  apprendrai  à  connaître  ce  cœur 
qu'elle  dédaigne.  Mourir,  reprit-il  en  appliquant  un 
furieux  coup  de  poing  sur  le  cygne,  eh  bien  I  non  ;  la 
coquette  en  serait  trop  enchantée.  Je  vivrai,  je  ferai 
la  cour  à  toutes  les  femmes,  j'aurai  des  succès,  des 
amantes,  des  maîtresses,  et  je  me  consolerai  de  ses 
mépris  par  mes  triomphes.  Hélas!  mon  Dieu!  com- 
ment ferai-je  donc  pour  aimer  d'autre  femme  qu'elle, 
et  ne  sera-ce  donc  pas  toujours  Delphine  que  mes 
lèvres  appelleront? 

Et  le  pauvre  garçon  se  mit  à  fondre  en  larmes. 

Enfin,  tirant  un  petit  portefeuille  de  sa  poche,  il 
écrivit  rapidement  quelques  mots  au  crayon,  déchira 
la  page,  la  plia,  et,  se  glissant  hors  du  bosquet,  la 
donna  à  une  suivante,  en  lui  recommandant  de  la 
remettre  aux  mains  de  sa  maîtresse ,  déjà  tout  en- 


tière aux  apprêts  de  sa  toilette.  Puis,  après  avoir 
embrassé  la  suivante  avec  un  gros  soupir,  il  prit 
bravement  le  chemin  des  grilles  du  parc. 


Mademoiselle  Lise  était  une  charmante  soubrette 
de  vingt  ans,  qui  semblait  avoir  été  faite  pour  jouer 
un  rôle  dans  quelque  comédie  de  M.  de  Marivaux, 


MADEMOISELLE  DE  LA  MANCELIÈRE. 


59 


tant  elle  avait  le  regard  vif,  le  nez  retroussé,  la  bou- 
che souriante,  la  taille  fine  et  le  pied  leste.  Elle 
suivit  le  beau  gentilhomme  du  coin  de  l'œil,  et  quand 
il  se  fut  effacé  derrière  les  charmilles,  elle  entr'ou- 
vrit  doucement  le  billet  et  lut  sans  y  songer  ce  qu'il 
y  avait  dedans.  Voici  donc  ce  que  disait  le  billet  : 

«  Mademoiselle,  il  m'est  impossible  d'oublier  les 
sentiments  que  j'ai  pour  vous;  mais,  après  la  trahi- 
son dont  vous  vous  êtes  rendue  coupable,  il  ne  me 
reste  qu'un  parti  à  prendre.  Je  m'éloigne  à  l'instant 
et  ne  vous  reverrai  de  ma  vie,  à  moins  que  je  ne 
parvienne  à  vous  délester  autant  que  je  vous  aime. 
»  Gasto.n  de  Boisuocer.  » 

Mademoiselle  Lise  trouva,  sans  doute,  que  c'était 
une  grande  pitié  que  de  laisser  partir  un  aussi  beau 
garçon;  car,  prenant  sa  course  à  travers  le  jardin, 
elle  s'élança  vers  le  chàleau ,  sans  prendre  garde 
aux  belles  dentelles  de  son  tablier  qui  s'accrochaient 
aux  touffes  de  buis.  Le  souvenir  du  baiser  d'adieu 
lui  prêtait  les  pieds  d'Atalante. 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient  au  jardin,  ma- 
demoiselle Delphine  de  la  Mancelière  était  dans  sa 
chambre  fort  occupée  de  sa  parure  de  mariée. 

Autour  d'elle  se  pressait  une  cohorte  de  demoi- 
selles qui  se  gênaient  beaucoup  mutuellement  sous 
prétexte  de  s'aider  les  unes  les  autres;  il  y  avait 
par  là  une  demi-douzaine  d'amies  de  pension,  autant 
de  soubrettes  et  deux  ou  trois  vieilles  parentes.  Tout 
ce  monde  donnait  son  avis  à  la  fois;  celle-ci  deman- 
dait des  épingles,  celle-là  roulait  des  rubans;  l'une 
attachait  une  agrafe,  l'autre  arrangeait  une  boucle 
de  cheveux;  chacune  parlait  avant  son  tour,  et 
toutes  s'agitafcnt  sans  rien  faire.  Mademoiselle  Del- 
phine se  dépitait.  Il  y  avait  sur  les  chaises  et  les 
sofas  une  quantité  de  robes,  de  voiles,  de  ceintures, 
de  bijoux,  de  quoi  habiller  dix  fiancées.  On  ne  voyait 
qu'éventails,  manches  et  mitaines  sur  la  toilette, 
bracelets,  écharpes,  bas  de  soie  dans  les  tiroirs  ou- 
verts et  bousculés.  Cependant,  après  quatre  heures 
de  conciliabules  et  de  tentatives  préliminaires,  on 
était  presque  parvenu  à  s'entendre,  et  mademoiselle 
de  la  Mancelière  se  pavanait  dans  les  fiots  de  moire 
et  de  dentelles  ,  où  scintillaient  des  milliers  de  dia- 
mants, lorsque  mademoiselle  Lise  entra. 

—  Je  crois  qu'il  faudrait  encore  un  nœud  à  cette 
épaule,  disait  une  amie. 

—  Donnez-moi  une  épingle  pour  arrêter  ce  pli , 
ajoutait  une  autre. 

—  Une  mouche  au  coin  de  la  bouche  ne  ferait  pas 
mal,  reprenait  une  tante. 

—  Vite,  un  fer  chaud  pour  arrondir  cette  tresse, 
s'écriait  une  soubrette. 

Mademoiselle  Delphine,  rouge,  immobile,  l'œil  en 
feu,  se  prêtait  à  tout  et  ne  témoignait  de  son  impa- 
tience qu'en  frappant  du  bout  de  son  pied  de  fée, 
étroitement  chaussé  d'une  mule  de  satin,  sur  le  tapis 


tout  jonché  de  fieurs.  Elle  était  on  (rain  de  déchirer 
une  cinquième  paire  de  gants,  lorsque  Lise  se  glissa 
comme  une  couleuvre  aux  côtés  de  sa  maîtresse. 

Au  moment  où  la  mariée  se  penchait  sur  la  toi- 
lette pour  y  prendre  un  mouchoir,  la  soubrette  lui 
dit  tout  bas  à  l'oreille  : 

—  Mademoiselle,  j'ai  là  dans  ma  poche  une  lettre 
que  M.  le  chevalier  de  Boisroger  m'a  remise  pour 
vous. 

—  Une  lettre  de  mon  cousin? 

—  La  voici ,  reprit  mademoiselle  Lise  en  la  pas- 
sant aux  doigts  de  sa  maîtresse. 

—  Mon  Dieu  !  que  peut-il  me  vouloir?  C'est  bien 
le  moment  de  m'écrire! 

—  Monsieur  le  chevalier  paraît  bien  malheureux. 

—  Qu'est-ce  donc?  demanda  une  tante,  vénérable 
personne  qui  portait  des  besicles  accrochées  sur  le 
nez. 

—  C'est  M.  le  chevalier  qui  demande  un  menuet 
à  mademoiselle,  je  crois,  dit  la  soubrette  en  baissant 
modestement  les  yeux. 

—  Les  chers  enfants  !  reprit  la  dame  d'un  air 
béat. 

—  Mais  il  est  fou,  dit  vivement  mademoiselle  Del- 
phine à  l'oreille  de  sa  camériste.  Vois-tu,  Gaston 
me  fera  mourir  de  chagrin.  S'il  allait  me  faire  pleu- 
rer, j'en  aurais  les  yeux  tout  rouges,  et  mes  bonnes 
amies  me  trouveraient  laide. 

—  Oh  !  ce  serait  affreux  ! 

—  Tiens!  arrange  bien  vite  cette  ganse  qui  se  dé- 
fait. Mon  corsage  me  sied-il  bien? 

—  A  ravir. 

—  Ou  las-tu  laissé,  ce  vilain  méchant? 

—  Il  prenait  le  chemin  des  grilles ,  comme  pour 
s'en  aller. 

—  Ah!  mon  Dieu  !  c'est  donc  bien  vrai? 

—  Très-vrai....  seulement  il  m'a  semblé  qu'il  al- 
lait un  peu  lentement. 

—  Cours  vite  et  dis-lui  de  revenir  à  l'instant 

je  le  veux...  Me  faire  cette  peine  à  moi...  m'accu- 

ser Voilà  une  épingle  qui  tombe J'en  perdrai 

l'esprit. 

—  Si  mademoiselle  lui  écrivait...  il  resterait  bien 
mieux. 

—  Tu  crois? 

—  J'en  suis  certaine. 

—  Comme  tu  voudras. 

Mademoiselle  Lise  apprêta  promplement  une  plume 
et  du  papier,  et  mademoiselle  Delphine  griffonna  à  la 
hâte  quelques  mots. 

—  Qu'est-ce  donc  encore?  grommela  la  même 
tante,  qui  était  une  personne  fort  curieuse. 

—  La  réponse  à  la  demande  do  M.  le  chevalier, 
répondit  la  soubrette  avec  un  petit  sourire  ingénue. 
Mademoiselle  lui  accorde  le  menuet  et  une  alle- 
mande. 


fiO 


Mademoiselle  de  la  Mancelière  plia  le  papier. 

—  Cours  et  reviens  ,  dit-elle  en  le  lui  donnant,  et 
surtout  assure-le  bien  qu'il  est  un  ingrat  et  que  je 
ne  lui  pardonnerai  qu'après  le  bal. 

Mademoiselle  Lise  s'esquiva  lestement,  mais  en 
chemin,  et  tout  en  courant,  elle  trouva  le  temps  de 
jeter  un  coup  d'oeil  sur  le  billet;  il  n'y  avait  q\ie 
quatre  lignes  : 

«  Je  n'ai  rien  compris  à  votre  billet,  sinon  que 
vous  êtes  un  ingrat  qu'on  devrait  haïr  et  qu'on  aime 
de  toutes  ses  forces.  Vous  parlez  de  partir;  vous  ne 
trouveriez  nulle  part  un  aussi  beau  château  que 
celui  où  votre  cousine  vous  ordonne  de  rester.  Nous 
danserons  le  premier  menuet  ensemble,  et  quand 
vous  m'aurez  revue,  je  vous  mets  au  défi  de  me  dé- 
tester. 

»  Delphine.  » 

Lise  exécuta  sa  mission  avec  tant  de  zèle  qu'elle 
arriva  aux  grilles  du  parc  tout  essoufflée.  Aussitôt 
qu'il  l'eut  aperçue,  Gaston,  qui  se  tenait  traîtreuse- 
ment caché  derrière  un  coudrier,  fit  mine  de  vou- 
loir franchir  la  chaussée;  elle  appela  et  il  s'arrêta 
soudain. 

Après  qu'il  eut  achevé  la  lecture  du  billet,  le  che- 
valier le  serra  dans  sa  poche. 

—  Ta  maîtresse  est  un  modèle  de  perfidie,  dit-il 
à  l'ambassadrice  en  cornette;  elle  me  raille,  maisje 
lui  prouverai  que  j'ai  du  cœur.  Je  reste  pour  la  con- 
fondre. 

Lorsque  Gaston  revint  au  château,  mademoiselle 
Delphine  avait  enfin  terminé  son  interminable  toi- 
lette. Elle  était  ravissante  à  voir  dans  sa  brillante 
parure  de  mariée.  On  s'extasiait  autour  d'elle,  et  la 
belle  enfant  se  promenait  de  salle  en  salle,  distri- 
buant à  toutes  ses  compagnes  ses  sourires  et  ses 
caresses,  comme  une  fleur  ses  parfums.  Gaston  se 
tenait  dans  un  coin  tout  ébloui  et  tout  confus.  Elle 
lui  jeta  en  passant  un  regard  d'intelligence,  et 
comme  la  compagnie  s'était  dispersée  dans  les  jar- 
dins, elle  courut  à  lui  et  l'entraîna  dans  un  bos- 
quet. 

—  Savez-vous  bien,  monsieur,  que  je  devrais  êlre 
dans  une  grande  colère  contre  vous  ;  tout  le  monde 
est  venu  me  complimenter  :  vous  seul  n'avez  pas 
pris  la  peine  de  monter  dans  mon  appartement. 
Voyons,  comment  me  trouvez- vous"? 

—  Trop  belle,  dit  le  chevalier  avec  un  grand 
soupir. 

—  De  quel  air  vous  dites  cela!  on  croirait  que  ça 
vous  fait  de  la  peine.  Est-ce  que  vous  me  détesteriez 
déjà? 

—  Oh  !  non,  reprit  Gaston.  C'est  bien  plutôt  vous 
qui  ne  m'aimez  plus. 

—  Vous  savez  bien  le  contraire. 

—  Et  cependant  vous  épousez  M.  de  Larsac. 

—  Certainement,  il  est  si  bon  pour  moi  ! 


REVUE  PITTORESQUE. 

—  Mais  quand  vous  serez  sa  femme,  vous  ne  pour- 
rez plus  l'aimer. 

—  El  pourquoi? 

En  disant  ces  mots,  Delphine  attacha  sur  Gas- 
ton ses  grands  yeux  noirs,  où  rayonnaient  les  pures 
flammes  do  la  tendresse  et  de  la  candeur. 

Gaston  balbutia  ;  ce  pourquoi  l'embarrassait  fort; 
il  ne  savait  que  répondre,  lorsque  deux  ou  trois  per- 
sonnes vinrent  interrompre  leur  conversation  au 
moment  où  il  était  en  train  de  s'embrouiller. 

Cependant,  l'heure  de  la  bénédiction  nuptiale 
sonna  ;  le  cortège  se  mit  en  marche  pour  la  cha- 
pelle où  l'un  des  vicaires  de  M.  l'archevêque  de  Pa- 
ris attendait  les  fiancés.  On  vit  alors  apparaître  M.  le 
vicomte  de  Larsac.  C'était  un  vieux  seigneur  vêlu  à 
la  mode  de  Louis  XIV ,  et  qui  cachait  son  front 
chauve  sous  une  ample  perruque  blonde ,  dont  les 
prodigieux  anneaux  flottaient  sur  son  habit.  Le  cor- 
don bleu  brillait  sur  sa  poitrine  :  son  visage  respirait 
la  joie  la  plus  vive,  et  sous  ses  gros  sourcils  grison- 
nants on  voyait  luire  le  regard  d'afl'ection  qu'il  por- 
tait sur  la  jeune  compagne  qui  marchait  à  ses  côtés 
comme  une  blanche  vestale.  Toute  la  personne  du 
vieux  gentilhomme  avait  un  grand  air  qui  imposait 
aux  plus  étourdis.  Sa  dignité,  bien  qu'un  peu  roide 
et  compassée,  contrastait  heureusement  avec  les 
manières  évaporées  que  la  régence  avait  mises  à  la 
mode;  et,  quelles  que  fussent  leurs  dispositions  à 
rire,  les  jeunes  gens  de  la  noce  se  sentirent  frappés 
de  respect,  quand  ils  virent  se  presser  autour  du 
vicomte  un  groupe  de  seigneurs  blanchis  au  service 
du  feu  roi,  calmes  et  fiers  comme  des  souvenirs  vi- 
vants d'un  temps  déjà  oublié. 

Lorsque  le  vicaire  passa  au  doigt  de  Delphine  l'an- 
neau symbolique,  Gaston,  pâle  comme  un  mort, 
fléchit  sur  ses  genoux  et  fut  obligé  de  s'appuyer 
contre  un  pilier  de  la  chapelle  pour  ne  pas  tomber. 

Le  cortège  rentra  dans  les  appartements  en  grande 
cérémonie,  où  chacun  s'empressa  d'aller  compli- 
menter les  nouveaux  époux.  Gaston  se  tenait  dans 
un  coin;  quelques  gentilshommes  causaient  à  demi- 
voix  près  de  lui  en  riant. 

—  Il  n'y  a  rien  de  tel  que  ces  ingénues  pour  avoir 
de  ces  idées-là,  disait  l'un 

Gaston  leva  les  yeux  et  tendit  les  oreilles. 

—  Il  faut  avouer  que  c'est  une  plaisante  corbeille 
de  noces,  disait  l'autre. 

—  Parlez-moi  des  novices  pour  prévoir  l'avenir! 
s'écriait  un  troisième. 

—  On  croit  que  ces  petites  filles  ne  pensent  à  rien 
et  ça  pense  à  tout,  reprenait-on  plus  loin. 

—  Même  à  l'impossible! 

—  Bah!  il  n'y  a  pas  de  miracles  qu'on  ne  puisse 
attendre  d'aussi  beaux  yeux  ! 

C'étaient  alors  des  rires  et  des  chuchotements 
sans  fin. 


MADEMOISELLE  DE 

L'un  des  étourdis  avisa  Gaston  ,  qui  se  tenait  fort 
méianGoliquenient  dans  son  encoignure. 

— Venez  donc  par  ici,  lui  dit-il,  et,  si  vous  êtes 
triste,  nous  vous  forcerons  bien  à  vous  égayer. 

—  Savez-vous,  chevalier,  quel  cadeau  de  ma- 
riage votre  cousine  a  exigé  du  vicomte  de  Lar.-iac"? 
reprit  un  voisin. 

—  Non,  vraiment. 

—  Parbleu  !  je  parie  mon  alezan  brûlé  contre 
un  bidet  de  poste  que  vous  ne  devineriez  jamais. 

—  Mais,  sans  doule;  il  faut  être  vierge  et  mar- 
tyr pour  deviner  ces  choses-là,  dit  un  chevau- 
léger. 

—  Parlez  alors  bien  vite!  s'écria  le  chevalier,  qui 
était  sur  les  épines. 

—  Sachez  donc,  interrompit  un  autre,  que  votre 
cousine  a  demandé,  en  guise  de  corbeille...  Vous  ne 
devinez  pas? 

—  Mille  fois  non! 

—  Un  berceau! 

—  Un  berceau  !  répéta  le  gentilhomme.  A  ce  mot, 
'  chacun  éclata  de  rire.  Gaston  imita  la  compagnie  du 

bout  des  lèvres,  mais  il  aurait  tout  donné  au  monde 
pour  avoir  un  prétexte  de  chercher  querelle  à  tous 
ces  bavards. 

Enfin,  n'y  tenant  plus,  il  s'esquiva.  Sa  cousine,  ne 
l'apercevant  plus  et  s'ennuyant  fort  au  milieu  des 
-complimentsqui  tourbillonnaient  autour  d'elle,  s'é- 
chap[)a  furtivement  et  trouva  Gaston  qui  rôdait  au- 
tour de  l'appartement  de  la  mariée  comme  un  voleur, 
cherchant  à  ouvrir  les  portes  et  regardant  par  le  trou 
des  serrures.  Le  berceau  trottait  par  sa  tête  et  brouil- 
lait ses  idées. 

—  Ah!  je  vous  y  prends,  lui  dit-elle  après  s'être 
avancée  sur  la  pointe  des  pieds. 

Gaston  tressaillit. 

— Je  suis  sûre,  reprit-elle,  que  vous  avez  grande 
envie  de  voir  mon  appartement. 

—  Certainement,  et  si  vous  voulez... 

—  Chut!  fit-elle  en  appuyant  son  doigt  sur  ses 
lèvres  avec  un  geste  charmant,  ma  tante  me  l'a  bien 
défendu;  il  parait  qu'on  ne  doit  pas  l'ouvrir  avant 
ce  soir.  Mais  elle  n'en  saura  rien,  suivez-moi. 

Et  comme  une  écoliére,  prenant  Gaston  par  la 
main ,  elle  le  conduisit  par  un  couloir  jusqu'à  un 
petit  cabinet  dont  elle  avait  la  clef. 

Tous  deux  y  pénétrèrent  sans  bruit  et  passèrent 
dans  la  chambre.  Mademoiselle  Lise,  qui  se  glissait 
toujours  sur  les  talons  de  sa  maîtresse,  fut  chargée 
de  rester  en  sentinelle. 

— Voyez,  dit  madame  de  Larsac  à  son  cousin  en 
se  plantant  au  beau  milieu  de  la  chambre  ;  n'est-ce 
pas  du  meilleur  goût? 

Et  tout  aussitôt  elle  lui  fit  admirer  les  meubles  in- 
crustés, les  tapis  aux  vives  couleurs,  les  tentures  de 
soie,  les  peintures,  le  lit  couronné,  les  riches  orne- 


LA  MANCELIËIU;.  61 

ments.  A  tout  ce  qu'elle  lui  montrait,  Gaston  répon- 
dait d'un  air  distrait  : 

—  C'est  magnifique,  superbe,  merveilleux! 
Mais  sa  pensée  était  ailleurs  et  ses  regards  cher- 
chaient dans  tous  les  coins. 

Delphine  s'en  aperçut. 

—  Qu'avez- vous  donc?  lui  dit- elle,  vous  êtes 
maussade  et  semblez  trouver  tout  affreux. 

—  N'avez-vous  pas  autre  chose  encore?  demanda 
Gaston  dans  un  grand  trouble.  Les  dentelles  de  son 
jabot  tremblaient ,  tant  son  cœur  battait  à  coups 
pressés. 

—  Quoi  donc?  reprit  sa  cousine  en  tournant  la  tète 
de  tous  cJlés. 

—  Je  ne  sais  vraiment ,  on  m'a  parlé  d'un 
meuble 

—  Ma  corbeille  de  mariage,  peut-être? 

—  Justement. 

—  Venez  la  voir. 

Et  tirant  Gaston  par  le  bras,  elle  le  fit  passer  der- 
rière le  lit  et  lui  montra  dans  la  ruelle  un  beau 
petit  berceau  rose  et  blanc  ,  fait  de  dentelles  et  de 
satin. 

Gaston  s'appuya  contre  un  des  portants  du  bal- 
daquin. Une  larme  humecta  sa  paupière. 

—  N'est-ce  pas  qu'il  est  joli?  Quel  nid  charmant! 
s'écria  madame  de  Larsac. 

Un  léger  frisson  courut  entre  les  épaules  du  che- 
valier. L'exclamation  de  sa  cousine  avait  soulevé 
une  douce,  mais  triste  pensée;  une  autre  image 
se  mêlait  à  celle  de  ce  nid  charmant.  Il  regarda  Del- 
phine, qui,  tout  entière  à  sa  joie  naïve,  se  penchait 
avec  ravissement  sur  le  berceau,  et  semblait  y  ca- 
resser de  son  souffle  un  être  invisible. 

—  C'est  donc  bien  vous  qui  l'avez  voulu?  dit 
Gaston. 

—  Sans  doule. 

—  Et  pourquoi? 

Ce  fut  aulourde  Delphineà  être  embarrassée.  Sans 
qu'elle  en  pût  deviner  la  cause,  une  rougeur  divine 
se  répandit  sur  son  beau  visage.  Aucune  parole  ne 
venait  sur  ses  lèvres,  lorsque  mademoiselle  Lise  ac- 
courut. 

—  Sauvez-vous,  dit-elle;  on  vient. 

Au  même  instant  un  petit  coup  sec  retentit  à  la 
porte  d'entrée.  La  soubrette,  dans  sa  précipitation, 
avait  fermé  celle  du  cabinet,  dont  la  clef  était  restée 
en  dehors.  On  entendait  la  voix  de  la  tante  qui  ap- 
pelait. 

—  Mon  Dieu!  que  faire?  murmura  Delphine  toute 
tremblante,  et  la  timide  enfant  leva  vers  son  cousin 
son  beau  front  empourpré. 

—  Risquer  ma  vie  plutôt  quo  de  nuire  à  votre 
repos  ,  lui  répondit  Gaston. 

Puis ,  après  avoir  presse  de  ses  lèvres  le  beau 


62 


UEVUE  PITTORESQUE 
ni,  il  courut  vers  une  fenè- 


front  qui  s'inclinait  vers 
tre,  l'ouvrit  et  s'élani^a. 

Delphine  poussa  un  cri  et  tomba  sur  un  fau- 
teuil. 

—  Est-il  mort?  demanda-t-elle  à  sa  camériste  ; 
elle  était  toute  pâle  et  ses  deux  mains  s'appuyaient 
contre  son  cœur  ,  où  le  baiser  de  Gaston  était  ar- 
rivé. 

—  Non,  madame,  dit  tout  bas  la  camériste,  qui , 
penchée  sur  le  balcon,  regardait  le  chevalier  courir 
par  le  jardin  aussi  lestement  que  trente  ans  plus  tard 
devait  le  fa're  Chérubin. 

Mademoiselle  Lise,  rassurée  sur  le  sort  du  fugitif, 
alla  vers  la  porte  et  l'ouvrit. 

—  Mon  Dieu  '  ma  nièce,  que  faites-vous  donc  ici? 
demanda  la  tante.  Voilà  un  grand  quart  d'heure  que 
nous  vous  cherchons  partout. 

—  La  coiflure  de  madame  s'était  dérangée,  et  je 
m'occupais  à  la  réparer,  répondit  la  soubrette  en 
passant  les  doigts  dans  les  cheveux  de  sa  maî- 
tresse. 

—  Ce  n'est  point  une  raison  pour  s'enfermer  ;  et 
puis,  j'ai  cru  entendre  un  cri  au  moment  où  j'ai 
cogné. 

—  C'est  quej'ai  maladroitement  enfoncé  une  grosse 
épingle  dans  la  tète  de  madame. 

—  Avez-vous  vu  votre  cousin,  ma  chère  nièce? 
reprit  la  tante;  on  ne  sait  plus  ce  qu'il  est  de- 
venu. 

— Mais  le  voilà  qui  court  là-bas  parmi  les  plates- 
bandes;  voyez,  dit  mademoiselle  Lise  en  haussant 
les  épaules,  quel  étourdi  ! 

La  tante  releva  ses  lunettes  et  s'avança  sur  le 
balcon;  il  y  avait  trente  piedsentre  le  sol  et  la  saillie. 
Comme  la  bonne  dame  était  fort  laide  de  naissance, 
personne  n'avait  jamais  tenté  un  pareil  saut  pour 
elle  ;  si  donc  elle  avait  gardé  quelques  soupçons  sur 
l'orthodoxie  du  tète-à-tète  de  madame  de  Larsac 
avec  mademoiselle  Lise,  la  hauteur  du  balcon  les 
lui  fit  perdre,  et  très-rassurée  cette  fois,  elle  em- 
brassa sa  nièce  dévotement.  Delphine  n'avait  pas 
une  goutte  de  sang  dans  les  veines. 

Après  le  bal,  l'heure  du  coucher  de  la  mariée  sonna 
enfin.  Elle  sortit  pompeusement  de  la  salle,  en 
compagnie  de  ses  parentes.  Le  digne  vicomte  de 
Larsac  lui  donnait  le  bras.  On  aurait  dit  la  marche 
d'un  cortège  ou  la  présentation  d'une  nouvelle  du- 
chesse ayant  tabouret  à"  la  cour,  tant  il  y  avait  de 
gravité  dans  la  cérémonie.  Mais  le  chevalier  n'as- 
sista pointa  cette  étiquette  nuptiale;  nes'étant  point 
senti  le  courage  d'y  garder  un  maintien  compassé, 
il  avait  pris  le  parti  de  s'échapper  et  s'était  caché 
dans  le  jardin,  sous  des  massifs  de  marronniers  où 
les  voix  de  la  nuit  lui  versaient  leurs  mystérieuses 
consolations. 

Quand  le  cortège  fut  arrivé  aux  portes  de  l'ap- 


partementconjugal,  les  groupes  saluèrent  les  mariés 
et  chacun  se  retira.  Ce  fut  alors  le  tour  du  vicomte; 
tandis  que  les  parentes  dépouillaient  Delphine  de 
ses  atours,  le  vieux  seigneurs'approcha,  prit  la  main 
de  sa  femme,  la  porta  à  ses  lèvres,  s'inclina  et  sortit 
majestueusement,  comme  aurait  pu  le  faire  un  am- 
bassadeur congédié  par  le  grand  roi. 

Un  quart  d'heure  après,  Delphine  se  trouva  toute 
seule  dans  la  chambre  à  coucher. 

Le  mariage,  le  bal,  la  danse,  et,  il  faut  bien  le 
dire  aussi ,  le  baiser  de  son  cousin  l'avaient  fort 
agitée.  Elle  passa  un  peignoir  qui  laissait  voir  ses 
beaux  bras  nus ,  entr'ouvrit  la  fenêtre  et  se  pencha 
sur  le  balcon. 

La  nuit  était  sereine.  Une  clarté  vaporeuse  flottait 
sur  la  campagne,  dont  les  sombres  verdures  ondu- 
laient en  frémissant.  Le  croissant  aminci  de  la  lune 
étincelait  comme  la  lame  d'un  sabre  recourbé ,  et 
sa  lumière  blonde  faisait  scintiller  comme  des  gerbes 
de  diamants  les  cascatelles  harmonieuses  des  fon- 
taines. Une  fraîche  odeur  d'herbes  fauchées  mon- 
tait des  champs,  et  les  senteurs  aromatiques  des 
mille  plantes  que  les  nuits  d'été  baignent  de  leur 
rosée  embaumaient  l'air  transparent. 

Delphine,  inclinée  comme  une  blanche  statue, 
promenait  au  loin  sa  rêverie  et  ses  regards;  l'âme 
noyée  dans  de  vagues  pensées  pleines  de  souvenirs 
indécis  et  d'incertaines  aspirations,  où  le  rêve  de 
l'amour  flottait  comme  une  ombre  pâle  et  fugitive, 
elle  écoutait  sans  les  entendre,  les  bruits  confus  que 
les  haleines  des  brises  semaient  dans  l'espace;  mille 
désirs  voilés  s'agitaient  dans  son  coeur  comme  une 
nichée  d'oiseaux  subitement  réveillés.  Ainsi  que  les 
parfums  de  la  verveine  restent  aux  mains  qui  l'ont 
touchée,  le  baiser  de  Gaston  semblait  attaché  à  son 
front,  et  sous  la  peau  blanche  et  lustrée  elle  croyait 
sentir  encore  le  frisson  brûlant  de  deux  lèvres  alté- 
rées. Comme  ces  rapides  clartés  qui ,  pendant  les 
nuits  chaudes,  illuminent  un  instant  la  campagne,  le 
baiser  de  Gaston  faisait  rayonner  la  flamme  dans 
des  espaces  inconnus  où  jamais  sa  pensée  n'avait 
plongé.  Elle  levait  vers  la  lune,  amante  des  songes 
amoureux,  des  yeux  humides  et  craintifs,  lorsqu'un 
léger  bruit  la  fit  tressaillir.  Son  nom,  conmie  un  sou- 
pir, venait  de  passer  à  son  oreille;  elle  pencha  sa 
tête  en  avant,  et  dans  les  branches  touffues  d'un 
marronnier  elle  vit  apparaître  le  visage  de  Gaston. 

La  veille,  la  folâtre  enfant  avait  accueilli  cette  ap- 
parition par  un  éclat  de  rire;  aujourd'hui,  elle  se 
sentit  rougir  jusqu'au  front  et  frémir  jusqu'au  cœur. 

—  Gaston!  dit-elle  d'une  voix  douce  à  rendre  ja- 
loux le  rossignol  qui  chantait  sous  un  berceau  de 
jasmin. 

—  Delphine  1  répondit  le  cousin  ;  est-ce  bien  vous? 
vous  seule? 

-^  Oui,  sculCi 


MADEMOISELLE  DE  LA  MANCELIEHE. 


63 


—  Quoi  !  El  M.  le  vicomte  de  Larsac? 

—  Il  m'a  gravement  saluée  après  m'avoir  em- 
brassé la  main  le  plus  sérieusement  qu'il  a  pu. 

Gaston  aspirait  ces  paroles  plutôt  qu'il  ne  les  en- 
tendait. Ivre  de  joie,  il  s'avança  sur  la  branche  qui 
le  soutenait. 

—  Mon  Dieu  !  vous  allez  vous  tuer ,  s'écria  Del- 
phine. 

—  C'est  impossible  !  vous  êtes  seule  ;  il  me  semble 
que  je  marcherais  dans  l'air. 

—  Cependant,  tenez-vous  tranquille  et  surtout 
parlez  bas  :  si  l'on  vous  entendait  ! 

Chose  étrange!  Pourquoi  avait-elle  peur  d'être 
surprise  ?  La  veille  encore  ,  elle  aurait  babillé  sans 
crainte,  la  nuit  à  son  balcon,  et  l'aurait  avoué  ingé- 
nument au  matin. 

—  Tout  dort ,  repri l  Gaston ,  même  le  vieux  vicomte, 
votre  abominable  mari  ! 

—  Oh  !  pouvez-vous  parler  ainsi  d'un  si  digne 
gentilhomme  ! 

—  Je  le  déteste  ! 

—  Lui  !  que  vous  a-t-il  fait  ? 

—  11  vous  a  épousée. 

—  N'en  auriez-vous  pas  fait  autant  '.'  dit  coquette- 
ment la  Juliette  en  poudre  à  son  Roméo  en  talons 
rouges. 

—  Cruelle  !  vous  me  désolez  en  me  rappelant  un 
bonheur  que  j'ai  longtemps  espéré  et  qui  ne  peut 
plus  être  le  mien.  Allez  !  vous  ne  m'avez  jamais 
aimé  ! 

—  Vous  mentez;  ne  vous  ai-je  point  assez  donné 
de  preuves  du  contraire? 

—  Si  vous  m'aviez  aimé,  vous  seriez-vous  unie 
au  vicomte? 

—  Et  pourquoi  non?  Je  ne  l'eusse  pas  fait,  si  j'a- 
vais cru  mal  faire.  Ne  fallait-il  pas  me  marier?  et 
savez-vous  un  meilleur  et  plus  parfait  gentilhomme 
que  M.  de  Larsac? 

—  Il  serait  votre  grand-père  ! 

—  Ah  !  il  est  vrai  qu'il  est  un  peu  bien  vieu.x 
pour  courir  dans  le  jardin  ou  me  pousser  sur  l'escar- 
polette ;  mais  vous  serez  là  pour  le  remplacer. 

—  Vous  m'aimez  donc  toujours? 

—  Toujours  !  répondit-elle  comme  un  écho. 
Tandis  qu'ils  causaient,  Gaston  s'était  peu  à  peu 

avancé  sur  la  grosse  branche ,  dont  l'extrémité  se 
balançait  sur  la  balustrade  du  balcon.  Au  dernier 
mot  de  sa  cousine  ,  il  fit  un  mouvement,  et  la  bran- 
che, chargée  d'un  poids  inaccoutumé,  plia. 

—  Ah  !  fit  la  belle  enfant  épouvantée. 

—  Si  je  m'élançais?  dit  le  jeune  homme  en  se 
dressant  à  demi.  Une  toise  le  séparait  du  balcon. 

—  N'en  faites  rien. 

—  Je  vous  en  prie. 

—  Je  vous  le  défends. 

^  Un  bond,  et  je  suis  à  vos  genoux. 


—  Ou  par  terre,  et  mort  peut-être. 

—  Vous  me  pleurerez  alors. 

Gaston  appuya  son  pied  sur  la  branche  et  chercha 
de  la  main  un  rameau  pour  s'enlever. 

—  De  grâce!...  murmura  Delphine  tremblante 
d'effroi  et  joignant  les  mains. 

—  Est-ce  donc  vous  qui  parlez,  ma  nièce?  de- 
manda une  voix  chevrotante  tout  à  coup. 

Delphine  tressaillit  ;  Gaston  se  coucha  tout  de  son 
long  sur  la  branche  flexible ,  et ,  derrière  les  per- 
siennes  entrebâillées  d'une  fenêtre  voisine,  se  mon- 
tra la  tète  de  la  vieille  tante  encapuchonnée  d'une 
grande  coitl'e  à  barbe. 

—  Est-ce  bien  vous?  redemanda-t-elle  en  tour- 
nant son  nez  taillé  en  bec  à  corbin  vers  le  balcon. 

—  Oui,  ma  tante,  reprit  Delphine  à  moitié  morte 
de  frayeur. 

—  A  qui  en  avez-vous  à  cette  heure?  Seriez-vous 
indisposée  ? 

—  Non ,  ma  tante  ;  mais  il  faisait  si  chaud  dans 
mon  grand  lit  à  baldaquin,  que  je  me  suis  mise  à  la 
fenêtre  pour  respirer  l'air  frais. 

—  Il  m'a  semblé  que  vous  parliez. 

—  Oui,  vraiment,  je  parlais. 

—  A  qui  donc? 

—  Eh,  mon  Dieu!  à  Lise;  ma  petite  chienne, 
Miss-Love,  s'est  échappée  ce  soir...  j'ai  cru  la  voir 
passer  là-bas...  J'ai  appelé  Lise  et  l'ai  envoyée  à 
sa  poursuite  afin  qu'elle  ne  s'égarât  point. 

Delphine  balbutiait  bien  fort  en  improvisant  ce 
conte  ;  mais  la  tante  n'eut  garde  de  no  pas  la  croire 
sur  parole;  elle  maugréa  contre  les  fantaisies  qui 
prennent  aux  griffons  de  courir  et  aux  petites  filles 
de  babiller  pendant  la  nuit,  et  engagea  sa  nièce  à  se 
remettre  bien  vite  au  lit. 

—  Oui,  ma  tante,  répondit  la  nièce  avec  un  sou- 
pir; et,  jetant  un  dernier  regard  sur  la  branche  du 
marronnier,  elle  rentra  chez  elle  et  ferma  la  fenêtre. 

Gaston  maudit  mille  fois  du  fond  de  son  âme  les 
tantes  qui  viennent  se  jeter  à  la  traverse  des  entre- 
prises amoureuses;  puis,  voyant  enfin  que  le  balcon 
restait  silencieux,  il  prit  le  parti  de  se  laisser  couler 
à  terre,  et  disparut  sous  les  massifs  du  jardin. 

Mais  avec  les  ombres  s'envolèrent  les  rêves  de  la 
nuit.  Les  fraîches  haleines  du  matin  emportèrent  sur 
leurs  ailes  humides  les  songes  embrasés,  et  quand 
Gaston  revit  sa  cousine;  la  souriante  et  tendre  Del- 
phine s'était  revêtue  des  grands  airs  de  madame  la 
vicomtesse  de  Larsac. 

Ces  grands  airs  étaient  bien  encore  un  peu  en- 
fantins; mais  il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  eO'a- 
roucher  un  amant  qui  n'avait  de  hardiesse  que  dans 
l'ombre,  et  dont  It-sprit  novice  prenait  volontiers  un 
ruban  de  soie  pour  une  formidable  barricade. 

Delphine  le  salua  avec  majesté,  et  quand  ils  fu- 
rent seuls,  comme  Gaston  essayait  timidement  de 


64 


REVUE  PITTORESQUE. 


renouer  le  lil  brisé  de  leur  nocturne  entrelien  ,  elle 
l'interrompit  pour  lui  dire  que  son  imprudence  de  la 
veille  l'avait  entraînée  à  commettre  un  gros  men- 
songe ,  ce  qui  était  un  vilain  péché,  et  qu'elle  ne 
voulait  point  se  damner  pour  satisfaire  à  tous  ses 
caprices. 


Gaston  demeura  abasourdi  et  se  retira  bien  con- 
vaincu que  les  nièces  ne  valaient  pas  mieux  pen- 
dant le  jour  que  les  tantes  pendant  la  nuil. 

Mais  ce  fut  bien  pis  encore  lorsque  Gaston  eut 
causé  quelques  inslanis  avec  son  cousin  le  mous- 
quetaire. Ce  cousin,  qu'on  appelait  M.  le  comte  Cé- 


sar de  Précorbin ,  avait  quitté  Paris  tout  exprès  pour 
prendre  sa  part  des  fêtes  dont  le  mariage  de  made- 
moiselle de  la  Mancelière  devait  être  suivi.  Le  comte 
César  était  un  terrible  homme.  Le  régiment  des 
mousquetaires  gris  ne  comptait  pas  un  plus  redou- 
table lieutenant;  il  n'y  avait  pas  de  grisette  de  la 
rue  Saint-Honoré  qu'il  n'eût  mise  à  mal  ;  quand  il 
passait  sur  la  chaussée,  le  chapeau  sur  l'oreille,  le 
jabot  au  vent,  l'épée  battant  ses  mollets,  et  frisant 
ses  moustaches,  il  était  irrésistible;  ses  camarades 
disaient  de  lui  qu'il  demeurait  aux  Percherons  et 
couchait  partout.  Au  demeurant,  c'était  le  meilleur 
garçon  qui  se  pût  voir  ;  son  épée  et  sa  bourse  étaient 
toujours  au  service  de  ses  amis  ;  mais,  comme  il  était 
plus  facile  de  faire  dégainer  l'une  que  de  puiser 
dans  l'autre,  il  donnait  plus  de  fer  que  d'argent. 

Le  chevalier  ne  manqua  pas  une  aussi  belle  oc- 
casion de  se  renforcer  sur  l'art  de  la  galanterie.  Le 
mousquetaire  prit  te.\te  de  ses  confidences  pour  lui 
développer  ses  propres  théories  sur  une  matière 
qu'il  se  vantait  de  posséder  mieux  qu'aucun  gentil- 
homme de  France.  Ce  cours  de  morale  ,  que  César 
avait  professé  dans  toutes  les  ruelles  du  Palais-Royal, 
édifia  fort  le  chevalier,  et  de  leur  conférence  il  ré- 
sulta que  lui,  Gaston,  ét;iit  un  sot;  que  Delphine 
était  une  coquette;  que  toutes  les  femmes  ne  va- 
laient pas  le  diable,  et  que  lui,  César  de  Précorbin, 
se  chargeait  de  montrer  à  son  cousin  comment  on 
enlevait  les  cœurs  à  la  manière  du  maréchal  de  Ber- 
vvick,  qui  prenait  les  villes  d'assaut. 

—  Ne  me  parle  pas  de  la  candeur  de  madame  de 


Larsac  ;  je  ne  crois  pas  à  la  candeur.  Eve,  qui  n'a- 
vait pas  d'amie  intime,  sut  très-bien  cueillir  la  pomme 
de  son  plein  gré.  Ta  cousine  a  épousé  le  vicomte 
parce  qu'il  est  riche,  et  elle  l'a  choisi  vieux,  parce 
qu'elle  pourra. le  tromper  plus  aisément.  Elle  se  pro- 
pose de  lui  faire  jouer  au  naturel  le  rôle  d'un  tuteur 
de  comédie.  Tu  avais  la  partie  belle  pour  t'en  faire 
aimer;  lu  as  été  un  maladroit,  ote-toi  de  là  que  je 
m'y  mette. 

Gaston  frémissait  à  l'audition  de  ces  épouvanta- 
bles doctrines;  mais,  à  son  insu,  elles  s'infiltraient 
dans  son  âme,  où  elles  détruisaient  sourdement  la 
confiance  et  la  foi.  Madame  de  Larsac  le  traitait  avec 
une  superbe  gravité  ,  tandis  qu'elle  paraissait  se 
plaire  fort  en  la  compagnie  de  M.  de  Précorbin,  qui 
la  faisait  rire  par  ses  folies.  Désespéré  et  furieux, 
Gaston  s'élança  à  corps  perdu  dans  l'arène  des 
prouesses  galantes ,  afin  de  bien  montrer  à  sa  cou- 
sine qu'il  n'était  pas  homme  à  se  laisser  jouer.  Avec 
un  formidable  courage  ,  il  attaqua  tout  d'abord  la 
femme  d'un  conseiller  au  parlement  de  Paris  ,  qui 
habitait  dans  le  voisinage.  La  dame ,  qui  accusait 
vingt-neuf  ans  et  en  comptait  quarante-deux  ,  ne 
s'était  pas  trouvée  depuis  longtemps  à  pareille  fête. 
Elle  s'enflamma  aux  œillades  du  chevalier  et  le  lui 
fit  bien  voir.  Delphine,  qui,  tout  en  ayant  l'air  de  se 
réjouir  beaucoup  aux  propos  du  mousquetaire,  sui- 
vait tout  ce  manège  du  coin  de  l'œil,  en  témoigna 
un  dépit  extrême.  Le  malheureux  Gaston ,  placé 
entre  les  dédains  de  sa  cousine  et  les  bonnes  grâces 
de  la  conseillère,  en  perdait  la  tête.  Les  félicitations 


MADEMOISELLE  DE  LA  MANCELlÈltE . 


(i.'i 


de  Céiar  aclie\erenl  de  le  désespérer,  etim  ?oir  ijue 
la  conseillère  lui  avait  fait  entendre  qu'elle  se  pro- 
mènerait, vers  minuit,  devant  un  pavillon  qu'il  con- 
naissait trop  bien,  il  prit  le  parti  de  la  fuite 

Tandis  que  le  coche  emportait  le  chevalier  vers 
le  manoir  de  Boisroger  ,  tout  au  fond  de  la  Nor- 
mandie, il  repassait  dans  son  esprit  la  conduite  de 
sa  cousine,  se  répétait  mille  fois  par  jour  qu'il  la  dé- 
testait et  ne  pouvait  se  défendre  de  l'aimer  comme 
un  fou. 

Son  départ  a\ait  fait  une  grande  sensation  au 
château. 

Cinq  ou  six  jours  après,  une  compagnie  de  mous- 
quetaires, qui  dînait  joyeusement  au  Moulin-Rouge, 
vit  entrer,  à  la  brune,  M.  de  Précorbin  ,  poudreux, 
botté  et  éperonné.  Comme  il  s'était  vanté  de  triom- 
pher de  la  jeune  mariée  et  qu'il  portait  l'oreille 
basse,  on  l'accabla  de  railleries  :  il  répondit  en 
homme  qui  a  remporté  assez  de  victoires  pour  avouer 
sa  défaite.  Mais  comme  on  le  pressait  4'e>;pliqiiPi'  les 
causes  de  sa  déconvenue  i 

—  Messieurs,  dit-il  en  se  campant  le  poing  sur 
la  hanche,  un  mousquetaire  gris  ne  se  bat  pas  contre 
un  enfant. 

Mais  laissons  la  compagnie  à  table  et  retournons 
au  château ,  où  madame  de  Larsac  chasse  aux  pa- 
pillons et  où  M.  le  vicomte  raconte  les  campagnes 
de  M.  de  Yillars.  Avant  de  continuer  cette  histoire, 
il  est  de  notre  devoir  de  dire  quelles  causes  avaient 
amené  le  mariage  de  la  jeune  fille  efdu  vieillard. 

Un  jour  que  M.  de  Larsac  se  rendait  dans  une  de 
ses  terres ,  en  Périgord  ,  l'essieu  de  sa  chaise  cas;a 
devant  un  château  assis  aux  bords  de  l'Orge.  Une 
espèce  d'intendant  accourut  avec  des  hommes  de 
peine  et  lui  offrit  l'hospitalité  au  nom  de  sa  maî- 
tresse. 

—  Remerciez  votre  maîtresse,  lui  dit  il.  de  Lar- 
sac, cet  accident  sera  promptement  réparé... 

—  Non  pas,  interrompit  l'intendant,  je  n'aurai 
point  à  remercier  de  votre  part  madame  de  laMan- 
celière,  qui  ne  sait  pas  que  je  vous  ai  prié  d'acccp- 
lerunapparlement  chezelle  ;  maisollem'en  voudrait 
beaucoup  si  je  consentais  à  vous  laisser  sur  la  chaus- 
sée lorsque  son  château  est  dans  le  voisinage. 

Cette  réponse  élonna  le  vieux  seigneur,  et,  curieux 
de  faire  la  connaissance  d'une  dame  dont  les  gens 
se  montraient  si  polis,  il  accepta. 

Madame  de  laMancelière  reçut  M.  de  Larsac  dans 
une  vaste  pièce  qu'égayaient  une  jeune  fille  et  des 
fleurs.  Il  fut  touché  de  la  grâce  simple  et  prévenante 
avec  laquelle  on  lui  fit  accueil,  et  son  cœur  s'émut 
à  la  vue  de  l'enfant  que  la  vieille  dame  entourait 
d'ime  sollicitude  grave  et  tendre.  La  jeune  fille  était 
souriante  et  folâtre,  et  sa  gaieté  remplissait  de  vie 
le  grand  château  un  peu  froid  et  délabré. 

Quand  l'essieu  fut  raccommodé 

T.  IV. 


songea  plus  à  partir;  on  mit  la  chaise  toi-  I,i  re- 
mise et  on  n'y  pensa  plus.  Le  seigneur  a\;ut  bien 
gagné  la  confiance  de  la  châtelaine,  et  un  suirfpjiU 
étaient  à  se  promener  dans  une  avenue  de  tilleuls  , 
tandis  que  l'enfant  dévastait  les  parterres,  elle  lui 
fit  la  confidence  de  ses  craintes. 

L'avenir  de  Delphine  en  était  seul  la  cause.  Fille 
d'un  colonel  de  cavalerie  mort  au  combat  d'Exilles, 
sous  M.  de  Belle-Iîle,  elle  n'avait  pour  tout  héritage 
qu'un  nom  honorable,  et  pour  tout  patrimoine  que 
sa  candeur  et  sa  beauté.  Sa  tante,  madame  de  la 
Mancelière,  l'avait  recueillie  chez  elle;  mais  le  châ- 
teau où  elles  vivaient  toutes  deux  devait,  à  sa  mort, 
échoir  aux  mains  d'une  communauté  de  religieuses 
de  l'ordre  de  la  Visitation.  La  bonne  dame  écono- 
misait le  plus  qu'elle  pouvait  sur  ses  revenus  pour 
en  faire  une  dot  qui  permît  à  sa  nièce  d'enlret  dans 
un  couvent  quand  elle  ne  serait  plus  auprès  d'elle 
pour  la  protéger. 

—  Mais  pourquoi  avec  cette  dot  ne  la  marieriez- 
vous  pas  '.'  lui  demanda  le  vieux  seigneur. 

—  Celte  dot  sera  suffisante  pour  entrer  en  reli- 
gion, dit  la  bonne  dame,  mais  elle  ne  le  serait  pas 
pour  entrer  en  ménage.  Ce  qui  convient  à  Dieu  ne 
convient  pas  aux  gentilshommes. 

M.  de  Larsac  tourna  ses  yeux  vers  le  côté  du  jar- 
din où  chantait  Delphine;  la  tète  couverte  d'un  cha- 
peau de  paille  et  les  bras  nus,  elle  se  mirait  dans 
une  fonlaine. 

M.  de  Larsac  pensa  que  ce  serait  une  grande  pitié 
que  de  laisser  mourir  dans  les  ombres  glacées  d'un 


cloitie  celte  vivante  fleur  qui  souriait  à  la  lumière. 
—  Si  je  vous  demandais  la  main  de  voire  nièce. 


66  REVUE  PITTORESQUE. 

me  l'accorderiez-vous ".'  dit-il  a  lu  dame  inii  soupi- 
rait. 

Madame  de  la  Mancelière  tressaillit  et  leva  les 
yeux. 
Le  vicomte  lui  prit  la  main  doucement. 
—  Ma  question  un  peu  brusque,  il  est  vrai,  vous 
étonne,  lui  dit-il  ;  mais  voilà  longtemps  que  je  désire 
nie  marier,  afin  de  laisser  mon  bien  à  des  gens  que 
j'aime  et  qui  me  rendent  mon  affection.  A  mon  âge 
ce  n'est  point  facile.  L'occasion  se  présente  ,  vous 
seriez  bien  cruelle  si  vous  m'empêchiez  de  la  saisir. 
Votre  aimable  nièce  sera  pour  moi  une  amie  bien 
plus  qu'une  femme,  une  fille  bien  plus  qu'une  amie. 
Quand  je  mourrai,  au  moins  aura-1-elle  une  fortune 
digne  de  sa  beauté  et  qui  lui  permettra  de  tenir 
dans  le  monde  le  rang  qui  lui  convient.  Vous  voyez 
bien  que  ce  mariage  assure  deux  bonheurs,  le  mien 
dans  le  présent,  le  sien  dans  l'avenir. 

La  tante  se  remit  bien  vile  de  sa  surprise  et,  sans 
déguiser  la  joie  où  le  discours  du  vicomte  l'avait 
jetée,  elle  engagea  sa  parole. 

M.  de  Larsac  partit.  Il  avait  quelques  affaires  à 
régler,  et  on  se  promit  de  tenir  les  fiançailles  se- 
crètes. Delphine  n'en  apprit  rien  ni  son  cousin  non 
plus.  Le  cousin  passait,  chaque  année,  six  mois  au 
château  de  madame  de  la  Mancelière  et  six  mois 
chez  son  père,  en  Normandie.  Durant  l'été  il  aimait 
comme  un  écolier  en  vacance  ;  en  hiver,  il  se  souve- 
nait comme  un  poète.  A  son  retour  le  vicomte  se 
chargea  lui-même  de  parler  à  Delphine.  Delphine, 
qui  l'aimait  tendrement,  l'interrompit  vingt  fois  en 
s'amusant  à  faire  pirouetter  le  chapeau  du  vieux 
seigneur  au  bout  de  sa  canne.  Cependant  elle  finit 
|)ar  lui  jurer  qu'elle  l'épouserait  très-volontiers. 
Quant  au  couvent ,  elle  lui  déclara  d'un  air  déter- 
miné que,  ne  l'eùt-il  pas  épousée,  elle  était  décidée 
à  fuir  jusqu'au  bout  du  monde  plutôt  que  d'y  en- 
trer. 

On  sait  comment  le  mariage  s'accomplit  et  quelles 
choses  se  passèrent  ce  jour-là. 

M.  de  Larsac  ]>araissait  le  plus  heureux  des 
hommes  et  se  félicitait  chaque  jour  davantage  d'a- 
voir désespéré  ses  collatéraux  en  épousant  made- 
moiselle Delphine,  qui  le  charmait  par  la  douceur 
et  la  gaieté  de  son  caractère.  !1  avait  racheté  la 
propriété  du  château  aux  dames  de  la  Visitation,  et 
y  réunissait  pendant  la  belle  saison  une  élégante 
compagnie  ,  qui  contribuait  à  lui  faire  passer  le 
temps. 

Grâce  au  respect,  à  l'estime,  à  l'affection  qu'il 
avait  su  inspirer  à  sa  femme  ,  il  exerçait  un  grand 
empire  sur  son  jeune  esprit ,  qu'il  se  plaisait  à  in- 
struire et  à  former.  Il  lui  apprenait  à  connaître  le 
monde  sans  lui  laisser  goûter  le  fruit  amer  de  l'ex- 
|)érienco ,  et  comme  ces  fleurs  délicates,  épanouies 
sous  le  cristal  d'une  serre,  sans  que  jamais  la  pluie 


ait  battu  leur  corolle  ,  lame  de  Delphine  s'ouvrit  à 
la  vie  et  à  la  vérité ,  sans  que  la  souffrance  ou  la 
crainte  en  ternît  la  pureté. 

Tandis  que  sous  l'influence  paternelle  du  vicomte 
les  qualités  charmantes  de  Delphine  se  dévelop- 
paient, tandis  que  la  jeune  femme  commençait  à 
briller  sous  la  jeune  fille  ,  comme  la  rose  sous 
le  buisson  ,  Gaston  errait  aux  bords  de  l'Océan, 
appelant  sa  cousine  dans  son  cœur  et  voyant  sa 
douce  image  passer  sur  le  fond  gris  de  ses  souve- 
nirs. 

Son  père,  vieil  officier  de  marine,  grondait  quand 
le  vent  du  nord  réveillait  ses  rhumatismes.  Assis 
dans  tm  grand  fauteuil  auprès  d'un  grand  feu  ,  il  se 
faisait  lire  par  son  fils  les  campagnes  des  célèbres 
navigateurs  et  maugréait  contre  l'injustice  des  con- 
seillers du  roi  qui  ne  savaient  jamais  donner  une 
escadre  à  commander  à  ceux  qui  le  méritaient.  La 
voix  terrible  de  l'Océan  retentissait  sur  les  grèves , 
l'orage  sifflait  en  secouant  les  vieux  chênes,  et  Gas- 
ton, solitaire  'dans  sa  douleur,  maudissait  la  perfidie 
de  la  coquette  qui  l'avait  chassé  de  l'Éden  embaumé 
où  tant  de  beaux  jours  s'étaient  envolés  sur  les  di- 
vines ailes  de  l'amour. 

Un  jour  vint  où  Delphine  se  trouva  veuve  et  Gas- 
ton orphelin.  Le  vicomte  de  Larsac  s'était  éteint 
doucement ,  bénissant  le  front  incliné  de  sa  jeune 
femme,  et  la  remerciant  du  bonheur  dont  elle  avait 
illuminé  le  déclin  de  sa  vie  ;  M.  le  baron  de  Bois- 
roger  était  mort  bravement,  les  yeux  tournés  vers 
la  mer,  où  il  avait  vécu  ses  plus  belles  années.  — 
Ne  pleurez  pas,  Gaston,  avait-il  dit  à  son  fils,  qui 
sanglotait  à  son  chevet  ;  je  vous  laisse  quatre  mille 
livres  de  revenus  ,  mon  épée  et  un  nom  sans  tache. 
C'est  plus  qu'il  n'en  faut  à  un  gentilhomme  pour 
faire  son  chemin  dans  le  monde.  Puis  se  tournant 
sur  l'oreiller,  il  avait  rendu  son  âme  à  Dieu. 

Le  cousin  et  la  cousine  s'écrivirent  pour  se  faire 
part  mutuellement  du  malheur  qui  venait  de  les 
frapper;  les  deux  lettres  se  croisèrent  en  route. 

Après  les  premiers  mois  donnés  à  la  douleur  et 
aux  affaires  de  la  succession,  Delphine  jeta  les  yeux 
autour  d'elle  et  se  sentit  bien  isolée  dans  son  grand 
château.  Sa  tante  avait  précédé  de  quelques  mois 
M.  de  Larsac  dans  la  tombe  ;  la  compagnie  s'était 
éloignée  d'une  demeure  que  le  deuil  assombrissait , 
et  la  jeune  veuve  se  trouva,  avec  sa  beauté  virginale 
et  ses  cent  mille  livres  de  rentes,  fort  en  peine  de  ce 
qu'elle  allait  devenir.  Mademoiselle  Lise  ,  qui  avait 
conservé  ses  fonctions  de  camériste  et  de  confidente, 
la  lira  d'embarras  en  lui  conseillant  de  quitter  le 
château,  dont  le  silence  et  la  solitude  l'épouvantaient, 
et  de  se  rendre  à  Paris. 

—  Mais  qu'y  ferai-je  sans  mon  mari  ?  lui  dit  ma- 
dame de  Larsac. 

—  Allez  toujours ,  madame.  Un  mari  n'est  pas 


MADEMOISELLE  DE  LA  MANCELIÉRE.  67 

nécessaire  pour  bien  vivre  eu   ce  pays-là  ;  avec  1  grands  chagrins  que  les  vôtres.  Encore  une  foii , 
votre  visage  et  votre  fortune,  on  s'y  console  de  plus  |  quittez  cette  solitude 


"^SEÏ7 


M.  de  Boisroger  arriva  à  Paris  en  même  temps 
que  sa  cousine.  Son  premier  soin  fut  de  lui  rendre 
visite;  mais  la  solitude  où  il  avait  vécu  depuis  leur 
séparation  avait  augmenté  sa  timidité;  d'un  autre 
Coté,  il  conservait  un  amer  souvenir  de  ce  qu'il  ap- 
pelait la  trahison  de  madame  de  Larsac.  Le  splen- 
dide  hôtel  où  elle  était  descendue  lui  rappela  quelle 
distance  séparait  leur  fortune;  il  la  salua  avec  roi- 
déur  et  s'assit  d'un  air  compassé.  Les  vêtements 
Doirs  et  les  manières  graves  de  sa  cousine,  quicher- 
diait  à  dissimuler  par  son  maintien  les  battements 
de  son  cœur,  lui  imposèrent  étrangement ,  et ,  au 
bout  d'une  heure,  il  se  leva,  ébloui  par  sa  beauté  et 
plus  malheureux  que  jamais. 

Un  soir  qu'il  y  avait  un  petit  cercle  d'amis  chez 
une  dame  de  leurs  parentes,  qui  passait  pour  un 
bel  esprit ,  M.  de  Boisroger  y  rencontra  madame 
de  Larsac.  Tous  deux  se  saluèrent  froidement;  il  ne 
pouvait  lui  pardonner  son  maraige;  elle  lui  gardait 
rancune  de  son  départ  du  château  et  de  son  peu 
d'empressement  à  la  venir  voir.  La  conversation 
tomba  bientôt  sur  l'amour.  Sur  ce  chapilre-la,  la 


discussion  s'établit  chaudement.  Toutes  sortes  de 
théories  s'entrechoquèrent;  chacun  disait  son  mot  : 
un  gentilhomme  suédois  avança  que  les  dames  ne 
savaient  pas  aimer  ;  une  demoiselle  d'honneur  de  la 
reine  riposta  vivement  et  soutint  que  les  hommes 
n'entendaient  rien  aux  affaires  du  cœur.  Tout  le 
monde  se  récria.  Ceux-ci  prirent  parti  pour  le  gen- 
tilhomme et  ceux-là  pour  la  demoiselle.  La  maîtresse 
de  la  maison  proposa  de  raconter  une  histoire  à  ce 
sujet,  après  quoi,  lorsque  chacun  aurait  dit  la  sienne, 
on  délibérerait;  la  proposition  fut  accueillie  gaie- 
ment et  les  interlocuteurs  se  mirent  en  devoir  de 
parler.  Quand  vint  le  tour  de  M.  de  Boisroger,  il 
regarda  sa  cousine,  qui  ne  s'était  point  prononcée, 
et  commença  une  histoire,  où  madame  de  Larsac  ne 
tarda  pas  à  deviner  une  intention  qui  devait  échap- 
per aux  autres  auditeurs. 

C'était  le  récit  d'un  passé  où  l'amour  était  par- 
tout sans  que  le  mot  fût  nulle  part.  A  mesure  que 
M.  de  Boisroger  parlait,  s'animant  lui-même  aux 
souvenirs  qui  lui  revenaient  en  foule,  un  voile  glis- 
sait sur  les  yeux  de  madame  de  Larsac  et  lui  mon- 

5. 


68 


REVUE  PITTORESQUE. 


Irait  à  nu  les  charmants  mystères  quelle  avait  à 
peine  pressentis.  Émue  et  rougl-sante,  elle  compre- 
nait enfin  mille  choses  auxquelles  elle  ne  s'élait  ja- 
mais arrêtée,  et  qu'elle  s'élonnait  alors  de  n'avoir 
pas  devinées.  Lorsque  Gaston  peignit  dans  un  lan- 
gage enflammé  les  douleurs  de  l'amant  convié  au 
mariage  de  celle  qui  le  trahissait,  ses  angoisses  le 
lendemain,  l'amertume  de  ses  désolantes  pensées 
après  l'éloignemenl,  un  soupir  d'enivrement  et  de 
souffrance  souleva  le  sein  de  Delphine ,  une  larme 
vint  à  ses  yeux,  et  elle  se  baissa  sur  son  éventail, 
afin  qu'on  ne  vît  pas  la  rougeur  brûlante  de  son 
front. 

—  Il  m'aimait  donc,  disait-elle.  C'était  de  l'amour! 
Il  m'accuse  !  Et ,  toute  palpitante,  elle  écoutait  les 
paroles  de  Gaston ,  et  leurs  jours  passés  s'illumi- 
naient de  clartés  éblouissantes.  L'éclatante  vérilé 
venait  de  luire  dans  les  ténèbres  de  ses  souvenirs, 
et  son  cœur  se  dilatait  sous  les  rayonnements  infinis 
de  l'amour.  Que  de  divines  larmes  Gaston  n'aurait- 
11  pas  surprises  au  bord  des  paupières  de  Delphine, 
s'il  avait  écarté  l'éventail  !  Mais  une  trop  vive  émo- 
tion l'agilait  lui-même  pour  qu'il  prit  garde  aux 
mouvements  qui  faisaient  trembler  les  dentelles  sur 
le  corsage  de  sa  cousine.  Ce  petit  drame  passa 
inaperçu;  lesdamesregardaient  curieusement  M.  de 
Boisroger,  qui  parlait  l'œil  étincelant  et  la  pâleur 
sur  la  joue,  et  la  demoiselle  d'honneur  pensait  tout 
bas  qu'il  était  trop  éloquent  et  trop  beau  pour  qu'il 
pût  être  le  héros  d'une  pareille  mésaventure. 

Après  que  l'histoire  eut  été  achevée ,  madame  de 
Larsac  se  leva  et  passa  dans  une  autre  pièce.  Un 
balcon  s'ouvrait  sur  un  jardin  plein  d'ombre  et  de 
silence;  elle  appuya  son  front  rougissant  sur  le 
marbre  et  fondit  en  larmes. 

Quand  elle  rentra  au  salon  ,  M.  de  Boisroger 
avait  disparu. 

Plus  tard  ,  lorsqu'elle  se  reirouva  seule  dans  son 
alcôve,  la  tète  penchée  sur  l'oreiller,  le  regard  perdu 
dans  la  mousseline  des  rideaux,  sa  pensée  discrète 
interrogea  son  cœur,  et,  tout  bas,  en  frémissant,  elle 
se  demanda  si  elle  aimait.  L'aveu  passa  sur  ses  lè- 
vres,  timide  ainsi  qu'un  soupir;  ravie  comme  un 
enfant  qui  vient  de  découvrir  un  trésor,  elle  se 
souleva  à  demi,  et,  tendant  ses  mains  charmantes 
vers  un  fantôme  invisible,  elle  répéta  tout  haut,  et 
délirante,  le  mot  divin  :  «Je  t'aime.  »  Mais  le  son 
de  sa  propre  voix  l'effaroucha,  elle  tressaillit,  et 
voyant  dans  une  glace  son  image  réfléchie  ,  l'œil 
humide  et  le  sein  nu  ,  tremblante,  elle  inclina  son 
visage  empourpré  et  voila  son  cœur  entre  ses  bras 
croisés. 

Bientôt  sa  bouche  rose  souffla  la  veilleuse,  et 
noyée  dans  les  souvenirs  ,  son  âme  ,  emportée  sur 
l'aile  des  anges,  côtoya  les  sentiers  fieurisoù  si  sou- 
vent tous  deux  s'étiiient  promenés,  cueillant  l'églan- 


tine  aux  branches  verdoyantes  et  mêlant  leurs  ha- 
leines et  leurs  chansons.  Le  sommeil  la  surprit,  la 
chaîne  des  rêves  s'unit  à  la  chaîne  des  souvenirs,  et 
le  matin  lumineux  dorait  sa  chambre,  que  Delphine 
dormait  encore  bercée  dans  son  virginal  amour. 

Mais  que  devint-elle  au  réveil ,  lorsque  la  de- 
moiselle d'honneur  qui  défendait  si  chaudement  la 
cause  des  dames  lui  annonça  qu'il  n'élait  bruit  dans 
leur  coterie  que  du  prochain  mariage  du  baron 
de  Boisroger  avec  la  nièce  de  M.  Plégneul  ,  gen- 
tilhomme du  Berry  ?  Madame  de  Larsac  faillit  se 
trouver  mal  ;  en  même  temps  qu'elle  avait  ouvert 
son  âme  à  la  tendresse  ,  la  douleur  y  était  entrée. 
.\mour  et  souffrance ,  toute  la  vie  de  la  femme  lui 
fut  révélée  en  un  jour. 

Le  soir  elle  se  rendit  chez  sa  parente  où  il  devait 
y  avoir  grand  cercle.  Coquette,  maintenant  qu'elle 
aimait,  madame  de  Larsac  avait  pris  un  soin  ex- 
trême de  sa  toilette  et  tiré  un  parti  galant  de  son 
deuil.  Elle  entra  au  milieu  d'un  murmure  flatteur. 
Son  premier  regard  rencontra  M.  de  Boisroger,  qui 
causait  avec  une  jeune  personne  ;  au  mouvement  de 
son  cœur,  elle  comprit  que  ce  devait  être  la  nièce 
du  gentilhomme  berrichon. 

Elle  était  à  peine  assise ,  que  M.  de  Plégneul  se 
fit  présenter  à  elle  par  la  maîtresse  du  logis,  et  lui 
fit  part  du  projet  qu'il  avait  conçu  d'unir  sa  nièce 
à  M.  de  Boisroger. 

—  Je  suis  dans  l'ordre  de  Malte  et  le  dernier  de 
mon  nom,  lui  dit-il  ;  je  serais  fort  marri  si  la  maison 
de  Plégneul  venait  à  s'éteindre ,  et  j'ai  résolu  de 
donner  la  main  de  mademoiselle  Victorine  à  un 
jeune  gentilhomme,  sous  la  condition  expresse  de 
prendre  les  armes  et  le  nom  des  Plégneul. 

—  Et  vous  avez  fait  choix  de  M.  de  Boisroger 
pour  qu'il  cède  son  nom  en  échange  d'une  fortune, 
dit-elle  avec  un  sourire  amer  auquel  le  comman- 
deur ne  prit  pas  garde. 

—  Il  est  pauvre  ,  et  cinq  cent  mille  livres  de  dot 
aplanissent  bien  des  difficultés.  M.  le  baron  de  Bois- 
roger sera  baron  de  Plégneul. 

M.  le  comte  de  Précorbin  ,  qui,  depuis  la  mort  jju 
vicomte ,  avait  repris  le  cours  de  ses  galanteries 
auprès  de  madame  de  Larsac,  dont  la  beauté  lui 
semblait  merveilleusement  rehaussée  par  l'éclat  de 
cent  mille  francs  de  revenus,  vint  se  jeter  à  la  tra- 
verse de  la  conversatiiin  qu'elle  avait  engagée  avec 
M.  de  Plégneul.  Gaston ,  qui  avait  perdu  le  fil  de  ses 
discours  à  mademoiselle  Victorine,  depuis  l'arrivée 
de  sa  cousine  ,  fronça  le  sourcil.  Delphine  s'en  aper- 
çut, et,  dépitée  qu'elle  était  contre  lui,  fit  accueil 
au  mousquetaire. 

M.  de  Boisroger  se  leva  brusquement  et  s'en  vint 
rôder  autour  d'elle.  Elle  affecta  de  n'y  pas  prendre 
atten'ion  et  de  s'égayer  beaucoup  aux  madrigaux  de 
M.  de  Précorbin,  dont  la  verve  s'enflamma.  Quel- 


MADEMOISELLE  DE  LA  MANCELIËRE. 


69 


queà  phrases  galantes  airivèrent  aux  oreilles  de 
Gaston  ,  sans  que  madame  de  Larsac  les  eût  enten- 
dues. 11  se  sentit  une  furieuse  envie  de  donner  de 
son  épée  dans  la  gorue  du  mousquetaire;  et ,  crai- 
gnant de  faire  un  esclandre  s'il  restait  plus  long- 
temps dans  cette  place,  il  s'éloigna,  non  sans  avoir 
mis  ses  gants  en  pièces. 

Mademoiselle  de  Plégneul  et  son  oncle  le  sollici- 
tèrent du  regard  ;  il  passa  et  s'assit  résolument  à 
une  table  de  pharaon. 

—  Vous  jouez?  lui  dit  le  commandeur. 

—  Une  bagatelle,  répondit  Gaston;  et  il  ji'ta  sur 
la  table  une  vingtaine  de  louis  sans  compter.  Il  au- 
rait joué  la  couronne  de  France  pour  échapper  à 
la  pensée  qui  le  torturait. 

M.  de  Plégneul  bondit  à  la  vue  de  cet  or. 

—  Mais,  mon  cher  baron,  s'écria-t-il ,  il  y  a  plus 
de  cent  écus. 

—  C'est  possible  ,  reprit  l'autre  ,  qui  battait  les 
cartes. 

Madame  de  Larsac  n'avait  pas  entendu  un  mot 
de  ce  court  dialogue,  mais  aucun  des  mouvements 
des  interlocuteurs  ne  lui  avait  échappé.  Lorsque  le 
commandeur  s'approcha  d'elle,  l'expression  de  son 
visage  lui  donna  la  clef  de  son  caractère;  il  avait  la 
physionomie  d'un  moine  qui  vient  de  voir  le  démon 
face  à  face. 

—  M.  de  Boisroger,  votre  cousin,  dit-il  à  la  vi- 
comtesse,joue  donc  quelquefois"? 

—  C'est  son  goût  dominant,  reprit-elle  négligem- 
ment; il  en  a  pris  l'habitude  avec  les  officiers  de 
marine  qui  visitaient  son  père  en  Normandie. 

—  Ah!  fit  le  commandeur  en  tournant  les  yeux 
vers  la  table  où  les  pièces  d'or  étincelaient. 

—  Il  m'a  enseigné  tous  les  jeux  au  château  de  ma- 
dame de  la  Mancelière,  ma  tante.  C'est  un  beau 
joueur;  il  tient  ce  qu'on  veut,  et  ne  sourcille  jamais 
quand  il  perd.  Je  m'en  vais  faire  sa  partie. 

Madame  de  Larsac  prit  le  bras  de  M.  de  Plégneul 
et  le  ramena  vers  le  tapis  vert  ;  M.  de  Précorbin  les 
suivit.  Leur  présence  alluma  la  fièvre  dans  le  sang 
de  Gaston.  H  avait  gagné,  et  une  centaine  de  louis 
étaient  empilés  sous  ses  mains;  madame  de  Larsac 
s'assit  en  face  de  lui  ;  M.  de  Précorbin  se  pencha  sur 
son  épaule ,  il  avait  un  sourire  vainqueur  qui  donnait 
le  frisson  à  M.  de  Koisroger. 

—  Vingt  louis  contre  toi ,  dit  le  mousquetaire. 

—  Cinquante  ,  si  tu  veux,  répondit  le  baron. 
M.  de  Plégneul  frémit. 

—  Je  tiens  la  moitié  de  votre  jeu  ,  dit  madame  de 
Larsac  en  se  tournant  coquettement  vers  M.  de  Pré- 
corbin. 

—  Alors  cent  louis!  s'écria  Gaston  ,  la  pàleui'  de 
la  mort  sur  le  visage. 

Un  cercle  de  joueurs  entoura  la  table;  Gaston  te- 
nait ce  qu'on  voulait  et  jouait  tout  de  travers.  Ivre 


de  jalousie  et  de  douleur,  c'était  à  peine  s'il  voyait 
les  cartes.  Au  bout  d'un  quart  d'heure  ,  la  banque 
sauta. 

M.  de  Boisroger  quitta  la  table;  ses  oreilles  bour- 
donnaient; il  avait  toujours  devant  les  yeux  le  sou- 
rire du  niou.squetaire. 

—  Vous  perdez,  s'écria  M.  de  Plégneul  en  s'élan- 
çant  vers  lui. 

—  Sans  doute  ,  on  perd  toujours. 

—  Beaucoup? 

—  Je  n'ai  pas  compté- 

—  Mais  encore  ? 

—  Tout  ce  que  j'avaissur  moi  et  cinq  ou  six  mille 
livres  sur  parole  ,  à  peu  près. 

—  Grand  Dieu! 

—  Ce  n'est  rien  ;  quand  on  a  payé  ,  on  n'y  pense 
plus. 

Lecommandeur ,  épouvanté ,  le  regarda  s'éloigner. 
Puis  ,  secouant  la  tête  ,  il  alla  prendre  le  bras  desa 
nièce  et  sortit. 

M.  de  Boisroger  erra  toute  la  nuit  sur  les  quais 
avec  la  pensée  de  se  jeter  à  l'eau  ;  mais  il  avait  vingt- 
trois  ans,  et  à  cet  âge  on  ne  se  tuait  pas  encore  en 
ce  temps-là.  Comme  il  rentrait  chez-lui,  au  petit 
jour,  il  heurta  un  passant  qui  longeait  le  pont  Royal 
le  manteau  sous  le  nez. 

—  Au  diable  le  maladroit!  s'écria  Gaston. 

—  Morbleu  !  lequel  de  nous  l'est  plus  que  l'autre? 
reprit  M.  de  Précorbin,  eu  rajustant  son  chapeau 
ébranlé  par  le  choc. 

César  et  Gaston  se  regardèrent. 

—  Ma  foi,  mon  cher,  bien  te  prend  d'être  mon 
cousin  ,  ajouta  le  mousquetaire,  j'allais  te  proposer 
de  nous  couper  la  gorge ,  pour  t'enseigner  à  ménager 
tes  épithètes. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  ,  si  tu  en  as  la  fantaisie,  je 
suis  à  tes  ordres,  répondit  Gaston,  de  qui  les  res- 
sentiments se  réveillaient  en  foule. 

—  Non  pas ,  je  ne  tue  jamais  mes  débiteurs  ,  et  tu 
me  dois  cent  louis.  Ah!  si  ce  n'était  pas  loi,  je  me 
passerais  cependant  l'envie  de  dégainer ,  ne  fût-ce 
que  pour  me  distraire  un  peu.  Gaston ,  tu  vois  de- 
vanttesyeu.N  leplusinfortuné  des  mousquetaires  gris. 

—  Toi? 

—  Moi-même,  César  de  Précorbin.  Ne  te  fie  ja- 
mais aux  femmes  ,  mon  ami  :  la  plus  innocente  est 
fantasque  comme  le  vent. 

—  Il  me  semble  pourtant  que  tu  n'as  pas  lieu  d'être 
très-mécontent,  au  train  dont  marchent  tes  galan- 
teries! 

—  Je  pensais  précisément  comme  toi  à  minuit; 
entre  madame  de  Larsac  et  moi  il  n'y  a  plus  qu'une 
circonstance,  me  disais-je,  eh  bien!  mon  cher,  celle 
circonstance  est  au  diable  ;  la  cousine  n'a  jamais 
voulu  me  permettre  de  la  ramener  chez  elle,  quo' 


70 


que  j'aie  pu  lui  dire,  elle  m'a  traîtreusement  laissé 
au  beau  milieu  de  la  rue  ,  après  m'avoir  souhaité  le 
bonsoir  par  la  portière  de  son  carrosse.  Au  diable  la 
coquette! 

Gaston  soupira  comme  un  homme  à  qui  on  enlève 
un  poids  énorme  de  dessus  la  poitrine.  Cependant 
il  reprit  : 

—  Lorsque  je  t'ai  rencontré  filant  au  petit  jour, 
le  manteau  sur  le  nez ,  je  te  croyais  en  meilleure  for- 
tune. 

—  Hélas  !  je  reviens  du  logis  d'une  aimable  per- 
sonne qui  m'a  bien  voulu  prêter  l'hospitalité  sur  ma 
bonne  mine.  Me  forcer  à  renouveler  connaissance 
avec  uue  maîtresse  de  l'an  passé  !  voilà  une  action 
indigne  que  je  ne  pardonnerai  jamais  à  madame  de 
Larsac ,  et  je  le  lui  ferai  bien  voir  quand  je  serai  son 
mari. 

—  Quoi  !  tu  persévères  après  la  mésaventure  !  s'é- 
cria Gaston. 

—  Sans  doute;  quand  on  fait  le  siège  dune  place, 
il  faut  s'attendre  à  des  sorties  ;  mais  je  ne  suis  pas 
homme  à  me  décourager ,  et  jesaurai  réduire  l'ennemi 
à  se  rendre  à  merci.  Je  vais  de  ce  pas  méditer  à  mon 
plan  de  campagne. 

En  finissant  ces  mots,  M.  de  Précorbin  enfonça 
son  chapeau  sur  les  yeux,  rejeta  son  manteau  sur 
lépaule,  et  se  dirigea  vers  la  caserne  des  mousque- 
taires d'un  pas  délibéré. 

XI.  de  Boisroger  était  bien  un  peu  rassuré  sur  les 
résultats  immédiatsdes  entreprises  de  son  formidable 
cousin,  mais  les  conséquences  qu'elles  pouvaient 
avoir  dans  l'avenir  lui  paraissaient  pleines  de  périls 
pour  un  amour  que  la  douleur  avivait.  11  y  réfléchis- 
sait encore  ,  lorsqu'il  arriva  à  l'hôtel  garni  où  il  avait 
retenu  un  appartement.  Une  lettre  l'y  attendait.  Elle 
était  de  M.  de  Plégneul ,  qui  lui  faisait  savoir  que  de 
nouvelles  dispositions  ne  lui  permettaient  plus  de 
disposer  de  la  main  de  sa  nièce  en  sa  faveur,  comme 
un  instant  il  en  avait  eu  l'intention. 

Gaston  retourna  l'épître  en  toussens  pour  y  trouver 
le  motif  secret  qui  avait  pu  déterminer  le  comman- 
deur. Ne  pouvant  y  parvenir,  il  jugea  que  le  mieux 
serait  de  lui  en  demander  l'explication  à  lui-même, 
et  sans  prendre  le  temps  de  changer  de  costume,  il 
sauta  dans  un  fiacre  qui  le  conduisit  chez  le  gentil- 
homme berrichon. 

Le  commandeur  ne  se  fit  pas  prier  pour  lui  avouer 
qu'il  avait  de  grandes  craintes  sur  la  manière  dont  il 
administrerait  la  fortune  de  mademoiselle  Victorine. 

—  Les  cartes  en  mangeraient  la  moitié  et  les  dès 
le  reste,  lui  dit-il  en  finissant. 

Gustave  le  considéra  avec  stupéfaction.  Il  avait 
joué  la  veille  pour  la  première  fois  de  sa  vie. 

—  Ce  n'est  pas,  monsieur,  reprit-il,  que  je  tienne 
â  vous  faire  revenir  sur  votre  résolution,  mais  je 
me  dois  à  moi-même  de  vous  faire  revenir  sur  l'opi- 


REVUE  PITTORESQUE. 

nion  que  vous  avez  de  mon  caractère.  Lejeu  et  moi  , 
nous  sommes  tout  à  fait  étrangers  l'un  à  l'autre. 

—  Peste,  des  étrangers  qui  se  connaissent  depuis 
le  berceau!  repartit  le  Berrichon. 

Gaston  allait  répliquer  vertement,  lorsque  M.  de 
Plégneul  l'arrêta  tout  net,  lui  faisant  part  des  révé- 
lations de  madame  de  Larsac. 

M.  de  Boisroger  rompit  l'entretien  et  se  retira.  Son 
premier  mouvement  fut  de  courir  chez  sa  cousine 
pour  lui  demander  compte  d'une  conduite  aussi  in- 
juste qu'inexplicable. 

Madame  de  Larsac  le  reçut  dansunboudoir  écarté. 
Quand  il  entra,  le  premier  désir  de  la  jeune  veuve  fut 
de  se  lever  et  de  courir  à  lui;  mais  une  émotion  ir- 
résistible la  cloua  sur  son  fauteuil ,  et  ce  fut  en  bal- 
butiant ,  et  sans  oser  même  le  regarder ,  qu'elle  lui 
fit  signe  de  s'asseoir.  Gaston  prit  son  trouble  pour 
du  dédain;  son  cœur  se  serra  horriblement. 

—  .le  devrais  vous  haïr ,  lui  dit-il  enfin ,  et  je  sens 
que  je  n'en  ai  pas  la  force. 

—  Me  haïr,  et  pourquoi?  s'écria-t-elle  en  levant 
sur  Gaston  ses  beaux  yeux  humides. 

Le  pur  éclat  de  son  regard  arriva  jusqu'au  cœur 
de  Gaston  ;  mais  le  souvenir  de  la  calomnie  raffer- 
mit son  courage  ébranlé. 

—  Vous  le  saurez  bientôt,  madame,  conlinua- 
t-il  ;  mais  si  malheureusement  j'ai  un  motif  suffisant 
pour  vous  devoir  haïr,  de  quel  crime  me  suis-je 
donc  rendu  coupable  pour  que  vous  me  détestiez  si 
cruellement? 

—  Je  vous  déteste,  moi!  s'écria  encore  madame 
de  Larsac. 

Une  flamme  si  vive  brilla  dans  les  yeux  de  la  vi- 
comtesse, il  y  avait  dans  son  cri  une  innocence  si 
pleine  do  surprise,  tant  de  douloureux  étonnement, 
qu'un  amoureux  plus  habile  que  Gaston  y  aurait  lu 
un  aveu.  Mais  il  se  tenait  en  garde  contre  son  émo- 
tion, et,  bien  qu'une  secousse  électrique  eût  préci- 
pité le  cours  de  son  sang,  il  reprit  : 

—  De  quel  nom  voulez-vous  que  j'appelle  le  rap- 
port que  vous  avez  fait  à  M.  de  Plégneul?  Est-ce 
médisance  ou  seulement  espièglerie? 

Madame  de  Larsac  ne  s'attendait  pas  à  cette  at- 
taque. Elle  rougit,  et,  trop  novice  dans  l'art  de  se 
composer  un  maintien  ,  elle  baissa  les  yeux  sous  le 
regard  de  Gaston ,  et  balbutia  quelques  mois  sans 
suite. 

Mais  M.  de  Boisroger  continua  d'une  voix  altérée  :" 

—  Je  n'attendais  pas  un  grand  bonheur  d'une 
union  que  je  souhaitais  plutôt  par  lassitude  que  par 
désir.  Dieu  m'est  témoin  que  je  n'aimais  pas  made- 
moiselle de  Plégneul  ;  et,  à  ne  consu  Iter  que  mes  sen  • 
timents  ,  peut-être  devrais-je  vous  remercier  d'avoir 
rendu  impossible  un  mariage  dont  la  pensée  seule 
m'affligeait.  Mais  je  n'y  puis  voir  que  le  désir  de  me 
nuire,  cl  cette  découverte  m'a  percé  le  cœur. 


MADEMOISELLE  DE 

Delphine  était  agitée  de  mille  sensations  confuses, 
el  ses  beaux  yeux  (imiclement  levés  sur  Gaston  les 
exprimaient  avec  la  plus  tendre  éloquence.  Mais 
Gaston  se  cuirassait  contre  les  effluves  de  leur  ma- 
gnétisme amoureux ,  et  voulait  n'y  rien  voir  que  le 
manège  d'une  coquette  qui,  la  veille  encore,  avait 
eu  les  regards  les  plus  complaisants  pour  César  de 
Précorbin. 

—  Ainsi,  dit-elle  en  hésitant,  vous  n'épouserez 
pas  mademoiselle  de  PlégneuT? 

—  Non;  ni  elle,  ni  une  autre;  maintenant  je  ne 
me  marierai  jamais. 

—  Jamais?  reprit-elle  avec  le  plus  doux  éclair  qui 
puisse  illuminer  les  yeux  d'une  femme. 

—  .lamais,  ajouta-t-il  avec  un  soupir. 
Delpfiine  avait  bonne  envie  de  lui  prouver  qu'il 

mentait.  Elle  eut  un  instant  la  folle  pensée  de  se 
jeter  à  son  cou  et  de  lui  demander  bien  bas,  entre 
deux  baisers,  si  rien  ne  le  ferait  changer  de  réso- 
lution. 

On  ne  peut  savoir  si  elle  aurait  obéi  à  sa  fantaisie , 
et  quel  tour  aurait  pris  l'entretien  ,  les  femmes  ayant 
prouvé  qu'en  matière  de  soudaines  extravagances  il 
n'est  rien  qu'elles  ne  puissent  oser,  lorsque  la  porte 
du  boudoir  s'ouvrit  devant  la  demoiselle  d'honneur. 

En  entrant,  elle  adressa  à  M.  de  Boisroger  un 
sourire  qui  déplut  fort  à  madame  de  Larsac.  Il  aug- 
menta le  déplaisir  qu'elle  éprouvait  à  voir  inter- 
rompre un  tète-à-tète  où  son  cœur  était  inlerressé, 
et  pendant  quelques  minutes  la  conversation  languit. 

La  demoiselle  d'iionneur  lui  donna  une  nouvelle 
vie  en  demandant  à  madame  de  Larsac  ce  qu'il  fal- 
lait penser  d'une  nouvelle  dont  on  l'avait  entretenue 
le  matin  même. 

—  11  n'est  bruit,  dit-elle,  que  de  votre  prochain 
mariage  avec  le  duc  de  T. ,  qui  commande  une  com- 
pagnie dans  la  maison  du  roi. 

Gaston  pâlit. 

Madame  de  Larsac  s'en  aperçut  et  se  récria  vive- 
ment. 
— On  en  parle  pourtant  comme  d'unechose  décidée. 

—  Il  n'en  est  rien,  vraiment.  C'est  un  projet  que 
ma  parente,  madame  d'illois,  s'était  mis  en  tête, 
mais  je  ne  m'y  suis  même  pas  arrêtée.  .le  crois 
qu'elle  aura  bavardé,  comme  c'est  sa  coutume  . 

M.  de  Boisroger  ne  voulut  pas  en  entendre  da- 
vantage. Il  se  leva. 

Madame  de  Larsac ,  aussi  douloureusement  émue 
que  lui,  l'accompagna  jusque  sur  la  porte,  sans 
prendre  garde  au  malin  sourire  de  la  demoiselle 
d'honneur  ,  dont  elle  maudissait  la  présence. 

—  Vous  reveçrai-je?  lui  dit-elle  tout  bas. 

—  M.  de  Boisroger  aura  l'honneur  de  revoir  ma- 
dame de  Larsac,  répondit-il  amèrement ,  mais  Gas- 
ton ne  reverra  [)lus  Delphine. 

En  achevant  ces  mots,  M.  de  Boisroger  s'inclina 


LA  MANCELIÈRE.  "1 

jusqu'à  terre  et  se  retira,  lais.sant  sa  cousine  atterrée 
et  les  yeux  pleins  de  larmes. 

11  y  eut,  le  soir  même,  grand  conseil  privé  entre 
madame  de  Larsac  et  sa  confidente  intime  ,  made- 
moiselle Lise;  mais  mademoiselle  Lise,  malgré  la 
fertilité  de  son  imagination  et  son  habileté  à  trouver 
des  ressources,  ne  parvint  pas  à  tirer  sa  maîtresse 
d'embarras.  L'honnêle  fdie  ne  comprenait  pas  ,  dans 
son  for  intérieur,  qu'on  eût  tant  de  peine  à  s'entendre 
quand  on  s'aimait  franchement.  Lorsque  par  aven- 
ture la  chose  lui  était  arrivée,  elle  en  avait  pris  ré- 
solument son  parti.  Mais  madame  de  Larsac  avait 
de  ces  délicatesses  qui  ne  peuvent  entrer  dans  le 
cœur  d'une  soubrette.  D'un  mot  elle  aurait  pu  dis- 
siper l'erreur  où  Gaston  était  tombé ,  mais  ce  mol 
elle  ne  pouvait  le  prononcer  sans  faire  un  aveu 
qu'une  femme  jeune  et  honnête,  pour  si  éprise  qu'elle 
soit,  hésite  toujours  à  exprimer.  Les  apparences  la 
condamnaient  certainement ,  elle  comprenait  donc 
que  M.  de  Boisroger  eût  l'ame  froissée;  mais,  d'un 
autre  côté,  elle  ne  comprenait  pas  qu'il  n'eût  pas 
mieux  interprété  le  trouble  où  sa  présence  l'avait 
jetée.  Dans  son  dépit,  elle  allait  jusqu'à  l'accuser  de 
maladresse,  et  se  disait  qu'elle  était  bien  bonne  de 
tant  s'inquiéter  d'un  garçon  qui  ne  savait  rien  de- 
viner. Alors  elle  jouait  un  air  sur  le  clavecin,  chan- 
tait une  ariette,  chiffonnait  ses  rubans,  lisait  le 
roman  du  jour,  puis  retombait  dans  ses  perplexités. 
Les  choses  durèrent  ainsi  quelque  temps ,  vingt  fois 
Delphineeutla  pensée  d'écrire  à  Gaston:  mais,  quand 
elle  avait  tracé  quelques  mots,  elle  repoussait  le 
papier  bien  vite,  ne  sachant  comment  terminer,  la 
plume  à  la  main,  ce  qu'elle  n'aurait  pas  osé  com- 
mencer face  à  face.  Le  temps  des  jeux  était  passé  ; 
madame  de  Larsac  pleurait  parfois  ;  souvent  elle 
tressaillait  lorsque  la  porte  de  son  salon  s'ouvrait 
avec  fracas;  son  cœur  battait  au  bruit  des  roues 
ébranlant  la  cour  de  son  hôtel  ;  ses  nuits  étaient  agi- 
tées, ses  rêveries  impatientes;  elle  passait  des 
heures  entières  le  visage  collé  aux  vitres  d'une  fe- 
nêtre qui  donnait  sur  la  rue  pour  épier  le  retour  de 
l'ingrat.  Quand  elle  se  couchait  le  soir  après  une 
journée  d'attente  fiévreuse  ,  elle  se  prenait  à  regret- 
ter bien  fort  l'époque  où  son  sommeil  était  calme , 
où  aucim  frémissement  ne  troublait  la  paix  de  son 
âme.  Et  si  quelque  fée  avait  voulu  ,  d'un  coup  de 
baguette ,  lui  rendre  ce  passé  frais  et  reposé ,  elle 
s'y  serait  bien  vite  refusée.  Ses  ennuis  lui  étaient 
chers;  ses  peines  la  berçaient  délicieusement. 

Depuis  sa  sortie  de  chez  madame  de  Larsac,  Gaston 
avait  complètement  rompu  avec  ses  anciennes  ha- 
bitudes :  le  timide  jeune  homme  était  devenu  un 
hardi  cavalier  qu'on  rencontrait  au  jeu  de  paume  , 
au  Palais-Royal ,  dans  tous  les  cabarets  où  allait  la 
meilleure  et  la  plus  bruyante  compagnie;  le  chapeau 
sur  l'oreille,  le  jabot  chiffonné,  le  poing  sur  la  han- 


"-'  REVLF  PITT 

cl»',  i;  lianliiil  lescuiili.s^es  ,  ft'iiiiiiliiil  (lall^ les  salles 
ii'armes  el  menait  la  vie  la  plus  débraillée  qui  se 
put  voir.  M.  de  Piécorbin  s'était  chargé  de  le  polir 
aux  belles  manières,  et  sous  une  telle  direction 
IM.  de  Boisrogerne  pouvait  manquer  d'aller  fort  loin. 
Mais,  sous  lécorce  du  mauvais  sujet,  on  relro:vait 
bientôt  l'honnête  amoureux  :  au  beau  milieu  des 
soupers  les  plus  tapageurs,  lorsque  les  assieir.  =  com- 
mençaient à  voler  par  les  fenêtres,  il  lui  arrivait  de 
pousser  de  himenlables  soupirs.  Il  criait  plus  fort 
que  les  autres,  au  besoin;  mais  il  ne  pouvait  s'é- 
gayer, et ,  vers  minuit,  quand  ses  camarades  par- 
laient d'éteindre  les  bougies,  il  s'en  allait  le  long 
de  la  I  ière  regarder  les  étoiles  dans  l'eau.  Le  mous- 
quetairi  lui  avait  fait  faire  la  cûniKii-;sance  d'ai- 
mables personnes  qui  ne  demandaient  pas  mieux 
que  de  façonner  les  éducations  mal  ébauchées.  En 
le  leur  présentant ,  il  n'avait  dit  que  ces  trois  mots  : 
C'est  mon  cousin.  Mais  à  ceux  qui  savaient  quel 
homme  c'était  que  César  de  Précorbin,  ces  trois  mots 
sufli^aient.  On  fit  fêle  au  gentilhomme,  et  il  ne  tint 
qu'à  lui  de  prendre  ses  grades  dans  la  carrière  des 
galanteries.  Mais,  sur  ce  chapitre-là,  M.  de  Boisro- 
ger  était  plus  farouche  qu'un  chartreux.  Ce  n'est  pas 
qu'il  y  mît  de  la  mauvaise  volonté ,  mais  il  ne  pou- 
vait s'empêcher  de  penser  à  une  b;  !'e  cousine  auprès 
de  laquelle  toutes  les  femmes  du  mondr  lui  semblaient 
laides ,  et  lorsque  le  moment  venait  de  franchir  le 
Rubicon  des  bonnes  fortuoe^ ,  il  s'enfuyait  soudain 
co.T.me  Joseph  de  chez  Puliphar. 

Selon  qu'il  faisait  beau  ou  mauvais,  qu'on  avait 
l'humeur  folâtre  ou  le  tempérament  bilieux  ;  ou 
riait  aux  éclals  ou  on  se  fâchait  horriblement.  Mais 
Gaston  se  souciait  de  la  colère  comme  de  la  gaieté. 
On  parla  bientôt  beaucoup  de  l'étrange  gentilhomme 
que  M.  de  Précorbin  avait  lancé  dans  le  monde;  on 
fit  à  son  sujet  les  plus  curieux  paris;  et  si  M.  de 
Boisrogcr  avait  voulu  profiler  de  sa  position  ,  il  au- 
rait fait  les  plus  grands  ravages  parmi  les  comé- 
diennes du  temps.  Mais  c'est  à  quoi  il  ne  songeait 
nullement.  Il  lui  suffisait  d'avoir  les  dehors  de  la 
rouerie  sans  en  avoir  les  profits,  afin  de  laisser 
croire  à  madame  de  Larsac  qu'il  se  résignait  aisé- 
ment à  ne  pas  lui  plaire. 

Tandis  qu'il  fréquentait  les  demoiselles  de  l'Opéra, 
M.  de  Précorbin  continuait  ses  assiduités  auprès  de 
madame  de  Larsac.  Il  avait  converti  ses  escarmou- 
ches et  ses  assauts  en  un  système  de  circonvallations, 
si  bien  que  l'impétueux  mousquetaire  en  agissait 
avec  la  jeune  veuve  comme  le  maréchal  de  Noailles 
aurait  pu  le  faire  devant  Maéstricht  ou  Berg-op- 
Zoom.  Qua'id  on  le  raillait  sur  sa  patience,  il  disait 
qu'un  général  doit  connaître  toutes  les  stratégies,  et 
que  ,  de  force  sans  égale  sur  les  batailles  en  rase 
ciimpagne,  il  voidait  savoir  si  un  siège  régulier  lui 
réussirait  aussi  bien. 


OHIiSOL'É- 

Madame  de  Larsac  l'accueillait  volontiers,  parce 
qu'elle  en  tirait  adroitement  des  nouvelles  de  Gaston, 
et  Gaston  le  recherchait  afin  qu'il  lui  parlât  de  ma- 
dame de  Larsac  :  ce  qu'il  faisait  des  deux  côtés  avec 
la  plus  charmante  indiscrétion.  Gasion  n'avait  donc 
pas  tardé  à  comprendre  que  le  prétendu  mariage  avec 
M.  le  duc  de  T...  était  un  bruit  de  ruelle,  mais  le 
chapitre  des  calomnies  restait  tout  entier,  et  M.  de 
Boisroger  fit  bien  voir  à  sa  cousine  qu'il  s'en  sou  venait. 

Madame  de  Larsac  l'ayant  un  jour  rencontré  chez 
madame  d'Illois,  elle  lui  fit  entendre  qu'elle  savait 
de  quelle  manière  il  vivait. 

—  Cherchez-vous  le  bonheuret  l'avez-vous  trouvé'? 
lui  dit-elle. 

—  Je  ne  cherche  rien  qu'à  ne  pas  donner  un  dé- 
menti à  vos  paroles. 

Elle  attacha  sur  lui  un  regard  interrogateur. 

—  Vous  m'avez  prêté  un  vice  qui  est  le  père  de 
tous  les  aulres.  Voilà  où  le  jeu  m'a  conduit,  repiit  il 
avec  un  sourire  amer. 

Mais  M.  de  Boisroger  se  donnait  les  gants  de  vices 
qu'il  n'avait  pas;  bien  difi^érent  en  cela  de  ces  per- 
sonnes qui  se  font  un  masque  de  la  vertu  ,  il  se  van- 
tait hautement  d'une  rouerie  qu'il  aurait  été  au  dés- 
espoir de  pratiquer.  Las  enfin  d'une  vie  creuse  où 
il  n'y  avait  de  réel  que  l'ennui,  il  se  résolut,  une 
nuit  qu'il  livrait  aux  brises  fugitives  toutes  les  élé- 
gies de  son  âme ,  de  prendre  un  parti  violent.  On 
venait  d'équiper  une  escadre  pour  l'envoyer  aux 
Antilles;  un  jeune  homme  brave  et  ayant  quelque 
instruction  pouvait  espérer  de  faire  son  chemin  en 
ce  lointain  pays ,  et  le  pire  qu'il  dût  lui  arriver ,  c'é- 
tait de  mourir  sous  les  balles  des  Anglais.  Gaston  se 
décida  à  solliciter  un  emploi  honorable  dans  cette 
expédition  ,  et  dès  le  lendemain  il  se  mit  en  cam- 
pagne. Comme  il  était  de  bonne  mine  et  qu'd  portait 
un  nom  connu  dans  les  bureaux  du  ministère  de  la 
marine,  ses  sollicilations  eurent  un  bon  résultat  et 
il  obtint  la  promesse  d'un  commandement  à  la  Mar- 
tinique. 

Quand  M.  de  Boisroger  fit  part  de  ce  beau  projet 
à  M.  de  Précorbin ,  le  mousquetaire  haussa  les 
épaules. 

—  Que  diable  vas-tu  chercher  dans  ce  pays  d'en- 
fer? lui  dit-il;  les  femmes  y  sont  noires  comme 
l'encre,  et  les  hommes  perfides  comme  les  cartes. 

—  J'y  vais  chercher  fortune  ;  les  gens  déterminés 
y  font  leur  chemin  ,  m'a-t-on  dit ,  repartit  Gaston  , 
qui  se  gardait  bien  d'avouer  son  mal. 

—  Il  y  a  des  gens  ,  mon  cher  ,  qui ,  sans  quitter 
le  Palais-Royal ,  ont  néanmoins  un  chemin  infini. 

—  Eh  bien  !  dit  l'autre  brusquement ,  je  m'ennuie 
et  veux  me  faire  tuer. 

—  C'est  différent ,  reprit  César  ;  cependant  je  te  fe- 
rai observer  qu'on  meurt  tout  aus.-i  bien  en  Flandre 
el  sur  les  bords  du  Rhin  qu'aux  Antilles.  C'est  se 


ciumier  bien  du  mouvement  pour  al'.er  clicrcher  au 
loin  les  boulets  qui  sifflent  pour  tout  le  monde. 

Une  heure  après,  madame  de  Larsac  était  infor- 
mée du  projet  de  Gaston. 

—  Mais  il  est  fou!  s'écria-t-clle. 

—  Ou  à  peu  près.  Si  je  ne  savais  que  mademoi- 
selle Merise  est  toute  disposée  à  lui  être  agréable  en 
toute  chose ,  je  croirais  qu'elle  lui  a  fait  perdre  la 
tète. 

—  Vous  dites  qu'il  va  aux  Antilles? 

—  A  la  Guadeloupe  ou  à  la  Martinique,  à  deux 
ou  trois  mille  lieues. 

—  Mais  c'est  un  pays  affreux! 

—  Les  gens  heureux  y  meurent  d'un  coup  de  ca- 
non ;  les  autres  sont  emportés  par  la  fièvre  jaune, 
tués  par  les  serpents  ou  empoisonnés  par  les  nègres. 

Delphine  ne  voulut  pas  en  entendre  davantage  ; 
elle  renvoya  M.  de  Précorbin  sous  un  prétexte  quel- 
conque ,  jeta  un  mantelet  sur  ses  épaules,  Ht  atteler 
sa  voilure  et  se  rendit  chez  le  ministre  de  la  marine. 

Une  jolie  femme  avait  en  ce  temps-là  ses  entrées 
partout. 

Delphine  exposa  nettement  au  ministre  qu'elle 
avait  une  grâce  à  lui  demander.  Le  ministre  lui  ré- 
pondit que  c'était  absolument  comme  si  elle  l'avait 
déjà  obtenue. 

—  Il  s'agit  de  certaines  places  que  vous  avez  à 
donner  pour  les  Antilles. 

—  J'entends.  Elles  sont  fort  recherchées.  Cepen- 
dant je  vous  dirai,  entre  nous,  que  la  Martinique 
n'est  pas  le  Pérou. 

—  Il  ne  vous  en  sera  que  plus  facile  de  vous 
rendre  à  ma  prière. 

—  Dites  à  vos  ordres.  Que  vous  faut-il?  un  pro- 
tégé à  nommer  ,  un  importun  à  écarter,  un  ami  a 
pousser? 

—  Moins  que  cela  :  un  parent  à  destituer. 

—  C'est  on  ne  peut  pas  plus  aisé. 

—  Ainsi  vous  consentez  ? 

—  Sans  peine,  et  vous  ne  m'en  devez  avoir  aucune 
obligation.  C'est  vous  qui  m'apportez  une  place  quand 
je  croyais  que  vous  vouliez  en  solliciter  une.  Com- 
ment s'appelle  monsieur  votre  parent? 

—  Gaston  de  Boisroger. 

—  Le  fils  de  M.  le  baron  de  Boisroger,  capitaine 
de  vaisseau  !  il  avait  des  litres  aux  bontés  de  Sa 
Majesté,  et  m'était  vivement  recommandé.  .l'ai  là 
sa  nomination  sous  les  yeux. 

—  Je  m'en  empare  et  la  déchire. 

—  Il  ne  méritait  pas  les  honneurs  du  roi ,  puis- 
qu'il a  su  vous  déplaire. 

—  Mais  j'exige  plus  encore. 

—  Parlez. 

—  Votre  promesse  de  lui  refuser  tout  comman- 
dement s'il  s'avisait  de  solliciter  de  nouveau. 

—  Vous   ne   demandez  que  des  choses   faciles, 


MADEMOISELLE  Dli  LA  MANCELIËRE.  73 

quand  vous  auriez  le  droit  de  vouloir  des  choses 


impossibles. 

—  Mais  qu'exigerait-on  en  retour?  dit-elle  co- 
quettement, en  prenant  congé  du  ministre. 

—  Rien  que  voire  reconnaissance. 

—  La  plus  prodigue  des  vertus!  Vous  comprenez 
bien,  monsieur  le  ministre,  que  je  ne  suis  pas  assez 
riche  pour  payer  l'intérêt  de  cette  dette-là. 

A  quelque  temps  de  là,  lorsque  M.  de  Boisroger 
se  présenta  au  ministère  pour  retirer  son  brevet, 
on  lui  apprit  qu'un  autre  venait  d'èlre  nommé  à  sa 
place.  Indigné ,  il  voulut  savoir  quelle  influence  avait 
]iu  lui  arracher  une  nomination  qu'il  était  en  droit 
de  regarder  comme  assurée,  ayant  la  parole  du  mi- 
nistre, et  il  ne  tarda  [)as  à  reconnailre  que  sa  cou- 
sine était  la  seule  cause  de  sa  disgrâce. 

—  Si  j'avais  pu  conserver  une  illusion,  lui  dit-il  à 
leur  première  rencontre,  vous  me  l'auriez  enlevée. 

—  11  vous  en  reste  une  encore  ,  lui  répondit-elle; 
celle-là  surtout  vous  la  penlrez. 

Gaston  la  suivit  des  yeux  tandis  qu'elle  s'éloignait, 
mais  sans  pouvoir  comprendre  ses  paroles. 

Privé  du  commandement  qu'il  espérait  aux  An- 
tilles, M.  de  Boisroger  essaya  tout  de  bon  de  chasser 
le  souvenir  qui  survivait  à  toutes  les  angoisses  dans 
son  cœur.  Une  actrice,  mademoiselle  Merise,  de  la 
Comédie  italienne,  c'est  la  même  dont  M.  de  Pré- 
corbin avait  parlé  à  madame  de  Larsac ,  se  prêta 
de  la  meilleure  grâce 'Ju  monde'à  l'aider  dans  cette 
difficile  entreprise.  C'était  une  bonne  personne  ,  tou- 
jours gaie,  qui  n'avait  rien  à  elle,  son  cœur  surtout, 
et  qui,  voyant  le  beau  gentilhomme  toujours  mé- 
lancolique, s'était  imaginée  qu'une  belle  fille  serait 
un  remède  souverain  pour  le  rendre  à  la  joie.  Au 
plus  fort  de  sa  passion,  alors  qu'elle  s'évertuait  le 
plus  consciencieusement  à  le  guérir  de  ses  chagrins , 
un  certain  marquis  de  Villermé  qui  était  la  monnaie 
de  M.  de  lîichelieu,  s'avisa  de  lui  faire  la  cour.  Made- 
moiselle Merise  était ,  à  sa  manière ,  une  très-honnèle 
personne.  Elle  ne  prenait  pas  la  peine  de  compter 
ses  amants;  mais  elle  se  serait  reproché  comme  une 
vilaine  action  d'en  tromper  aucun.  Comme  elle  ne 
se  cachait  pas  pour  avouer  qu'elle  aimait  et  qu'elle 
n'hésitait  pas  à  dire  le  contraire  quand  ses  feux 
s'éteignaient ,  elle  avait  supprimé  de  sa  vie,  ainsi 
qu'une  charge  incommode  ,  la  ruse  et  les  roueries. 
Aux  premiers  mots  de  M.  de  Vdlermé,  elle  l'arrèla 
tout  net. 

—  Vous  êtes  un  très-aimable  gentilhomme .  lui 
dit-elle  ,  mais  je  ne  vous  aime  pas.  Restons  bons 
amis  et  n'en  parlons  plus. 

—  Mais  je  vous  adore,  reprit-il,  et  n'ai  jamais  vu 
d'aussi  beaux  yeux  que  les  vôtres.  Ils  brillent  de 
mille  feux,  et  je  donnerais  volontiers  tous  les  dia- 
mants de  ma  grand'mère  s'ils  voulaient  devenir  aussi 
lendres  qu'ils  sont  séduisants. 


7i 


REVUE  PITTORESQUE. 


—  Tous  les  diamants  du  monde  n'y  feraient  rien. 
J'aime  mieux  le  petit  doigt  de  M.  de  Boisroger  que 
des  monceaux  de  pierreries. 

—  Vous  me  ferez  mourir  de  désespoir. 


—  J'en  serais  bien  fâchée;  mais,  si  vous  mourriez» 
je  ne  saurais  qu'y  faire. 

—  Que  voulez-vous  donc  que  je  devienne? 

—  Attendez,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  penserai  demain. 


(  Mademoiselle  Merise.  ) 


—  M.  de  Villermé  attendit.  Mais,  vovant ,  au  bout 
d'un  mois  ou  deux ,  que  tous  les  jours  avaient  des 
lendemains  pareils ,  il  renoua  la  conversation  au 
(loint  où  il  l'avait  laissée. 

Mademoiselle  Merise  partit  d'un  éclat  de  rire. 

—  Quoi  !  vous  y  pensez  encore?  dit-elle. 

—  Plus  que  jamais;  mais  c'est  bien  à  vous  à  me 
reprocher  ma  constance?  Ne  vous  voit-on  pas  tou- 
jours éprise  de  M.  de  Boisroger. 

—  J'en  suis  étonnée  la  première.  C'est  un  miracle  ! 

—  Je  ne  crois  pas  aux  miracles. 

—  Il  faudra  bien  cependant  vous  convertir. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux,  si  vous  voulez  être 
ma  patronne. 

—  Mon  cher  marquis,  je  suis  encore  trop  novice 
pour  me  charger  du  salut  de  deux  âmes  à  la  fois. 

—  Ainsi ,  vous  vous  refusez  bien  décidément  à 
me  donner  ma  part  de  paradis? 

—  Adressez-vous  à  mes  camarades.  Il  y  a  parmi 
elles  des  anges  pleins  de  charité. 

—  Eh  bien  1  morbleu ,  je  vous  ferai  voir  qu'il  n'y 
a  pas  de  sainte  qui  ne  pèche  trois  fois  par  jour. 


—  Et  moi ,  je  vous  ferai  comprendre  qu'il  n'y  a 
pas  de  diable  qu'on  ne  puisse  exorciser. 

La  sonnette  du  régisseur  retentit  et  mademoiselle 
Merise,  riant  comme  une  folle,  salua  le  marquis. 

Ce  fut  alors  un  combat  en  règle.  L'attaque  était 
vive,  mais  la  défense  ne  lui  cédait  en  rien.  M.  de 
Villermé,  qui  s'était  piqué  au  jeu,  envoyait  chaque 
jour  les  billets  les  plus  enflammés,  les  plus  beaux 
fruits  de  la  saison  et  les  cadeaux  les  plus  galants. 
Mademoiselle  Merise  lisait  les  lettres,  mangeait  les 
fruits  et  renvoyait  les  cadeaux.  Toute  la  comédie 
italienne  assistait  au  tournoi  et  chacun  pariait  pour 
ou  contre  M.  de  Villermé.  M.  de  Boisroger  était  peut- 
être,  de  tout  ce  monde,  celui  qui  s'intéressait  le 
moins  au  résultat. 

La  veille  d'un  jour  où  l'on  devait  donner  une  co- 
médie nouvelle  au  Théâtre  Italien  ,  M.  de  Précorbin 
avait  invité  à  souper  les  compagnons  de  ses  plaisirs, 
parmi  lesquels  M.  de  Boisroger  et  M.  de  Villermé 
tenaient  le  premier  rang.  Mademoiselle  Merise  et 
plusieurs  de  ses  camarades  étaient  au  festin. 

Ainsi  qu'on  le  pense  bien,  la  sagesse  n'avait  que 


MADKMOISELLE  DE  LA  MANCELIËRE. 


faire  en  un  pareil  lieu;  on  déraisonnait  au  premier 
service.  Un  garçon  s  "étant  avisé  de  placer  des  ca- 
rafes sur  la  table ,  M.  de  Villermé  les  fit  sauter  par 
la  fenêtre  et  proposa  de  faire  prendre  au  pauvre 
diable  le  même  chemin  ,  pour  lui  enseigner  à  com- 
mettre de  semblables  impertinences. 

M.  de  Précorbin  intervint.  — 11  faut  lui  pardonner 
pour  cette  fois,  dit-il. 

—  Alors  qu'il  se  grise  ou  je  l'assomme,  reprit 
M.  de  Villermé. 

Le  garçon  jura  qu'il  n'aurait  garde  de  désobéir. 

Lorsque ,  deux  heures  plus  tard ,  fidèle  à  son  ser- 
ment, il  arriva  en  trébuchanl  pour  étaler  avec  ses 
acolytes  le  dessert  sur  la  table ,  les  tôles  étaient  dans 
un  état  impossible  à  décrire.  M.  de  Villermé  s'était 
rapproché  de  mademoiselle  Merise. 

—  Vous  me  fuyez  toujours,  inhumaine,  lui  dit -il. 
Prenez  garde  que  je  ne  me  venge. 

—  Et  comment ,  s'il  vous  plaît? 

—  Eh  parbleu  !  en  vous  sifflant  demain  à  votre 
entrée. 

—  Ce  serait  infâme!  s'écria  mademoiselle  Merise. 

—  Que  dites-vous  donc?  demanda  Gaston  au  bras 
de  qui  la  comédienne  s'était  suspendue. 

—  Je  dis  que  demain  je  sifflerai  mademoiselle 
.Merise  pour  lui  apprendre  à  s'être  jouée  du  marquis 
de  Villermé. 

—  Et  je  vous  ferai  rentrer  le  silïlet  dans  la  gorge 
avec  la  pointe  de  mon  épée,  répondit  froidement 
Gaston. 

Le  marquis  tendit  la  main  à  son  rival. 

—  A  demain  donc  à  la  Comédie  italienne  ,  reprit-il. 
Mademoiselle  Merise  sauta  au  coup  de  Gaston. 

Pour  cette  fois  elle  se  crut  aimée. 

M.  de  Villermé  eut  beaucoup  de  peine,  le  lende- 
main, à  se  souvenir  de  ce  qu'd  avait  dit  la  veille. 
Jamais,  s'il  avait  eu  sa  raison,  il  n'aurait  tenu  un 
pareil  propos,  dont  alors  il  se  sentait  humilié  ;  mais 
il  y  avait  eu  une  provocation  publique,  il  crut  son 
honneur  engagé  à  poursuivre  jusqu'au  bout  sa  folle 
menace. 

—  Tu  es  un  fou  ,  lui  dit  M.  de  Précorbin. 

—  C'est  possible ,  reprit  l'autre.  Mais  comment 
ferais-tu  si  tu  étais  à  ma  place? 

—  Comme  toi. 

.Madame  de  Larsac  n'avait  pas  tardé  à  être  infor- 
mée de  l'aventure  :  son  dépit  fut  extrême  en  appre- 
nant que  M.  de  Boisroger  allait  mettre  son  épée  au 
service  d'une  comédienne  ,  et  ce  jour-là  elle  fut  tout 
sourire  et  toute  grâce  pour  l'heureux  mousquetaire. 
Mais  quand  vint  le  soir,  elle  ne  put  s'empêcher  de 
se  rendre  à  la  Comédie  italienne  pour  voir  comment 
les  choses  se  passeraient.  M.  de  Villermé  était  dans 
les  coulisses,  où  M.  de  Boisroger  se  montra  bientôt. 
Le  mousquetaire  accourut.  Il  était  radieux. 

—  Si  tu  as  dans  ta  bourse  une  centaine  île  louis 


dont  tu  ne  saches  que  faire,  prête-les-moi,  lui  dit 
César.  Je  suis  à  sec  d'argent ,  et  je  prévois  qu'il  m'en 
faudra  prochainement. 

Ici  le  gentilhomme  appliqua  une  chiquenaude  à 
son  jabot,  que  constellaient  quelques  grains  de  ta- 
bac. Puis  il  ajouta  : 

—  Entre  nous,  je  t'avouerai  que  la  dame  s'est  af- 
folée de  moi.  Il  ne  serait  pas  impossible  qu'elle  se 
rendit  tout  à  l'heure ,  et  je  dois  être  en  état  de  faire 
quelque  figure  a  la  noce.  La  veille  d'un  duel,  qu'a- 
t-on  besoin  de  louis  d'or?  tandis  que  la  dame  exi- 
gera peut-être  que  je  l'enlève.  Les  femmes  sont  si 
capricieuses  ! 

Gaston  jeta  sa  bour.se  au  mousquetaire,  et  marcha 
droit  au  marquis. 

—  La  pièce  va  commencer,  monsieur,  lui  dit-il, 
me  permettrez-vous  de  vpus  demander  en  quel  en- 
droit il  vous  sera  agréable  de  vous  asseoir  ,  afin  que 
j'aie  l'honneur  d'être  en  votre  compagnie? 

Le  marquis  s'inclina  poliment. 

—  Aux  fauteuils  d'orchestre,  lui  dit-il ,  si  la  place 
vous  convient,  monsieur  le  baron. 

Gaston  lui  fit  signe  de  marcher  et  le  suivit. 

Lorsque  les  deux  jeunes  gentilhommes  entrèrent, 
tous  les  yeux  se  dirigèrent  vers  eux.  L'histoire  du 
défi  avait  circulé ,  et  l'on  voyait  se  pencher  hors  des 
loges  et  des  galeries  les  tètes  des  plus  jolies  femmes 
de  la  cour. 

Quand  la  toile  se  leva,  un  grand  silence  se  fit. 
On  laissa  passer  les  premières  scènes  sans  aucun  té- 
moignage extérieur  d'iinprobation  ou  d'approbation. 
Les  deux  gentilhommes  causaient  en  échangeant 
leurs  observations  sur  le  mérite  de  la  comédie  et 
des  acteurs.  Enfin  mademoiselle  Merise  parut.  Elle 
tremblait ,  et  s'approcha  de  la  rampe  en  hésitant. 
Tous  les  regards  se  tournèrent  vers  M.  de  Villermé. 
Tirant  de  sa  poche  un  petit  sifflet  d'or,  il  en  appro- 
cha le  bout  étiiicelant  de  ses  lèvres,  et  un  son  aigu 
traversa  le  théâtre.  M.  de  Boisroger  se  leva  grave- 
ment ,  arrêta  le  bras  de  M.  de  Villermé ,  et  de  l'autre 
main  toucha  la  garde  de  son  épée.  Le  marquis  le 
salua,  remit  son  instrumeut  dans  sa  poche,  et  tous 
deux  se  rassirent. 

Cet  incident  avait  été  si  rapide,  que  ceux  qui  n'é- 
taient pas  dans  le  secret  n'avaient  rien  pu  compren- 
dre à  la  pantomime  des  deux  gentilshommes  ;  mais 
madame  de  Larsac  ne  perdit  pas  un  seul  de 
leurs  gestes,  et  leur  signification  était  assez  claire 
pour  elle. 

Pendant  l'entr'acte ,  les  adversaires  sortirent  un 
instant  et  leurs  amis  les  rejoignirent  au  foyer  du  théâ- 
tre. Bientôt  M.  de  Précorbin  rentra,  riant  comme 
un  fou  ,  dans  la  loge  de  madame  de  Larsac. 

—  Que  s'est-il  donc  passé?  lui  demanda  vivement 
la  vicomtesse. 

—  M.  de  Villermé  eût  été  digne  de  combattre 


76 


REVUE  l'ITTORESyUE. 


dniis  hi  iiuiiïon  du  rui  u  Foiileiiuy.  dit -il.  Comme 
M.  de  Boiàroger  insistait  pour  se  battre  sur  l'heure 
et  sous  le  premier  réverbère,  il  l'a  prié  de  remettre 
leur  rencontre  à  la  fin  de  la  pièce.  —  Je  dois,  a-t-il 
dit,  une  réparation  à  mademoiselle  Merise  et  veux 
lui  prouver  par  mes  applaudissements  que ,  si  demain 
elle  était  privée  du  secours  de  votre  épée ,  elle  trou- 
verait en  moi  un  défenseur  tout  prêt  à  la  protéj;er, 
M.  de  Boisroger  a  consenti  et  le  duel  est  remis  au 
dénoûment. 

— Lesparolesde  M.  de Villermé laisseraient  suppo- 
serqu'ilest assuré  deiriompher.  Est-ildoncsi  redou- 
table à  l'escrime?  reprit  Delphine  d'une  voix  émue. 

—  Le  résultat  du  duel  ne  peut  èlre  un  instant 
douteux.  M.  de  Boisroger  sera  tué  inévitablement. 
M.  de  Villermé  n'a  pas  de  rival,  l'épée  à  la  main  ;  il 
embrochera  ce  pauvre  Gaston  comme  une  mauviette. 

Delphine  devint  toute  [làie. 

—  Mais  je  serai  là ,  reprit  M.  de  Précorbin  ,  et  je 
vous  promels  que  les  choses  se  passeront  en  con- 
science. 

Comme  le  rideau  allait  se  relever  de  nouveau  , 
madame  de  Larsac  quitta  sa  loge. 

—  Veuillez  ,  je  vous  prie,  dit-elle  à  M.  de  Pré- 
corbin, donner  ordre  à  mes  gens  de  faire  avancer 
ma  voiture,  je  me  sens  indisposée. 

—  Mais  vraiment  vous  êtes  plus  blanche  que  vos 
deniclles.  Me  permeltrcz-vous  de  vous  accompagner? 

—  C'est  inutile,  j'ai  besoin  de  repos  et  me  cou- 
cherai en  rentrant. 

A  peine  fut-elle  assise  dans  sa  voiture  que  ma- 
dame de  Larsac  cria  au  cocher  de  la  conduire  au 
plus  vite  chez  M.  le  duc  de  T... 

M.  le  duc  était  alors  avec  sa  compagnie  aux  Tui- 
leries ,  et  elle  eut  quelque  peine  à  pénétrer  jusqu'à 
lui.  Mais  à  son  nom ,  il  donna  ordre  qu'elle  fût  in- 
troduite. 

—  Je  travaillais  avec  le  ministre  de  la  guerre  , 
lui  dit-il,  mais  j'ai  mis  les  affaires  de  l'état  à  la 
porte  pour  vous  recevoir.  Dois-je  remercier  la  for- 
tune qui  vous  envoie"? 

—  Vous  n'en  devez  remercier  que  votre  obligeance 
à  venir  en  aide,  en  toute  occasion,  à  la  veuve  de 
M.  de  Larsac  ,  votre  ami ,  et  l'étourderie  d'un  gentil- 
homme qui  m'oblige  à  recourir  à  vous. 

—  Si  je  connaissais  ce  gentilhomme,  je  voudrais 
lui  prouver  ma  gratitude. 

—  Vous  le  pouvez  sans  peine. 

—  Auriez-vous  quelque  faveur  à  solliciter  pour  lui  ? 

—  Oui ,  monsieur  le  duc. 

—  Laquelle? 

—  Une  lettre  de  cachet. 

Le  duc  de  T...  regarda  madame  de  Larsac  avec 
étonnement. 

—  Ce  gentilhomme  vous  aurait-il  manqué  de  res- 
pect? reprit-il. 


—  Oh  I  mon  Dieu  non ,  il  est  bien  trop  occupé  de 
comédiennes  pour  songer  à  moi  !  Mais  c'est  bien 
assez  qu'il  se  ruine  sans  s'exposer  à  être  tué;  il  a 
follement  provoqué  en  duel  un  gentilhonune  qui  a 
une  terrible  réputation;  ils  doivent  se  battre  dans 
deux  heures,  et  j'aurais  le  plus  grand  dé-ir  d'en- 
voyer l'un  d'eux  coucher  en  prison.  Sa  Majesté  a 
bien  quelque  chambre  vacante  au  service  de  sa  no- 
blesse à  la  Bastille? 

—  S'il  n'y  en  avait  pas,  on  en  trouverait. 

—  Eh  bien,  je  vous  saurais  le  plus  grand  gré,  si 
vous  m'aidiez  à  lui  procurer  un  logement  on  ce  sé- 
jour, 

—  Mais  ne  serait-il  pas  plus  simple  d'y  envoyer 
le  terrible  gentilhomme  dont  l'épée  est  si  redoutable? 
reprit  le  duc  avec  un  malin  sourire. 

—  Oh  ;  je  ne  m'intéresse  pas  à  lui ,  répondit  naïve- 
ment Delphine. 

—  En  effet,  on  ne  peut  avoir  de  ces  attentions 
pour  tout  le  monde ,  dit  le  duc  en  inclinant  ses  lèvres 
sur  la  main  de  madame  de  Larsac. 

Elle  se  sentit  rougir  sous  le  regard  du  grand  sei- 
gneur et  baissa  les  yeux. 

—  C'est  qu'il  est  mon  parent,  balbutia-t-elle 

—  On  l'est  toujours  dans  ces  occasions- là;  car, 
lorsqu'on  ne  l'est  pas,  on  le  devient. 

Vne  heure  après,  au  moment  où  Gaston  et  M.  de 


Villermé,  en  compagnie  de  leurs  témoins,  s'arrê- 
taient sous  un  réverbère,  derrière  le  Luxembourg, 
un  exempt  se  présenla  devant  eux  ,  sa  baguette  à  la 
main. 

—  Lequel  de  vous  est  monsieur  le  baron  de  Bois- 
roger? dit-il. 


—  C'est  moi ,  monsieur ,  répondit  Gaston  ;  que  me 
voulez-vous? 

—  Je  ne  veux  rien  que  votre  épée,  et  vous  prier 
de  me  suivre  à  la  Bastille. 

—  Moi!  c'est  impossible!  quel  crime  ai-je  donc 
commis? 

—  Je  l'ignore  ;  mais  je  suis  porteur  d'un  ordre  que 
je  dois  exécuter.  Lisez. 

L'e.xenipl  présenta  la  lettre  de  cachet  à  M.  de  Bois- 
roger.  Elle  était  revêtue  de  la  signature  du  lieute- 
nant de  police.  Gaston  se  résigna. 


MADEMOISELLE  ME  LA  MANCELIEKE.  77 

—  Voici  mon  épée,  dit-il  à  l'exempt.  Je  vous  suis. 

—  Quel  fâcheux  contretemps!  s'écria  César  de 
Précorbin!  Si  tu  n'avais  pas  été  tué,  tu  aurais  pu 
assister  à  mes  noces. 

Cotte  exclamation  aida  M.  de  Boisroger  à  tiouver 
la  perspective  de  son  emprisonnement  moins  désa- 
gréable. Il  serra  la  main  à  M.  de  Villermé  et  monla 
résolument  dans  le  fiacre  que  l'exempt  a\ai(  eu  l'at- 
tention d'amener  avec  lui. 

A  son  arrivée  à  la  Bastille,  M.  de  Boisroger  fut 
enfermé  dans  une  petite  chambre,  où  il  euttoutle  loi- 


sir de  se  livrer  a  ses  réflexions.  Il  avisa  dans"un  coin 
un  lit  orné  de  rideaux  de  serge  verte  qui  l'invitait 
au  sommeil.  Il  s"y  coucha,  et,  tandis  qu'il  rêvait  aux 
aventures  étranges  qui  lui  procuraient  un  logement 
dans  les  prisons  de  Sa  Majesté  ,  il  s'endormit.  Gaston 
avait  vingt-quatre  ans. 

Il  rêvait  que  Delphine,  changée  en  papillon,  vol- 
tigeait autour  d'un  parterre  où  lui-même  se  balan- 
çait sous  la  forme  d'une  belle  rose  ,  lorsque  le  bruit 
d'une  porte  qu'on  ouvrait  le  réveilla  en  sursaut. 

Gaston  se  dressa  sur  son  séant  et  vit ,  au  milieu 
de  la  chambre  ,  une  espèce  de  valet,  qui ,  le  chapeau 
à  la  main  ,  lui  demandait  s'il  voulait  bien  faire  à  M.  le 
gouverneur  l'honneur  de  le  recevoir.  Gaston  se  frotta 
les  yeux  et  se  souvint  qu'il  était,  à  la  Bastille. 

—  Tout  l'honneur  sera  pour  moi,  dit-il;  priez 
M.  le  gouverneur  d'entrer. 

Le  gouverneur  paraissait  être  un  fort  galant 
homme.  Il  commença  par  s'excuser  auprès  de  M.  de 


Boisroger  d  être  venu  interrompre  son  sommeil  de 
si  grand  malin. 

—  Mais  j'avais  liàle,  lui  dit-il,  de  vous  présenter 
mes  regrets  sur  l'accueil  qu'on  vous  a  fait  cette  nuit. 

—  Je  n'ai  point  à  m'en  plaindre,  dit  Gaston. 

—  Si  le  guichetier  m'avait  remis  plus  tôt  la  lettre 
dont  l'exempt  était  porteur,  je  me  serais  empressé 
de  vous  conduire  dans  un  autre  logement.  Veuillez 
me  suivre.  Cette  chambre  n'est  pas  digne  d'un  gen- 
tilhomme de  votre  mérite. 

Gaston  s'inclina,  et,  s'étanl  habillé,  il  suivit  le 
gouverneur. 

—  Voici  voire  appartement  ,  reprit  l'officier  en 
s'arrétant  dans  une  vaste  pièce  fort  proprement 
meublée  et  ayant  vue  sur  le  faubourg  Saint-Antoine. 
Veuillez  vous  considérer  comme  chez  vous  et  agir 
en  conséquence.  Vous  serez  servi  par  mes  gens,  à 
moins  que  vous  ne  m'accordiez  l'honneur  de  votre 
compagnie  à  ma  table. 


78  RE\'UE  PITTORESQUE. 

—  Vous  me  feriez  croire,  niunsieur,  dit  Gaston, 
que  je  suis  un  personnage  plus  considérable  que  je 
ne  pensais.  Poiirriez-vous  m'apprendre  quelle  affaire 
me  conduit  ici? 

—  Je  l'ignore. 

—  Permettez-moi ,  du  moins ,  de  prévenir  mes 
amis  ,  pour  que  l'un  d'eus  me  procure  les  rensei- 
gnements dont  vous-même  n'êtes  pas  instruit. 


(Le  Coin ciiicur.} 

—  Je  regrette ,  monsieur ,  de  ne  i)ouvoir  vous 
donner  cette  consolation,  mes  ordres  sont  précis. 
Vous  ne  devez  recevoir  personne. 

—  Ils  me  répondront,  du  moins  ;  leurs  lettres  me 
tireront  de  cette  incertitude. 

—  Je  suis  vraiment  au  désespoir,  mais  toute  cor- 
respondance vous  est  formellement  interdite. 

—  Veuillez  alors ,  monsieur  le  gouverneur,  m'in- 
former  de  ce  qui  m'est  permis  ;  peut-être  mettrez- 
vous  moins  de  temps  à  me  l'apprendre  qu'à  me  dire 
ce  qui  m'est  défendu. 

—  Il  vous  est  permis  de  faire  dans  la  Bastille  ab- 
solument tout  ce  que  vous  feriez  dans  une  île  dé- 
serte ou  la  tempête  vous  aurait  jeté.  Un  océan  vous 
sépare  du  monde  ;  vous  devez  en  perdre  le  sou- 
\enir. 

L'entretien  se  prolongea  quelques  instants  encore  ; 


mais,  quelque  pressantes  que  fussent  les  question* 
de  M.  de  Boisroger,  il  ne  put  apprendre  à  quelle 
influence  il  devait  son  arrestation.  Cependant  le 
gouverneur  lui  laissa  comprendre  qu'un  personnage 
important  avait  recommandé  de  le  traiter  avec  tous 
les  égards  qu'on  doit  à  un  honorable  gentil- 
homme. 

A  partir  de  ce  moment ,  Gaston  jouit  de  toute  la 
liberté  dont  on  peut  user  en  une  prison  d'état  ;  il 
eut  la  facilité  de  se  promener  dans  les  préaux  et 
sur  les  terrasses,  de  puiser  dans  la  bibliothèque  du 
gouverneur,  de  manger  à  sa  table  ou  de  rester  chez 
lui,  à  sa  fantaisie;  tout  ce  qu'il  souhaitait,  il  l'avait 
à  l'instant ,  et  rien  de  ce  qui  pouvait  adoucir  sa 
captivité  ne  lui  était  refusé.  Sauf  la  permission  de 
sortir  et  de  recevoir  ses  amis,  Gaston  n'avait  point 
à  se  plaindre  ;  la  chère  qu'il  faisait  à  la  Bastille 
était  exquise  ;  l'appartement  qu'il  y  occupait,  beau- 
coup plus  agréable  que  la  chambre  de  son  hôtel 
garni  de  la  rue  St-Thomas-du-Louvre;  il  y  voyait  la 
meilleure  compagnie,  grands  seigneurs  et  dignitaires 
de  l'état  en  disgrâce ,  tous  prisonniers  comme  lui, 
et  cependant  Gaston  aurait  de  grand  cœur  donné  un 
furieux  coup  d'épée  au  malavisé  personnage  qui  le 
retenait  sous  clef  comme  une  nonne.  Ce  n'est  pas 
qu'il  regrettât  mademoiselle  Merise  et  la  vie  dissipée 
où  M.  de  Prêcorbin  l'avait  entraîné,  mais  il  enra- 
geait de  se  voir  en  captivité  et  de  n'en  pouvoir 
connaître  ni  le  motif  ni  la  durée. 

Si  la  séquestration  rigoureuse  où  on  le  tenait, 
unie  aux  égards  dont  il  était  l'objet,  le  surprenait 
étrangement ,  il  avait  un  autre  motif  de  s'étonner 
bien  davantage  encore.  Une  personne  étrangère  avait 
l'attention  délicate  de  lui  envoyer  chaque  matin  les 
plus  beaux  fruits  de  la  saison,  le  gibier  le  plus  rare, 
les  livres  les  plus  nouveaux.  Aucun  bout  de  papier, 
aucun  indice  ne  trahissait  le  nom  de  l'aimable  per- 
sonne qui  se  souvenait  du  prisonnier,  un  guichetier 
recevait  la  corbeille  des  mains  d'un  commissionnaire 
et  la  remettait  à  Gaston,  qui,  par  cette  voie,  avait 
déjà  reçu  le  linge  le  plus  riche  et  les  habits  les  plus 
frais. 

Gaston  distribuait  les  comestibles,  prêtait  les  li- 
vres, se  parait  des  habits  et  se  perdait  en  conjec- 
tures sur  l'origine  de  ces  présents  quotidiens.  A 
l'arrangement  coquet  de  la  corbeille  ,  au  choix  des 
objets  qui  la  remplissaient,  on  devinait  qu'une  main 
de  femme  avait  passé  par  là.  Des  bourses  et  des 
nœuds  d'épée  s'y  trouvaient  mêlés  à  des  oranges,  et 
l'on  découvrait  des  manchettes  de  dentelles  sur  une 
bourriche  succulente. 

—  Ce  ne  peut  être  que  mademoiselle  Merise  qui 
pense  à  moi.  Pauvre  fille,  disait  Gaston  en  nouant 
autour  de  sou  cou  une  cravate  de  batiste  brodée. 
Pauvre  fille '.elle  seule  m'a  vraiment  aimé.  Et  moi'?... 

Un  matin,  il  fut  tout  surpris  en  voyant  entrer  dans 


MADEMOISELLK  DE  LA  JlANCtLlKUL. 


sa  chambre  le  comte  César  de  Précorbin.  A  moitié 
nu,  il  sauta  de  son  lit  dans  les  bras  du  mousquetaire. 
Après  les  premiers  embrasseraents ,  Gaston  se  re- 
cula vivement.  ^ 

—  Hélas!  dit -il,  ma  joie  est  bien  égoïste!  La 
main  invisible  qui  m'a  frappé  te  frappe  sans  doute 
aussi;  tu  viens  partager  ma  captivité? 

—  Je  viens  te  délivrer. 

—  Me  délivrer? 

—  Parbleu  !  oui. 

—  Voyons,  César,  ne  badinons  pas.  Tu  vas  me 
tirer  de  la  Bastille,  hors  de  ces  abominables  tours? 
Tu  as  le  pouvoir  de  m'emmener  loin  de  ces  murs 
affreux  ? 

—  Aussi  loin  que  tu  voudras  de  ces  murs  affreux 
et  de  ces  abominables  tours,  où  cependant  on  mène 
une  vie  de  prince  ,  si  j'en  juge  par  ces  vénérables 
bouteilles  de  vin  de  Bourgogne  d'un  bouquet  exquis, 
et  ces  perdrix  dodues  à  faire  damner  un  char- 
treux. 

—  Mon  ami ,  laisse-moi  te  serrer  dans  mes  bras. 
Que  ne  te  dois-je  pas! 

—  Tu  ne  me  dois  que  cinq  cents  livres  que  tu  as 
perdues  au  pharaon  la  veille  du  jour  de  ton  arres- 
tation. Du  reste,  rien. 

—  Quoi  !  ce  n'est  pas  toi  qui  me  sauves? 

—  Non,  vraiment. 

■ —  Nomme-moi  bien  vite  l'ami  généreux  qui  me 
rend  à  la  liberté... 

—  Je  le  ferais  volontiers,  si... 

—  Je  mets  ma  cravate  et  tu  me  conduiras  vers  lui. 

—  Je  ne  demanderais  pas  mieux,  mais  il  y  a  une 
petite  dilTiculté. 

—  11  n'est  peut-être  pas  à  Paris  !  N'importe,  nous 
partirons  ensemble.  Nous  le  trouverons  bien,  fùt-il 
au  bout  du  monde. 

—  Ma  foi,  j'en  serai  charmé;  au  moins  verrai-je 
son  visage. 

—  Que  veux-tu  dire? 

—  La  vérité. 

—  Tu  ne  le  connais  pas? 

—  Je  ne  le  connais  pas. 

—  Que  ne  le  disais-tu  plus  tôt? 

—  Eh  !  palsambleu  !  voilà  une  heure  que  tu  me 
coupes  la  parole  quand  j'ouvre  la  bouche  pour  te 
l'apprendre! 

—  N'y  prends  pas  garde.  C'est  la  joie.  J'en  étouffe. 
Embrasse-moi  encore ,  César.  Sais-tu  que  voilà  une 
aventure  merveilleuse. 

—  C'est  mon  opinion. 

—  Je  n'y  croirais  pas  si  elle  était  arrivée  à  un 
autre  qu'à  moi.  Comment  se  fait-il  donc  que  tu 
puisses  me  tirer  d'ici? 

—  Voici  l'ordre  d'élargissement. 

—  En  bonne  règle  vraiment.  Si  j'étais  fils  de  prince 
par  hasard  !  (lu'en  dis-tu,  César? 


—  Ce  serait  possible  ,  si  tu  n'avais  pas  madame 
la  baronne  Adéiai'de-Élisabeth-Irene  de  Boisroger 
pour  mère.  Sa  vertu  te  déshérite  des  bénéfices  du 
hasard. 

—  Mais  tu  ne  me  comptes  pas  comment  cet  ordre 
est  venu  dans  tes  mains  ? 

—  Comment  diable  veux-tu  que  je  me  fasse  en- 
tendre; tu  parles  toujours! 

—  Ne  t'inquiète  pas,  je  t'écoute  tout  de  même. 

—  Je  commence  donc  ! 

—  C'était  donc  cette  nuit,  dit  M.  Précorbin;  je 
rentrais  de  bonne  heure,  vers  minuit,  comme  un 
moine,  rêvant  de  la  jambe  de  mademoiselle  Margot, 
une  danseuse  de  l'Opéra.  Je  te  la  ferai  voir. 

—  Qui  ?  la  danseuse  ou  la  jambe? 

—  L'une  et  l'autre.  En  remontant  l'escalier,  j'a- 
vise mon  valet  Jolibois,  qui  faisait  le  guet. 

—  Jolibois  !  tu  n'as  donc  plus  Courtois  ? 

—  Je  l'ai  Chassé.  Un  drôle  qui  se  grisait,  et  dont 
la  langue  galopait ,  une  fois  qu'il  avait  bu  un  verre 
de  vin.  Jolibois  est  discret  comme  un  juge,  et  rangé 
comme  une  vieille  lille.  Je  lui  donne  dix  écus  de 
gages  ;  il  m'en  vole  deux  cents,  et  nous  nous  enten- 
dons à  merveille.  Si  je  meurs,  je  te  le  recommande, 
il  n'a  pas  son  pareil  pour  remettre  un  billet  doux  et 
chasser  les  créanciers. 

—  C'est  un  trésor. 

—  Jolibois  s'avance  et  me  remet  une  lettre.  L'é- 
criture m'était  inconnue  ;  le  cachet  n'avait  ni  devise 
ni  armoirie.  Je  l'ouvre,  etj'y  trouve  un  ordre  d'élar- 
gissement avec  ces  mots  :  «  M.  Gaston  de  Boisroger 
est  à  la  Bastille.  On  estime  que  le  séjour  qu'il  y  a  fait 
lui  aura  été  profitable.  Mais  il  est  temps  qu'il  finisse, 
et  M.  de  Précorbin  est  prié  de  lui  porter  demain 
l'heureuse  nouvelle  de  sa  délivrance.  »  J'interroge 
Jolibois,  et  j'apprends  que  la  lettre  a  été  remise  par 
un  valet  sans  livrée.  Je  me  couche,  et,  le  matin,  au 
point  du  jour,  je  prends  un  fiacre  qui  me  conduit  a 
la  Bastille.  Je  montre  l'ordre;  les  portes  s'ouvrent, 
et  je  m'élance  dans  la  chambre  du  prisonnier,  que  je 
trouve  dormant  comme  un  curé. 

—  Où  as-tu  laissé  le  fiacre? 

—  Là-bas,  au  guichet. 

—  Partons  ,  mon  ami ,  partons.  J'imagine  que  je 
suis  promis  à  des  deslins  miraculeux.  Un  inconnu 
m'emprisonne,  un  inconnu  me  délivre  ! 

—  Pardon,  tu  te  trompes  de  la  moitié. 

—  Qu'est-ce  encore  ? 

—  J'ignore  qui  a  tiré  les  verrous  ;  je  sais  du  moins 
qui  les  a  mis. 

—  Nomme-moi  le  traître!  Morbleu  !  je  l'ai  vingt 
fois  juré,  celui-là  ne  mourra  que  de  ma  main. 

—  Va  donc  lupr  madame  la  vicomtesse  de  Larsac. 

—  Delphine  !  s'écria  M.  de  Boisroger. 

Il  tomba  sur  une  chaise  et  resta  un  instant  acca- 
blé comme  un  homme  frappé  d'un  coup  violent. 


80  REVUE  PIT 

—  C'est  (le  la  haine  !  c'est  de  la  haine  !  dit-il  en- 
lin.  Mais  qne  hii  ai-je  donc  fait,  mon  Dieu  ! 

—  Il  ne  faut  point  te  désoler  ,  reprit  César ,  à  qui 
la  pâleur  et  rabattement  de  son  ami  faisaient  pitié. 
Sait-on  jamais  pourquoi  les  femmes  vous  aiment  ou 
vous  détestent?  Les  plusroués  n'y  comprennent  rien, 
.l'ai  failli  faire  mourir  d'amour  une  mercière  de  la  rue 
Saint  -  Honoré  ,  parce  que  je  portais  mon  chapeau 
sur  l'oreille,  et  la  maîtresse  de  M.  le  duc  de  Tolignac 
a  eu  la  fantaisie  de  m'expédier  aux  Grandes-Indes 
parce  que  j'avais  un  jabot  de  point  d'Alençon.  Ainsi, 
console-loi.  Tu  aurais  plutôt  fait  de  trouver  la  pierre 
philosophale  que  de  chercher  la  cause  de  l'animosité 
de  ta  cousine. 

Cependant  Gaston  ne  pouvait  s'empêcher  d'y  pen- 
ser. 

—  C'est  inou'i!  repiil-il  lorsque  tous  deux  se  fu- 
rent assis  dans  le  fiacre  ;  il  ne  lui  suffit  pas  de  me 
faire  manquer  ma  fortune ,  il  faut  encore  qu'elle  me 
fasse  mettre  en  prison. 

—  Ah!  dit  le  mousquetaire,  ce  n'est  donc  pas  la 
première  fois  que  tu  éprouves  des  effets  de  sa 
haine  ? 

—  La  première  fois!  tu  vas  en  juger  toi-même.  Un 
digne  gentilhomme  me  prend  en  amitié,  sa  nièce  est 
riche,  il  veut  me  la  donner  en  mariage.  Ma  cousine 
l'apprend,  et,  grâce  à  un  système  de  calomnies  fort 
ingénieux,  elle  rompt  nos  projets. 

—  Au  moment  où  tu  allais  te  marier? 

—  Précisément.  Plus  tard  on  l'inslriiit  que  j'ai 
obtenu  une  compagnie  dans  l'expédition  qu'on  ar- 
mait à  Brest  pour  la  Martinique.  Elle  intervient,  et 
mon  brevet  est  donné  à  un  autre. 

—  Si  bien  que  l'expédition  met  à  la  voile  et  te 
laisse  à  Paris? 

—  Enfui,  un  brave  gentilhomme  se  prend  de  que- 
relle avec  moi;  je  me  fais  un  plaisir,  pour  me  désen- 
nuyer, de  lui  donner  ou  de  recevoir  un  coup  d'épée. 
Mais  j'avais  compté  sans  ma  cousine  ,  et  son  amitié 
me  fournit  l'occasion  de  loger  dans  les  prisons  du 
roi.  N'est-ce  pas  de  la  persécution?  Je  me  propose 
d'aller  faire  mes  excuses  à  M.  de  Villermé,  et  de  me 
mettre  à  sa  disposition  pour  regagner  le  temps  que 
je  lui  ai  fait  perdre. 

—  Mon  très-cher,  m'est  avis  que  ce  n'est  pas  lui 
qui,  dans  toute  cette  affaire,  a  le  plus  perdu  ,  reprit 
César  qui,  tandis  que  Gaston  parlait,  était  devenu 
progressivement  soucieux. 

Bientôt  même,  absorbé  par  ses  réflexions,  il  ne 
répondit  plus  que  par  monosyllabes  aux  questions 
de  M.  de  Boisroger ,  et  quand  la  voiture  s'arrêta  à 
la  rue  Saint-Thomas-du-Louvre ,  M.  de  Précorbin 
était  tout  à  fait  muet. 

M.  de  Boisroger  grimpa  dans  sa  chambre ,  où,  à 
l'exception  des  meubles  qui  ne  lui  appartenaient  pas, 
il  ne  trouva  ni  malles,  ni  coffres,  ni  vêtements. 


rORESQUE. 

L'hôtelier,  qui  l'avait  suivi ,  le  bonnet  a  la  main, 
lui  apprit  que,  durant  son  absence,  force  gens  étaient 
venus  et  avaient  fait  main  basse  sur  tout.  En  par- 
tant, ils  avaient  laissé  aux  mains  de  l'hôtelier  un 
papier  où,  en  style  de  procureur,  M.  de  Boisroger 
était  informé  que  tous  ses  biens,  meubles  et  immeu- 
bles, avaient  été  saisis  à  la  requête  de  ses  créanciers. 

Gaston  comprit  alors  qu'il  avait  mangé  le  capital 
de  ses  quatre  mille  livres  de  revenus  en  dix-huit 
mois. 

Dans  les  poches  d'un  habit  qu'il  avait  reçu  la 
veille,  Gaston  avait  trouvé  une  bourse  bien  garnie; 
il  la  tira,  paya  le  mémoire  de  l'hôtelier  et  le  loyer 
de  sa  chambre  jusqu'à  la  fin  du  mois,  puis  sortit 
pour  réfléchir  à  sa  situation. 

l.'.omme  il  traversait  la  rue ,  il  s'entendit  appeler 
par  son  nom;  un  carrosse  passait,  et  dans  ce  car- 
rosse mademoiselle  Merise,  penchée  à  la  portière, 
faisait  signe  au  cocher  d'arrêter. 

Gaston  n'attendit  pas  que  le  marchepied  fut 
abaissé ,  et  sauta  dans  la  voiture.  La  comédienne 
l'accabla  de  mille  caresses. 

—  Que  j'ai  de  grâces  à  vous  rendre,  dit  enfin  Gas- 
ton, quand  il  lui  fut  permis  de  s'exprimer.  Au 
moins  ne  m'avez-vous  pas  oublié? 

—  Oh!  pour  ça,  non.  J'ai  pensé  à  vous  tous  les 
jours. 

—  Vous  me  l'avez  trop  prouvé.  Que  d'agréables 
surprises  ne  m'avez-vous  pas  ménagées  chaque  ma- 
tin !  Mais  que  je  vous  gronde  !  Vous  avez  dû  vous 
ruiner!  Des  pêches  au  mois  de  janvier! 

—  Ce  doit  être  en  effet  très-coûteux  ;  mais,  mon 
ami,  si  vous  en  avez  mangé,  ce  dont  je  vous  félicite, 
ce  n'est  point  à  moi  que  vous  les  devez. 

—  Ce  n'est  pas  vous  qui  m'avez  envoyé  les  meil- 
leurs fruits,  les  vins  les  plus  délicats,  et  cet  habit,  et 
cette  bourse  encore? 

—  Comment  l'aurais-je  pu?  Je  n'avais  aucun 
moyen  de  me  mettre  en  rapport  avec  vous. 

—  C'est  alors  une  singulière  a\enture  où  mon 
esprit  se  perd. 

—  Elle  n'est  pas  très-désagréable,  s'il  n'en  ar- 
rivait jamais  d'autres,  on  en  prendrait  son  parti 
aisément.  Le  lendemain  de  votre  arrestation,  dont 
M.  de  Précorbin  était  venu  m'instruire  dans  la  nuit, 
je  me  rendis  à  la  Bastille.  On  m'apprit  que  l'ordre 
était  donné  de  ne  vous  laisser  communiquer  avec 
personne.  Je  vous  écrivis.  On  me  renvoya  ma  lettre, 
avec  un  avertissement  où  l'on  m'engageait  à  sus- 
pendre ma  correspondance.  Je  me  désespérais.  M.  de 
Villermé  se  présenta  chez  moi. 

—  Il  m'avait  promis  de  vous  proléger,  s'il  me 
tuait.  Un  prisonnier  vaut  un  mort.  Je  le  remercierai. 

—  Il  me  trouva  tout  en  pleurs. 

—  Et  il  vous  consola. 

—  Que  vouliez-vous  que  je  fisse?  Lors  même  que 


MADEMOISELLE  DE 

je  me  serais  désolée  mille  ans  de  suite ,  ra  ne  \uus 
aurait  pas  tiré  de  la  Bastille  une  heure  plus  lot  '.  El 
puis  j'étais  trè-chagriue  de  votre  emprisonnement  ; 
il  faut  prendre  les  distractions  tomme  elles  se  pré- 
sentent. 

—  C'est  une  maxime  pleine  de  philoso])liie. 

—  Au  lieu  d'être  deux  à  nous  ennuyer,  nous  n'é- 
tions plus  qu'un.  C'était  toujours  ça  de  gagné. 

—  Sans   doute.   C'est  une   méthode  dont  j'es- 
suierai. 

—  Je  vous  y  engage.  Je  la  pratique  le  plus  que 
je  puis.  Tenez,  précisément  dans  ce  moment-ci. 


LA  MANCELIËRE  8l 

—  Ah  '.  M.  de  Villernié  serait-il... 

—  Non  pas;  je  me  suis  mise  à  l'aimer  de  tout 
n\on  cœur,  et  il  me  le  rend  de  toute  son  ùme.  Mal^ 
hier  j'ai  joué  un  mauvais  rôle  dans  une  comédie 
nouvelle  de  M.  Goldoni;  je  veux  l'oublier,  en  soii- 
pant  ce  soir  dans  la  petite  maison  de  M.  de  Villermé. 
Venez  avec  moi.  Il  sera  enchanté  de  vous  revoir. 

—  Volontiers. 

Mademoiselle  Merise  ne  s'était  pas  trompée.  Le 
marquis  fit  l'accueil  le  plus  amical  à  M.  de  Bois- 
roger.  M.  de  Précorbin  rejoignit  la  compagnie  et 
l'on  se  mil  à  table. 


.Igtllilfci:;,,, 


M/^-é^l 


—  A  propos,  vous  battrez-vousV  s'écria  toul  à 
coup  le  mousquetaire  en  s'adressant  aux  deux  jeu- 
nes gens. 

—  Point  du  tout,  répondit  M.  de  Villermé.  J'aime 
mieux  toucher  la  main  de  M.  de  Boisroger  que  son 
épée. 

—  Ma  foi ,  dit  Gaston ,  vous  me  rendriez  peut- 
être  service,  si  vous  me  passiez  la  votre  au  travers 
du  corps. 

—  Ah!  mon  Dieu  ,  et  pourquoi?  demanda  made- 
moiselle Merise. 

—  Parce  que  je  suis  ruiné. 

—  On  ne  l'est  jamais  quand  on  a  des  amis,  dit 
M.  de  Villermé. 

T.  IV. 


—  La  \ieille  masure  ou  mon  père  est  mort  a  été 
mise  en  vente,  je  n'avais  pas  d'autre  château. 

—  Parbleu  ,  il  ne  sortira  pas  de  la  famille,  s'écria 
M.  de  Précorbin  ;  je  sais  de  bonne  source  que  ma- 
dame de  Larsac ,  ta  cousine ,  avait  acquis  les  titres 
de  tes  créanciers,  et  vient  de  prendre  possession  du 
manoir  des  Boisroger. 

—  Il  faut  bien  qu'elle  prolite  de  son  œuvre,  reprit 
Gaston  en  vidant  un  verre  de  Champagne  d'un  trait. 

—  Que  comptes-tu  faire,  dit  César,  maintenant 
([u'il  ne  te  reste  rien  ? 

—  Grâce  à  cet  or  que  je  tiens  d'un  ami  inconnu, 
repondit  Gaston ,  je  puis  gagner  Saint-Malo.  On  y 
arme  des  corsaires,  je  m'embarquerai  sur  le  pre- 

6 


mier  venu  ol  j  irai  mu  laire  cysser  la  tèle  par  les 
Anglais. 

—  Parbleu  !  c'est  une  idée.  La  mort  ou  la  fortune  ! 
s'écria  César. 

—  Puisque  vous  consentez  à  vous  expatrier,  faites 
mieux,  dit  M.  de  Villermé.  Je  connais  un  seigneur 
russe  chargé  de  recruter  des  officiers  français  pour 
les  mettre  à  la  tète  de  régiments  moscovites.  Le 
czar  veut  civiliser  son  armée.  Permettez-moi  de 
vous  recommander  à  lui ,  et  je  puis  vous  assurer 
(]ue  lesépaulettes  de  colonel  vous  attendent  à  Saint- 
Pétersbourg. 

—  Mais  je  n'ai  jamais  servi. 

—  Vous  êtes  brave.  Le  reste  s'apprend  en  route. 
Acceptez- vous? 

—  J'accepte. 

—  Alors  ,  tenez-vous  prêt  à  partir  au  premier 
jour.  Le  Moscovite  n'attend  plus  que  les  ordres  de 
sa  cour  pour  monter  en  voiture. 

—  Tu  nous  reviendras  feld-maréchal,  s'écria  Cé- 
sar. A  ta  santé,  colonel  ! 

—  A  ton  mariage  1  répondit  Gaston  avec  un 
amer  sourire. 

—  Oh!  mon  mariage  n'est  point  encore  fait,  dit 
le  mousquetaire  en  hochant  la  tète.  Nous  en  repar- 
lerons à  Pâques. 

Au  moment  de  se  séparer,  mademoiselle  Mérisc, 
qui  était  fort  attendrie ,  embrassa  Gaston  avec  ef- 
fusion. 

—  Pauvre  garçon,  dit -elle;  aller  chez  des  sau- 
vages! il  est  bien  malheureux  ! 

—  Bah!  murmura  M.  de  Précorbin,  qui  distri- 
buait des  coups  de  pied  à  un  escadron  de  bouteilles 
vides,  il  y  a  des  malheureux  bien  heureux! 

—  Que  dit-il  donc  ?  demanda  M.  de  Villermé. 
Mademoiselle  Merise  regarda  César,  qui  s'était 

mis  à  battre  la  charge  avec  ses  doigts  sur  la  table. 

—  Le  vin  seul  le  sait  !  dit-elle. 

En  rentrant  chez  lui ,  au  petit  jour  ,  M.  de  Bois- 
roger  trouva  un  billet  qui  l'invitait  à  se  rendre  au 
bal  de  l'Opéra  le  soir  même...  «  La  personne  qui 
vous  a  tiré  de  la  Bastille  après  vous  en  avoir  adouci 
le  séjour  le  plus  qu'elle  a  pu,  lui  disait-on,  vous 
attend  au  foyer  à  une  heure  du  malin.  Elle  portera 
un  domino  vert,  avec  un  nœud  de  rubans  jonquille 
sur  l'épaule  gauche.  » 

Dans  la  soirée,  comme  il  s'apprêtait  à  se  rendre  à 
l'Opéra,  impatient  de  rencontrer  plus  tétM'auleur 
mystérieux  de  sa  délivrance,  il  reçut  une  lettre  de 
M.  de  Villermé,  qui  le  prévenait  de  l'heureuse  issue 
de  ses  démarches.  «  Vous  êtes  colonel,  lui  disait-il; 
tenez-vous  prêt.  Les  voitures  du  Moscovite  iront 
vous  chercher  avec  vos  bagages  demain  à  midi.  » 

—  Parbleu,  dit  Gaston  en  glissant  la  leltre  dans 
une  autre  poche,  ce  ne  sont  point  mes  bagages  qui 
me  retarderont  ! 


REVUE  PITTORESQUE. 

Bientôt  après  il  était  dans  la  salle  de  l'Opéra  ,  et 
courait  se  placer  tout  au  milieu  du  foyer,  seul  au 
milieu  des  valets  qui  finissaient  à  peine  d'allumer 
les  bougies. 

Les  dominos  commencèrent  à  se  montrer ,  et  la 
ibule,  comme  un  flot,  ne  larda  pas  à  inonder  de  ses 
bigarrures  l'immense  vaisseau  de  l'Opéra.  Il  y  avait 
beaucoup  de  dominos  verts  ,  mais  aucun  ne  portail 
sur  l'épaule  gauche  le  nœud  de  rubans  jonquille. 
Gaston  se  désespérait ,  il  tirait  sa  montre  à  toute 
minute  et  l'appuyait  contre  son  oreille  aiin  d'être 
bien  sûr  qu'elle  marchait;  vainement  l'agaçait-on 
de  mille  propos,  il  ne  répondait  pas  ;  déjà  toutes  les 
bergères  le  tenaient  pour  le  plus  maussade  cavalier 
de  l'endroit,  lorsque  le  bienheureux  nœud  de  rubans 
jonquille  apparut  sur  l'épaule  d'un  domino  vert. 

—  Enfin  !  s'écria  Gaston ,  tandis  que  le  domino 
passait  doucement  son  bras  sous  le  sien. 

—  Vous  ne  diriez  pas  mieux  si  vous  attendiez  une 
maîtresse  tendrement  aimée  ,  dit  le  domino  d'une 
voix  douce  et  légèrement  émue. 

—  C'est  que  pour  moi  vous  oies  plus  qu'une  mai- 


tresse,  vous  êtes  un  ange  protecteur;  ne  m'avez- 
vous  pas  sauvé,  tiré  de  la  Bastille?  reprit  Gaston, 
qui  sentait  remuer  toutes  les  fibres  de  son  cœur  aux 
accents  de  celte  voix  dont  le  timbre  pur  et  frais  ne 
lui  semblait  pas  étranger. 

—  Oui  !  Je  vous  ai  tiré  de  cette  affreuse  Bastille 
où  vous  n'étiez  pourtant  pas  si  malheureux. 

—  Grâce  à  des  bontés  dont  je  vous  garde  une 
éternelle  reconnaissance. 

—  Une  éternité  qui  durera  trois  semaines  ou  trois 
jours,  le  temps  d'aimer  ou  d'être  aimé. 

—  Vous  seule  pourriez  me  distraire  de  la  recon- 
naissance. Mais  le  permettriez-vous? 

—  Pourquoi  non?  Si  je  n'avais  la  certitude  d'é- 
chouer, et,  vous  l'avouerai-je  ,  j'ai  peur. 

—  Prenez  garde,  madame,  de  grâce!  Si  vous 
manifestez  une  crainte,  j'aurai  presque  le  droit  de 
montrer  une  espérance. 

—  C'est  un  droit  dont  vous  n'userez  pas. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Mademoiselle  Merise  le  permettrait-elle? 

—  Si  nous  la  rencontrons ,  je  lui  laisserai  le  soin 
de  vous  répondre. 

—  Déjà!  lequel  de  vous  a  oublié  le  premier? 

—  Ni  l'un,  ni  l'autre.  Elle  s'est  distraite... 

—  Ah  !  Eh  vous  ? 

—  Je  me  suis  souvenu  que  je  ne  l'avais  jamais 
aimée. 

—  Alors,  je  remonterai  plus  haut.  N'y  a-l-il  pas 
quelque  part  une  cousine? 

—  Madame  de  Larsac. 

—  On  la  dil  jolie. 

—  Vous  avez  sa  taille,  son  regard,  sa  voix,  et  Je 


MADEMOISELLE  DE 
sens  que,  depuis  que  je  vous  ai  à  mon  bras ,  je  ia  : 
déteste  moins. 

Le  domino  tressaillit  et  détourna  la  tèle  un  mo- 
ment. Comme  elle  la  relevait ,  une  nymphe  pou-  | 
drée,  portant  le  carquois  sur  l'épaule  et  le  croissant 
au  front,  vint  en  riant  prendre  le  bras  de  M.  de 
Boisroger. 

—  Eh  !  quoi  '.  monsieur,  dit-elle,  vous  êtes  revêtu 
dune  haute  dignité,  et  vous  n'accourez  pas  en  faire 
part  à  vos  amis  ? 

—  M.  Villermé  a  dû  vous  l'apprendre. 

—  Et  c'est  pourquoi  je  vous  ai  attendu  à  dîner. 
On  ne  s'en  va  pas  si  loin  sans  dire  adieu  aux  gens. 

—  C'était  mon  projet. 

—  Je  vous  attends  demain  alors.  N'y  manquez 
pas.  J'ai  des  commissions  à  vous  donner. 

—  Quelque  renard  bleu  pour  vous  servir  de 
griffon  ■? 

—  A  peu  près.  Des  fourrures  d'hermine  pour  me 
faire  un  manchon.  Quand  on  n'est  pas  sûr  de  se 
revoir,  au  moins  faut-il  avoir  un  souvenir.  A  de- 
main !  J'avise  là-bas  M.  de  Précorbin  ;  je  vais  le 
prévenir.  Bonsoir,  colonel! 

Mademoiselle  Merise  s'échappa  et  fila  comme  un 
anguille  dans  la  foule. 
Le  domino  vert  palpitait  au  bras  de  Gaston. 

—  Colonel!  vous  êtes  colonel"? 

—  Je  le  serai  j  du  moins. 

—  Vous  avez  un  régiment  en  France? 

—  Non  pas  ,  mais  en  Russie. 

—  Vous  partez".' 

—  Demain  à  midi.    . 

La  dame  au  nœud  de  rubans  jonquille  poussa  un 
faible  cri  et  chancela. 

Gaston  passait  son  bras  autour  de  sa  (aille  pour 
la  soutenir ,  lorsqu'un  domino  rose  accourut. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle  vivement,  de  grâce 
éloignez-vous  un  instant.  J'ai  quelque  chose  à  dire 
à  mon  amie. 

Gaston  obéit,  mais  sans  perdre  de  vue  les  deux 
dominos. 

—  Madame,  dit  le  rose  au  vert,  M.  de  Précorbin 
est  sur  mes  pas  ,  il  m'a  reconnue;  s'il  vous  rencon- 
tre avec  M.  de  Boisroger ,  il  vous  abordera  sans 
doute,  et  trahira  votre  incognito. 

—  Ah!  ma  chère  Lise,  il  s'agit  bien  d'autre  chose! 
je  suis  toute  bouleversée. 

—  Mon  Dieu!  qu'y  a-t-il  donc?  Parlez  vite,  tan- 
dis que  M.  de  Précorbin  est  aux  prises  avec  une 
nymphe  qui  le  lutine. 

—  M.  de  Boisroger  part  demain. 

—  Pour  la  Martinique,  encore  une  fois? 
— 11  va  à  Saint-Pétersbourg. 

—  C'est-il  bien  loin,  madame? 

—  Au  bout  du  monde  ,  dans  un  pays  affreux  ! 

—  Il  faut  l'en  empocher. 


LA  MANCELlEUE.  8^3 

—  Et  comment  faire'.'  Oh!  j'en  mourrai,  Lise. 

—  Gardez-vous-en  bien!  il  faut  vivre  plus  que 
jamais! 

—  Mais  sais-tu  bien  qu'il  part  demain  à  midi  ; 
demain,  entends-tu? 

—  Tant  mieux.  Il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre. 
Voilà  M.  de  Précorbin,  laissez-moi  faire. 

Le  mousquetaire  s'approchait,  le  sourcil  froncé. 
Un  vague  pressentiment  lui  disait  qu'il  marchait  sur 
le  terrain  glissant  d'une  intrigue.  Il  regardait  autour 
de  lui,  mais  un  groupe  lui  cachait  M.  de  Boisroger, 
qu'il  n'avait  point  encore  aperçu. 

Lise  courut  droit  à  lui. 

—  M.  de  Précorbin  ,  dit-elle,  madame  deLarsac. 
ma  maîtresse,  réclame  vos  services. 

Le  mousquetaire  s'avança.  Déjà  cette  ouverture 
avait  déridé  son  front. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  madame  la  vicomtesse, 
dit-il  en  s'inclinant. 

—  Ma  maîtresse  est  indisposée,  reprit  la  sou- 
brette. Je  crois  que  la  chaleur  l'a  surprise  ;  elle  m'a 
témoigné  le  désir  de  rentrer  à  l'hôtel. 

—  Me  permettez-vous  de  faire  avancer  uu  fiacre? 

—  J'allais  vous  en  prier,  monsieur,  dit  madame 
de  Larsac  d'une  voix  faible. 

—  Si  M.  de  Précorbin  voulait  ramener  madame 
dans  sa  loge,  il  serait  sûr  de  la  retrouver  ajjssitôt , 
ajouta  Lise. 

—  Sans  doute,  dit  le  mousquetaire.  Et,  prenant  le 
bras  de  madame  de  Larsac,  qui  ne  savait  où  sa  sui-, 
vante  voulait  en  venir,  il  se  dirigea  triomphant  vers 
les  couloirs. 

Lise  se  glissa  du  côté  de  Gaston. 

—  Silence,  lui  dit-elle  tout  bas.  Ne  tentez  pas  de 
nous  suivre  ;  votre  protectrice  va  revenir. 

—  J'attendrai,  répondit  Gaston. 

Un  instant  après,  la  maîtresse  et  la  soubrette 
étaient  assises  dans  la  loge,  et  M.  de  Précorbin 
courait  chercher  un  fiacre. 

—  Je  m'étais  trompé,  disait-il  en  dégringolant 
les  escaliers.  Évidemmei\t  elle  m'aime!  un  caprice 
l'avait  éloignée ,  une  fantaisie  la  ramène  :  que  le 
hasard  soit  béni! 

Mais,  tandis  qu'il  raisonnait ,  Lise  ne  perdait  pas 
son  temps. 

—  Vous  voulez  empêcher  M.  de  Boisroger  de 
partir?  disait-elle  à  sa  maîtresse. 

—  Sans  doute. 

—  .\lors ,  ôtez  vite  votre  domino  et  prenez  le  mien. 

—  Quel  est  ton  projet?  demandait  madame  de 
Larsac  en  passant  du  vert  au  rose. 

—  Contraindre  M.  de  Boisroger  à  rester  :  cela 
dépend  de  vous  ;  vous  voici  maintenant  à  l'abri  des 
poursuites  de  M.  de  Précorbin,  dont  je  me  charge. 

—  Cette  voiture  que  tu  m'as  forcée  à  lui  deman- 
der?... 

6. 


.  que  je 
M.   de 


8i  REVUE  PITTORESQUE 

—  Elle  est  pour  lui  et  pour  moi.  Tandi: 
l'emmènerai ,  il  vous  sera  aisé  de  décider 
Boisroger  à  vous  suivre. 

—  Mon  Dieu!  que  lui  dirai-je"? 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez.  Il  est  trois  heures  ; 
occupez-le  jusqu'à  midi.  Voici  déjà  M.  de  Précorbin. 
Je  me  dévoue. 

Lise  se  leva  aveciissurance. 

—  Ma  chère ,  dit-elle  à  madame  de  Larsac  ,  en 
déguisant  sa  voix,  courez  au  foyer;  vous  direz  aux 
dames  de  ma  compagnie  que  j'ai  dû  quitter  le  b;il. 
Je  vous  autorise  à  y  rester. 

Et,  faisant  un  signe  de  tète  à  sa  maîtresse,  elle 
prit  résolument  le  bras  de  M.  de  Précorbin.  Le 
mousquetaire  ne  douta  pas  un  instant  que  madame 
de  Larsac  n'eut  éloigné  sa  suivante  pour  rester 
seule  avec  lui. 

Après  que  madame  de  Larsac  les  eût  vus  dispa- 
raître, elle  se  dirigea  vers  le  foyer,  poussée  bien 
plus  par  les  dernières  paroles  de  Lise,  dont  elle 
pressentait  la  signification ,  que  par  une  volonté 
positive  et  raisonnée. 

Elle  y  rencontra  M.  de  Boisroger,  qui  attendait  le 
retour  de  sa  mystérieuse  amie,  et  se  suspendit  à 
son  bras.  Gaston,  surpris,  à  la  vue  du  vêlement 
rose,  lui  demanda  tout  de  suite  des  nouvelles  du 
domino  vert  qu'il  avait  vu  s'éloigner  avec  M.  de 
Précorbin. 

Madame  de  Larsac  sourit ,  et  l'étrangeté  de  sa 
'  posi(ion  lui  donna  la  fantaisie  de  profiter  de  l'erreur 
où  le  changement  de  costume  avait  fait  tomber  M.  de 
Boisroger. 

—  Il  est  parti,  dit-elle  en  déguisant  légèrement 
sa  voix,  mais  il  m'a  transmis  tous  ses  pouvoirs. 

—  Quoi  1  ne  reverrai-je  pas  celle  qui  généreuse- 
ment m'est  venue  en  aide? 

—  J'imagine  que  sans  moi  elle  ne  serait  point 
venue  à  bout  de  ce  qu'elle  a  fait  pour  vous.  Je  ré- 
clame donc  ma  part  de  la  reconnaissance  dont  vous 
lui  parliez  tantôt. 

Gaston,  un  peu  étourdi  de  l'aventure,  prit  la  chose 
comme  elle  se  présentait ,  et  ne  chercha  plus  qu'à 
égayer  les  dernières  heures  de  son  séjour  à  Paris. 

De  son  côté,  madame  de  Larsac,  excitée  par  le 
tumulte,  l'éclat  des  lumières  et  des  costumes,  l'har- 
monie de  la  musique,  sentait  son  cœur  battre  à 
coups  pressés,  et,  pleine  d'indicibles  émotions,  se 
laissait  emporter  enivrée  au  courant  d'une  conver- 
sation où  l'amour  était  sous  tous  les  mots. 

Si  M.  de  Boisroger  avait  un  instant  conçu  quelque 
soupçon  vague  en  voyant  le  domino  vert  s'enfuir  au 
bras  du  mousquetaire,  l'entrain,  la  verve,  la  gaieté 
du  domino  rose  le  dissipèrent  bien  vite.  La  pensée 
que  la  femme  dont  le  rire  et  la  joie  enfantine  écla- 
taient à  ses  cotés  pouvait  être  madame  de  Larsac  ne 
lui  vint  pas  une  minute.  C'est  qu'il  ne  savait  pas 


l'influence  électrique  de  ce  jour  où  régnent  la  folie 
et  le  plaisir  sur  une  organisation  nerveuse,  sur  un 
esprit  passionné.  Madame  de  Larsac  n'avait  jamais 
mis  le  pied  dans  un  bal  de  l'Opéra;  pour  la  pre- 
mière fois  elle  assistait  à  ces  fêtes  éiincelantes  où 
l'amour  pétille  sous  le  masque,  et  son  âme  et  ses 
sens  en  aspiraient  tous  les  enivrements. 

Une  idée  folle,  comme  il  en  peut  naître  dans  un 
lieu  tout  plein  d'extravagances,  lui  était  venue  sou- 
dainement à  l'esprit,  et  elle  l'avait  saisie  avec  cette 
audace  que  les  femmes  les  plus  timides  puisent 
dans  la  pensée  de  leur  amour  mis  en  péril. 

—  Vous  verrai-je  enfin  et  saurai-je  votre  nom? 
lui  dit  Gaston  dans  un  moment  où ,  fasciné  par  les 
prestiges  de  sa  grâce  et  de  son  esprit,  il  portait  la 
petite  main  du  domino  à  ses  lèvres. 

—  Oui ,  mais  à  une  condition. 

—  Je  l'accepte. 

—  Alors,  suivez-moi. 

—  Jusqu'au  bout  du  monde. 

—  Mais  songez-y  :  un  regard  indiscret,  un  geste, 
un  mot,  et  je  m'arrête. 

—  Je  suis  aveugle  et  muet. 
.Le  domino  rose  quitia  le  foyer  et  descendit  au 

bras  de  Gaston.  Une  voiture  brune  et  sans  armoiries 
stationnait  au  coin  delà  rue,  la  portière  s'ouvrit,  et 
tandis  que  M.  de  Boisroger  montait ,  madame  de 
Larsac  dit  quelques  mots  à  voix  basse  au  cocher. 
Un  laquais  sans  livrée  abaissa  les  rideaux  sur  les 
vasistas,  le  domino  s'assit  à  côté  de  Gaston  et  la 
voiture  partit. 

Il  sembla  à  M.  de  Boisroger  que  la  voiture  sortait 
de  Paris  et  roulait  fort  vite;  mais  ce  qui  lui  arrivait 
depuis  la  veille  était  si  singulier  qu'il  ne  prêta 
qu'une  médiocre  attention  au  nouvel  épisode  de  son 
roman.  La  main  du  domino  reposait  dans  la  sienne  ; 
elle  tremblait  sous  la  bouche  du  jeune  homme  ;  quel 
que  fût  le  résultat  du  voyage ,  il  ne  pouvait  être 
bien  redoutable. 

On  avait  changé  une  ou  deux  fois  de  chevaux  ,  et 
la  voiture  venait  d'entrer  dans  une  avenue  dont  le 
gravier  criait  sous  les  roues,  lorsque  le  domino  pria 
M.  de  Boisroger  de  se  laisser  mettre  un  bandeau  sur 
les  yeux. 

—  Faites,  dit-il,  puisqu'aussi  bien  je  suis  votre 
prisonnier. 

—  C'est  bien  ainsi  que  je  l'entends,  et  vous  allez 
me  promettre  de  ne  point  tenter  de  vous  échapper, 
quoi  qu'il  arrive. 

—  Je  vous  en  donne  ma  parole. 

—  Descendons  maintenant. 
La  voiture  venait  de  s'arrêter.  Tenant  M.    de 

Boisroger  par  la  main ,  madame  de  Larsac  l'intro- 
duisit dans  un  corridor,  au  bout  duquel  se  trouvait 
un  petit  escalier.  Tous  deux  le  montèrent  et  arrivè- 
rent devant  une  porte  que  le  domino  ouvrit.  Gaston 


MADEMOISELLE  DE  LA  MANCELIERE. 


85 


foulait  des  lapis  sous  les  pieds;  un  air  cliaud  le 
frappa  au  visage. 

—  Nous  sommes  arrivés ,  dit  sa  conductrice.  Je 
vous  quitte  un  instant.  Vous  saurez  bientôt  où  vous 
êtes  et  qui  je  suis. 

Gaston  entendit  le  frôlement  d'une  robe  passant 
une  porte  discrètement  ouverte ,  et  tout  rentra  dans 
le  silence. 

Gaston  s'assit  dans  un  fauteuil.  Alors  qu'il  cou- 
rait en  voiture,  il  s'était  aperçu  de  la  naissance  du 
jour;  mais  son  esprit  était  à  mille  lieues  de  la  Mos- 
covie,  et  personne  moins  que  lui  ne  pensait  à  partir 
pour  Saint-Pétersbourg. 

Il  rénéchissait  depuis  quelques  minutes  à  son 
aventure  et  au.\  conséquences  agréables  qu'elle  lui 
promettait ,  lorsqu'une  pensée  lui  fit  porter  la  main 
à  son  front. 

—  On  ne  m'a  pas  défendu  d'enlever  ce  bandeau, 
dit-il ,  en  défaisant  le  mouchoir  de  soie  enroulé  au- 
tour de  ses  yçux. 

Un  instant  la  lumière  qui  filtrait  entre  des  rideaux 
de  mousseline  blanche  l'éblouit.  Il  était  alors  grand 
jour.  Cette  découverte  n'inquiéta  point  Gaston,  qui, 
se  levant ,  promena  ses  regards  autour  de  lui. 

Il  se  trouvait  dans  un  appartement  où  la  magni- 
ficence le  disputait  à  la  grâce;  mais  la  richesse  des 
ameublements  et  des  tentures  disparaissait  sous  le 
goût  qui  avait  présidé  à  l'arrangement  général.  Après 
le  premier  moment  donné  à  la  surprise ,  Gaston  crut 
reconnaître  à  quelques  détails  un  lieu  qu'il  avait 
déjà  vu  ;  son  cœur  lui  rappelait  une  divine  chambre 
à  coucher  ,  dont  toutes  les  formes  et  les  divers  acci- 
dents de  couleurs  et  de  lumières  étaient  restés  dans 
sa  mémoire.  Ce  n'était  plus  la  même  chose,  mais 
c'était  mieux  peut-être;  la  pensée  d'une  femme 
avait  donné  la  vie  à  la  splendeur.  Gaston  s'élança 
vers  la  fenêtre ,  enlro'uvrit  les  rideaux ,  et  jeta  un 
regard  avide  sur  la  campagne.  Un  parc  bien  connu 
déroulait  au  loin  ses  massifs  d'arbres  dépouillés;  le 
clocher  de  Juvisy  pointait  à  l'horizon.  Gaston  poussa 
un  cri  et  se  retourna  ;  alors  un  portrait,  qu'il  n'a- 
vait pu  voir  d'abord,  resplendit  à  ses  yeux  à  l'un 
des  côtés  de  la  cheminée. 

—  Delphine!  s'écria-t-il. 

—  Elle-même ,  dit  madame  de  Larsac  en  soule- 
vant une  portière,  et  elle  apparut  au  milieu  de  l'ap- 
partement, vêtue  du  costume  simple  et  gracieux 
qu'elle  portait  au  temps  où  elle  était  jeune  fille. 

Gaston  se  recula  ;  mille  émotions  diverses  se  pei- 
gnaient sur  son  visage;  ses  yeux  ne  pouvaient  quit- 
ter la  douce  image  qui  venait  de  se  révéler  à  lui 
ainsi  qu'un  fantôme  animé  ;  un  instant  il  lui  tendit 
les  bras  comme  s'il  eût  voulu  la  presser  sur  son 
fffur  avant  qu'elle  ne  s'évanouit;  mais  une  pensée 
amère  traversa  son  esprit,  et  ses  bras  s'abaissèrent 
découragés. 


—  'Vous!  reprit-il.  Oh  !  si  je  suis  chez  madame  de 
Larsac,  que  j'avais  juré  de  ne  plus  revoir,  c'est 
qu'un  piège  m'y  attend. 

—  Peut-être,  dit-elle  avec  un  sourire. 

En  ce  moment  le  timbre  d'une  pendule  sonna 
midi  ;  madame  de  Larsac  tourna  le  bout  de  son 
éventail  vers  le  cadran. 

—  Regardez,  dit-elle. 

—  Midi!  Oh!  je  comprends  tout!  On  m'attend  ;\ 
Paris...  Mais,  dussé-je  crever  dix  chevaux... 

—  Arrêtez.  Les  équipages  du  seigneur  russe 
quittent  Paris  à  cette  heure.  D'ailleurs,  vous  ou- 
bliez que  vous  êtes  prisonnier  sur  parole. 

—  Il  est  vrai ,  répondit  Gaston ,  que  le  sang-froid 
de  madame  de  Larsac  exaspérait;  mai^,  puisque 
vous  m'avez  attiré,  puisque  vous  me  retenez,  je 
veux  du  moins  vous  dire  tout  ce  que  je  pense,  tout 
ce  que  je  sais  ,  tout  ce  que  j'ai  souffert,  combien  je 
vous  ai  aimée  et  combien  je  vous  hais. 

—  Parlez,  Gaston  ,  parlez,  je  vous  écoule. 

—  Vous  savez  si  je  vous  chérissais,  vous  savez 
si  votre  mariage  avec  M.  de  Larsac  me  brisa  le 
cœur  ;  loin  de  vous  j'allai  cacher  ma  douleur  muette, 
et  lorsque,  après  m'avoir  oublié  ,  je  vous  rencontre 
à  Paris,  vous,  riche,  heureuse,  entourée;  moi, 
pauvre,  triste,  obscur,  lorsqu'un  gentilhomme  me 
propose  une  alliance  honorable  et  fortunée,  dites, 
n'est-ce  pas  vous  qui  l'avez  rompue  par  des  men- 
songes"? 

—  Oui,  c'est  moi. 

—  Certes,  je  n'aimais  pasmademoiselledePlégneul, 
et  je  ne  l'ai  point  regrettée  ;  mais  vous  m'aviez  ca- 
lomnié, vous,  Delphine,  reprit  l'impétueux  jeune 
homme.  Ce  fut  la  première  blessure,  vous  n'avez 
pas  voulu  que  ce  fût  la  dernière.  Plus  lard ,  las  de 
la  vie  désœuvrée  que  me  faisaient  l'ennui  et  un 
souvenir  toujours  vivant ,  je  sollicite  et  j'obtiens  un 
commandement  aux  Antilles;  mais,  lorsque  l'heure 
de  partir  arrive,  j'apprends  que  votre  influence 
avait  détruit  ce  que  le  nom  de  mon  père  avait  fait. 
Un  autre  emporta  le  brevet.  Est-ce  vrai,  dites, 
madame  ? 

—  Gaston  ,  c'est  vrai. 

—  Oh!  je  vous  aimais  encore!  mais  ce  coup  lua 
mon  souvenir  et  le  changea  en  amertume.  J'ignore 
alors  ce  que  je  fis.  Ce  furent  des  jours  de  fièvre. 
Enfin ,  je  me  réveillai  à  la  Bastille.  Votre  main  m'y 
avait  poussé  alors  que  mon  épée  allait  se  croiser 
avec  celle  d'un  gentilhomme  que  j'avais  provoqué. 
Et  pendant  trois  mois  votre  volonté  m'y  a  enchaîné  ! 
L'avez-vous  fait? 

—  Je  l'ai  fait. 

—  Une  influence  étrangère  m'arrache  de  celle 
prison  ;  la  ruine  m'attendait  à  la  porte ,  le  gouffre 
avait  englouti  ma  misérable  fortune ,  tout ,  jusqu'à 


86 


REVUE  PITTORESQUE. 


la  maison  de  mon  père  ;  et  cette  maison ,  c'est  vous 
qui  l'avez  achetée  ! 
—  Oui ,  Gaston. 

— Qu'allais-je  devenir  !  Mon  épée  de  gentilhomme 
me  restait  encore.  Un  ami  me  procure  les  moyens 
d'y  suspendre  mon  existence  :  un  grade ,  une  épau- 
lel le  me  sont  offerts;  mais  vous  ne  voulez  pas  que 
votre  victime  vous  échappe,  et  tout  ce  que  j'ai  gagné 
par  vous  je  le  perds  encore! 

—  Oui,  par  moi. 

—  Vous  l'avouez!  Mais  cette  haine  persévérante 
a  une  cause  I  s'écria  M.  de  Boisroger  pfile  et  les  lù- 
vics  tremblantes.  Quand  je  vous  ai  vue  cette  nuit , 
votre  voix  a  fait  tressaillir  tout  mon  être;  vous  avez 
étrangement  payé  cet  amour  dont  le  souvenir  m'a- 
gile  encore.  Que  vous  ai-jedonc  fait,  madame,  dites, 
et  pourquoi  me  poursuivre  ainsi? 

—  Parce  que  je  vous  aime,  Gaston. 

Gaston  laissa  tomber  la  main  qu'il  avait  prise. 


Éperdu,  il  regardait  Delphine ,  qui  se  tenait  devant 
lui,  les  yeux  humides,  pâle  et  rougissante  tour  à 
tour,  le  sein  oppressé,  inquiète  et  souriant. 

—  Vous  m'aimez!  vous!  reprit-il  avec  un  sourire. 

—  Oui,  je  vous  aime!  Ohl  de  grâce,  à  mon  tour, 
laissez-moi  vous  dire  tout  ce  que  j'ai  voulu  !  Gaston, 
vous  me  jugerez  après.  Enfant ,  je  me  suis  mariée 
sans  comprendre  l'amour  qui  palpitait  dans  votre 
cœur!  Oh!  si  je  l'avais  compris,  je  me  serais  don- 
née à  vous,  et  nous  aurions  vécu  pauvres,  mais 
l'un  à  l'autre.  Veuve,  vous  m'avez  révélé  cet  amour, 
et  de  ce  jour-là  je  vous  ai  aimé.'Xlor's,  irritée,  souf- 
frant de  cet  oubli,  j'ai  brisé  votre  mariage,  un  ma- 
riage qui  nous  séparait  pour  jamais.  Je  vous  ai  ca- 
lomnié, dites-vous!  que  m'importait  alors!  avais-je 
d'autre  but  que  de  vous  enlever  à  mademoiselle  de 
Plégneul? 

—  Delphine!  dit  Gaston,  Et  tombant  à  ses  ge- 
noux il  sentit  des  larmes  lui  venir  aux  yeux. 


—  Plus  lard  vous  avez  voulu  partir,  aller  à  la 
Martinique  !  C'était  vous  perdre  encore.  Savais-je  si 
vous  échapperiez  à  la  fièvre  jaune ,  aux  balles  des 
Anglais,  à  la  tempête!  Et  puis,  vous  partiez  !  Voyais- 
je  autre  chose.  .l'ai  forcé  le  ministre,  pauvre  ministre 
qui  a  cru  que  je  vous  haïssais,  à  donner  votre  bre- 
vet à  un  autre,  et  vous  êtes  resté.  C'est  alors  que 
vous  avez  pris  mademoiselle  Merise  pour  maîtresse! 
Ai-je  souffert,  mon  Dieu!  mais  une  pensée,  un  es- 
poir me  soutenait!  Mais  de  quelle  épouvante  n'ai-je 


pas  été  saisie  lorsqueM.  dePrécorbin  m'apprit  voire 
duel  avec  M.  de  Villermé,  avec  M.  de  Villermé  si 
terrible  l'épée  à  la  main!  Éperdue,  j'ai  sollicité  de 
M.  le  duc  de  T...  une  lettre  de  cachet.  Celui-là  ne 
s'est  pas  trompé  sur  le  sentiment  qui  m'inspirait  ! 
Et  j'ai  mis  la  Bastille  entre  la  mort  et  vous.  Com- 
bien de  temps  y  êlcs-vous  resté,  dites,  Gaston? 

—  Trois  mois. 

—  Et  combien  de  temps  ont  duré  vos  galanteries 
avec  mademoiselle  Merise,  vous  en  souvenez-vous? 


HISTOIRE  VÉRITABLE  D'UNE  TULIPE. 


87 


—  Trois  mois. 

—  Vous  n'avez  pas  compris  que  je  me  vengeais  ! 
Tandis  que  je  laissais  à  mademoiselle  Merise  le  loi- 
sir de  se  consoler,  vos  fournisseurs,  inquiets  de  votre 
absence,  ont  tout  pris,  tout  vendu.  Moi,  j'ai  tout  ra- 
cheté. Aurais-je  permis  que  la  maison  où  votre  père 
est  mort,  où  vous  êtes  né,  passât  à  des  mains  étran- 
gères ! 

—  Delphinel  s'écria  le  jeune  homme  éperdu. 

—  Déjà  mon  cœur  tressaillait  de  joie;  moi-même, 
sans  me  faire  connaître  d'abord,  je  voulais  tout  vous 
rendre,  et  c'est  au  moment  où  je  vous  vois  que  vous 
m'apprenez  votre  départ  pour  la  Russie.  Pouvais-je 
vous  tout  avouer  dans  un  bal,  lorsque  M.  de  Pré- 
corbin  nous  surveillait?  Je  vous  ai  enlevé,  Gaston, 
je  vous  ai  forcé,  sans  me  nommer,  à  me  suivre  ici  ; 
l'heure  est  passée ,  vous  êtes  encore  près  de  moi. 
Dites,  maintenant  si  je  ne  vous  aime  pas? 

—  Vous  m'aimiez  1  s'écria  Gaston  les  mains 
jointes. 

Le  bruit  d'une  voiture  arrivant  au  galop  dans  l'a- 
venue les  interrompit  ;  un  instant  après  mademoi- 
selle Lise  entrait  dans  la  chambre  de  sa  maî- 
tresse. 

—  Ah!  madame  ,  dit-elle  en  riant ,  on  s'expose  à 
de  grands  périls  quand  on  veut  servir  ses  amis.  Quel 
homme  que  M.  de  Précorbin  !  Ah  !  il  vous  aimait 
d'une  terrible  fai;on! 

Madame  de  Larsac  sourit. 

—  Je  ne  sais  quel  saint  m'a  protégée ,  reprit  la 
soubrette;  mais  plus  d'une  fois  j'ai  désespéré  de 
triompher  de  sa  flamme.  Enfin  ,  quand  j'ai  cru  pou- 
voir le  faire  sans  vous  exposer  â  le  voir  accourir  au 
bal,  je  me  suis  démasquée.  Quel  coup  de  théâtre! 
M.  le  comte  est  resté  étourdi ,  mais  il  a  pris  héroï- 
quement son  parti.  J'en  ai  été  quitte  pour  la  peur. 


—  Il  voulait  se  venger?  dit  Gaston. 

—  Peut-être;  mais  il  s'est  ravisé,  et,  s'approchant 
d'une  table,  il  s'est  mis  à  écrire.  <i  Que  faites-vous  , 
monsieur  le  comte?  lui  ai-je  dit.  —  Regarde,  m'a- 
t-il  répondu;  j'envoie  ma  démission  au  colonel  des 
mousquetaires.  M.  deBoisroger  m'a  pris  ta  maîtresse, 
je  lui  prends  son  régiment.  Je  pars  pour  Saint-Pé- 
tersbourg. » 

—  Il  est  parti!  s'écria  Delphine. 

—  Ça  m'allligeail  de  voir  un  si  beau  jeune  homme 
aller  dans  un  si  vilain  pays.  Comme  je  lui  faisais 
observer  que  c'élait  une  folie  ;  «  Que  veux-tu,  m'a- 
t-il  dit,  madame  de  Larsac  m'a  fait  perdre  ime  ba- 
taille de  Rosbach;  il  faut  qu'une  princesse  russe  me 
fasse  gagner  une  bataille  de  Fontenoy.  »  Il  m'a  em- 
brassée, et  il  court  encore. 

Mademoiselle  Lise  venait  de  sortir  sous  prétexte 
de  veiller  au  dîner  des  fiançailles,  chose  bien  trop 
terrestre  pour  occuper  les  pensées  de  deux  si  par- 
faits amants,  lorsque  Gaston,  qui  depuis  un  instant 
avait  les  yeux  tournés  vers  un  coin  de  l'appartement 
entre  le  lit  et  la  muraille ,  s'approcha  d'une  espèce 
de  chapelle  de  rideaux,  et,  les  soulevant,  vit  dans 
son  réduit  charmant  un  petit  berceau,  le  même  ber- 
ceau rose  et  blanc  qui,  la  première  fois  qu'il  l'avait 
aperçu,  l'avait  si  douloureusement  ému. 

Il  tressaillit  et  revint  à  Delphine. 

—  Quoi!  dit-il,  vous  l'aviez  conservé? 
Delphine,  toute  rougissante  et  confuse,  jeta  ses 

bras  autour  du  cou  de  M.  de  Boisroger,  puis,  se 
haussant  sur  la  pointe  des  pieds,  elle  approcha  sa 
bouche  purpurine  de  l'oreille  de  son  amant  : 

—  Ce  berceau,  c'était  l'espérance,  dit-elle,  je  l'ai 
gardé. 

Amédée  ACHARD. 


HISTOmE  VÉRITABLE  D'UNE  TULIPE. 


Un  amateur  de  tulipes  faisait  l'exhibition  de  ses 
fleurs;  —  il  s'était  livré  à  tous  les  exercices  usités 
en  pareil  cas ,  —  entre  autres,  l'exercice  de  la  ba- 
guette ,  qui  consiste  à  appuyer  la  baguette  de  dé- 
monstration sur  la  tige  de  la  tulipe ,  en  feignant 
d'employer  toutes  ses  forces  ,  sans  pouvoir  réussir 
à  la  courber ,  —  et  à  dire  :  «  Je  vous  recommande 
ta  tenue  de  celle-ci  :  —  c'est  itiw  tringle,  messieurs, 
c'est  «ne  6arrc  de  fer.  u 

En  (>tTet,  il  est  convenu  entre  ces  messieurs  qu'une 


tulipe  qui  ne  pèse  pas  le  quart  d'une  once  doit  être 
portée  par  une  barre  de  fer ,  —  de  même  que,  vers 
1812,  je  crois  ,  —  il  a  été  défendu  aux  tulipes  d'être 
jaunes. 

Il  avait  montré  Gluck,  cette  pla)il(>  si  méritante, 
—  à  fond  blanc  strié  de  violet  ;  —  et  Joseph  Des- 
chiens ,  —  un  vrai  diamant ,  également  blanc  et 
violet  ;  —  et  Vandael ,  celle  perle  du  genre  ,  —  tou- 
jours blanche  et  violette;  —  et  Czartoriski ,  fleur 
de  a'  ligne,  blanche  et  rose,  remarquable  par  l'ex- 


S8 


REVUE  PITTORESQUE. 


trènie  hhincheur  Jes  o»(//e/s;  —  et  Xapoléun  I"  , 
et  le  Pourpre  incomparabli' ,  et  1,600  autres.  — 
Lorsqu'il  arriva  à  une  tulipe  devant  laquelle  il  s'ar- 
rêta avec  un  sourire  ineffable,  la  désignant  du 
geste,  —  mais  sans  parler,  —  un  des  visiteurs  de- 
manda si  celte  tulipe  n'avait  pas  un  nom  comme  les 
autres. 
Le  maître  des  tulipes  mit  un  doigt  sur  sa  bouche, 

—  comme  eût  fait  Harpocrate,  le  dieu  du  silence, 

—  puis  il  dit  :  Voyez  quelle  magnificence  de  coloris, 

—  quelle  forme  ,  —  quels  onglets ,  —  quelle  tenue, 

—  quelle  pureté  de  dessin ,  —  quelle  netteté  dans  les 
stries,  — comme  c'est  découpé,  — comme  c'est 
proportionné!  —  C'est  une  tulipe  sans  défauts. 

—  Et  vous  l'appelez? 

—  Chut...  c'est  une  tulipe  qui  à  elle  seule  vaut 
tout  le  reste  de  ma  collection.  —  11  n'y  en  a  que 
deux  au  monde,  messieurs. 

—  Mais  son  nom? 

—  Chut!...  son  nom...  je  ne  puis  le  prononcer 
sans  forfaire  à  l'honneur...  — je  serais  bien  fier  et 
bien  heureux  de  dire  son  nom ,  de  le  dire  à  haute 
voix  ;  —  de  l'écrire  en  lettres  d'or  au-dessus  de  sa 
magnifique  corolle;  — c'est  un  nom  connu  et  res- 
pecté... 

—  Pardon  ,  monsieur  ,  je  n'insiste  pas  ,  —  cela 
parait  tenir  à  la  politique  ,  —  peut-être  est-ce  le 
nom  de  quelque  fameux  proscrit ,  —  je  ne  veux  pas 
me  compromettre...  D'ailleurs,  nous  ne  partageons 
pas  peut-être  les  mêmes  opinions... 

—  Nullement,  monsieur,  ce  nom  n'a  rien  de  poli- 
tique, mais  j'ai  juré  sur  l'honneur  de  ne  pas  la  faire 
voir  sous  son  vrai  nom;  —  elle  est  ici  incognito, 
sous  l'incognito  le  plus  sévère;  —  peut-être  même 
en  ai-je  trop  dit...  Mais  avec  tout  le  monde,  — 
avec  les  gens  pour  qui  je  n'ai  pas  l'estime  que  vous 
m'inspirez,  —  je  ne  vais  pas  aussi  loin,  —  je  n'a- 
voue même  pas  que  c'est  une  tulipe ,  la  reine  des 
tulipes  ;  —  je  passe  devant  avec  indifférence  ,  — 
une  indifférence  jouée;  —  comprenez  bien,  —  je  la 
désigne  sous  le  nom  de  Rebecca ,  —  mais  ce  n'est 
pas  son  nom... 

Les  amateurs  partirent  et  moi  avec  eux,  mais  je 
retournai  le  lendemain,  et  je  lui  dis  : 

—  Mais,  enfin  ,  c'est  donc  un  mystère  bien  ter- 
rible? 

—  Vous  allez  en  juger  :  Cette  tulipe...  que  nous 
continuerons  à  appeler  Rebecca  ,  était  la  possession 
d'un  homme  qui  l'avait  payée  fort  cher,  —  surtout 
parce  que  ,  sachant  qu'il  y  en  avait  une  autre  en  Hol- 
lande, il  était  allé  l'acheter  et  l'avait  écrasée  sous 
les  pieds  pour  rendre  la  sienne  unique.  —  Tous  les 
ans,  elle  excitait  l'envie  des  nombreux  amateurs 
qui  vont  voir  sa  collection;  tous  les  ans,  il  avait 
soin  de  détruire  les  caïeux  qui  se  formaient  autour 
de  l'oignon  el  qui  auraient  pu  la  reproduire.  — 


—  Pour  moi,  monsieur,  je  n'ose  pas  vous  dire  tout 
ce  que  je  lui  avais  offert  pour  un  de  ces  ca'ieux  qu'il 
pile  tous  les  ans  dans  un  mortier...  ;  j'aurais  engagé 
mon  bien,  compromis  l'avenir  de  mes  enfants. 

Je  ne  regardais  plus  ma  collection,  —  mes  plus 
belles  tulipes  ne  pouvaient  me  consoler  de  ne  pas 
avoir  celle...  que  je  ne  dois  pas  nommer.  En  vain, 

—  mon  ami...  —  dois-je  appeler  ainsi  un  homme 
qui  me  laissait  dépérir  sans  pitié  ;  —  en  vain  mon 
ami  me  disait  :  Venez  la  voir  tant  que  vous  voudrez. 

—  J'y  allais,  — je  m'asseyais  devant  des  heures 
entières;  —  on  ne  me  laissait  jamais  seul  avec 
elle,  —  on  eût  craint  sans  doute  ma  passion.  En 
effet...  je  l'aurais  peut-être  volée,  — je  l'aurais 
peut-être  arrosée  d'une  substance  délétère  pour  la 
faire  périr;  —  au  moins  elle  n'aurait  plus  existé, — 
et  je  n'aurais  pas  eu  de  remords.  Quand  Gygès  tua 
Candaule  pour  avoir  sa  femme ,  —  tout  le  monde 
donna  tort  au  roi  Candaule  —  qui  avait  voulu  la 
faire  voir  à  Gygès  toute  nue,  sortant  du  bain. — On  n'a 
qu'à  ne  pas  montrer  la  tulipe.  —  J'arrivai  à  un  tel 
étal  de  désespoir,  —  qu'une  année  je  ne  plantai  pas 
mes  tulipes  ,  —  mes  chères  tulipes.  —  Mon  Jardinier 
eut  pitié  d'elles  et  peut-être  de  moi,  — et  le  rustre... 
je  le  lui  pardonne ,  —  car  il  les  a  sauvées ,  —  les 
planta  au  hasard  ,  —  dans  une  terre  vulgaire. 

—  Mais  enfin,  conmient  avez-vous  eu  cette  tulipe? 

—  Voilà  la  chose...  Je  n'ai  pas  tout  à  fait  imité 
Gygès,  quoique  mon  ami  ne  se  fût  pas  montré  plus 
délicat  que  Candaule  ;  —  mais  cependant  j'ai  fait 
un  crime...  J'ai  fait  voler  un  ca'ieu. —  Candaule  a 
un  neveu...  Ce  neveu,  qui  attend  tout  de  son  oncle, 
lequel  est  fort  riche,  l'aide  à  planter  et  à  déplanter 
ses  tulipes,  et  affecte  pour  ces  plantes  une  admira- 
tion qu'il  n'a  pas,  le  malheureux  !  mais  sans  laquelle 
son  oncle  ne  supporterait  pas  même  sa  présence.  — 
L'oncle  est  riche ,  mais  il  n'est  pas  d'avis  que  les 
jeunes  gens  aient  beaucoup  d'argent...  Le  neveu 
avait  contracté  une  dette  qui  le  tourmentait  beau- 
coup... Son  créancier  le  menaçait  de  faire  sa  récla- 
mation à  son  oncle.  —  Il  s'adressa  à  moi ,  et  me 
supplia  de  le  tirer  d'embarras.  Je  fus  cruel,  mon- 
sieur :  je  refusai  net.  —  Je  me  plus  à  lui  exagérer 
la  colère  où  serait  son  oncle  quand  il  aurait  appiis 
l'incartade.  Je  le  désespérai  bien,  —  puis  je  lui  dis  ; 
«Cependant,  si  tu  veux,  je  te  donnerai  l'argent 
dont  tu  as  besoin.  » 

—  Oh  !  s'écria-t-il,  —  vous  me  sauvez  la  vie. 

—  Oui,  mais  à  une  condition. 

—  A  mille,  si  vous  voulez. 

—  Non  ;  une  seule.  —  Tu  me  donneras  un  caïeu 
de la  tulipe  en  question. 

Il  recula  d'horreur  à  cette  proposition.  —  Mon 
oncle  me  chassera,  —  s'écria-t-il,  —  me  chas.sera 
et  me  déshéritera. 


HISTOIRE  v^:kitable  dune  tutipë. 


89 


—  Oui ,  mais  il  ne  le  saura  pas,  —  tandis  qu'il 
saura  certainement  que  tu  as  fait  des  dettes. 

—  Mais  s'il  le  savait  jamais  ! 

—  A  moins  que  tu  ne  le  lui  dises... 

—  Mais  vous... 

Enfin,  je  pressai,  j'effrayai  le  malheureux  jeune 
homme  ;  il  promit  de  me  donner  un  caïeu  quand 
on  déplanterait  les  tulipes,  —  mais  il  exigea  mon 
serment  sur  l'honneur  de  ne  jamais  nommer...  celle 
que  j'appelle  Rebecca,  à  personne, — et  de  lui  don- 
ner un  autre  nom  —  jusqu'à  la  mort  de  son  oncle. 

En  échange  de  sa  promesse,  je  lui  donnai  l'argent 
dont  il  avait  besoin.  Depuis,  nous  avons  tenu  tous 
deus.  nos  serments;  j'ai  eu  la  tulipe  et  je  ne  l'ai 
nommée  à  personne  ;  —  la  première  fois  qu'elle  a 
fleuri  ici,  —  chez  moi,  —  étant  à  moi,  —  l'oncle 
est  venu  voir  mes  tulipes.  —  C'est  une  politesse 
qu'on  échange, comme  vous  savez,  entre  amateurs; 
—  il  l'a  regardée  et  a  pâli.  —  Comment  appelez- 
vous  ceci  ?  m'a-t-il  dit  d'une  voix  altérée. 

Ah!  monsieur,  je  pouvais  lui  rendre  tout  ce  qu'd 
m'avait  fait  souffrir  1  —  Je  pouvais  lui  dire...  le 
nom  que  vous  ne  savez  pas...  Je  me  suis  rappelé 
ma  promesse ,  ma  promesse  sur  l'honneur ,  et  le 
neveu  était  là  ,  il  me  regardait  avec  angoisse,  —  et 
j'ai  dit  :  Rebecca. 

Cependant  il  trouvait  bien  quelques  ressem- 
blances avec  sa  tulipe;  —  aussi  il  est  reslé  préoc- 
cupé, —  il  a  beaucoup  loué  le  reste  de  ma  collec- 
tion, et  n'a  rien  dit  de  celle  qui  est  la  perle  et  le 
diamant  de  ma  collection.  —  Il  est  revenu  le  len- 
demain, —  puis  le  surlendemain, —  puis  tous  les 
jours  tant  qu'elle  a  élé  en  fleurs,  —  puis  il  a  réussi 
à  se  tromper  lui-même;  —  il  a  cru  voir  entre  Re- 
becca et...  l'autre...  des  différences  imaginaires. 
Alors  seulement  il  a  dit  :  Elle  ressemble  un  peu 
à vous  savez. 

Eh  bien  !  monsieur, — j'ai  aujourd'hui  la  tulipe 


que  j'ai  tant  désirée,  —  et  je  ne  suis  pas  heureux. 

—  A  quoi  cela  me  sert-il,  puisque  je  ne  puis  le  dire 
à  personne!  —  Quelques  amateurs,  —  forts, — 
la  reconnaissent  à  peu  près  ;  mais  je  suis  forcé  de 
nier,  —  et  je  n'en  rencontre  pas  un  assez  sûr  de 
lui  pour  me  dire  ;  —  Vous  êtes  un  menteur.  —  Je 
souffre  tous  les  jours  d'affreux  tourments  ;  —  j'en- 
tends ici  faire  l'éloge  de  la  tulipe  que  j'ai  comme 
lui..  — Quand  je  suis  seul,  je  m'en  régale,  je  l'ap- 
pelle de  son  vrai  nom  ,  auquel  je  joins  les  épithètes 
les  plus  tendres  et  les  plus  magnifiques.  —  L'autre 
jour,  j'ai  eu  un  peu  de  plaisir;  — je  l'ai  prononcé 
ce  nom  ,  —  ce  nom  mystérieux  ,  —  tout  haut  à  un 
homme.  —  Mais  je  n'ai  pas  manqué  à  mon  ser- 
ment; —  cet  homme  est  sourd  à  ne  pas  entendre  lo 
canon. 

Eh  bien  ,  cela  m'a  un  peu  soulagé,  —  mais  c'est 
incomplet.  — On  ne  sait  pas  que  je  l'ai — elle... 
tenez...  ayez  pitié  de  moi,  —  mon  serment  me 
pèse, — jarez-moisur  l'honneur,  à  votre  tour,  de  ne 
pas  répéter  ce  que  je  vais  vous  dire...  Je  vofis  dirai 
alors  son  vrai  nom ,  —  le  vrai  nom  de  Rebecca ,  de 
cette  reine  déguisée  en  griselte.  —  Votre  serment  à 
vous  ne  sera  pas  difficile  à  tenir  ; — vous  n'aurez  pas  à 
lutter  comme  moi,  —  monsieur,  c'est  affreux,  mais 
je  désire  que  cet  homme,  que  ce  Candaule  soit  mort, 

—  pour  dire  tout  haut  que  j'ai  ..  Tenez,  faites  moi 
le  serment  que  je  ^ous  demande.  —  J'eus  pitié  de 
lui  et  je  lui  promis  solennellement  de  ne  pas  répéter 
le  nom  de  la  fameuse  tulipe. 

Alors  avec  une  expression  d'orgueil  intraduisible, 

—  il  toucha  la  plante  de  sa  baguette ,  —  et  me  dit  : 
Voici... 

Mais,  à  mon  tour,  je  suis  engagé  par  un  serment, 

—  je  ne  puis  dire  le  nom  qu'il  fut  si  heureux  de 
prononcer. 

Croyez-vous  qu'on  invente  ces  choses-là? 

Alphonse  KARR. 


LES  EAUX  DE   BADE. 


Nous  empruntons  l'article  suivant  au  magnifique  volume-keepseak  que  vient 
de  faire  paraître  l'éditeur  Ernest  Bovrdin  sous  le  titre  de  I'Été  a.  Bade.  Ce 
splendide  volume,  illustré  d'une  vingtaine  de  vignettes  sur  acier  et  d'une  foule 
de  vignettes  sur  bois,  est  le  plus  beau  livre  publié  par  la  librairie  parisienne. 

Quant  au  texte  de  ce  volume  il  est  dil  à  la  plume  d'EoGÈNE  Guinot.  L'édi- 
teur ne  pouvait  mieux  choisir  que  le  spirituel  chroniqueur  du  journal  le  Siècle. 


La  saison  de  Bade  com- 
mence au  mois  de  mai  ; 
l'ouverture  officielle  se 
fait  vers  la  fin  du  prin- 
temps, et  dès  celte  époque  le  beau  monde  arrive  au 
rendez-vous ,  d'abord  peu  à  peu,  un  à  un,  deux  par 
deux  ;  puis  les  rangs  se  serrent,  l'affluence  augmente 
graduellement,  la  foule  devient'de  jour  en  jour  plus 
nombreuse  et  plus  brillante.  Ceux  qui ,  venus  les 
premiers,  ont  fait  de  lointaines  excursions  dans  la 
Forêt-Noire  et  dans  les  provinces  du  grand-duché 
qui  avoisinent  le  Rhin,  la  Suisseet  le  Wurtemberg, 
trouvent  au  retour  la  ville  envahie  par  une  armée 


splendide  à  laquelle  toutes  les  nations  de  l'Europe 
ont  fourni  leur  contingent  d'élite.  Bade  se  présente 
alors  sous  un  nouvel  aspect  :  après  l'avoir  surprise 
dans  ses  préparatifs  de  fêtes,  on  la  revoit  dans  tout 
l'éclat  de  sa  parure  ,  dans  toute  la  vivacité  de  sa 
joyeuse  animation. 

Voulez-vous  savoir  quels  hôtes  nouveaux  la  ville 
a  reçus  pendant  votre  absence  ?  Voici  la  liste  des 
étrangers  que  le  Badeblatt  vous  donne  avec  une  ré- 
gularité minutieuse. 

Le  Badeblatt  est  la  gazette  de  Bade  ;  mais  que  ce 
titre  de  gazelle  ne  vous  effraie  pas;  vous  ne  trou- 
verez dans  cette  feuille  ni  politique  ,  ni  critique ,  ni 


LES  EAUX  DE  BADE. 


91 


rien  de  ce  qui  verse  le  trouble  et  l'ennui  dans  l'es- 
prit du  lecteur.  Journal  modèle,  le  Badeblatt  ne  dit 
rien  de  trop;  il  n'a  aucune  prétention  aux  vues  pro- 
fondes, il  ne  court  pas  après  l'esprit,  il  ne  se  pique 
pas  de  pénétrer  les  secrets  diplomatiques  et  de  re- 
cevoir les  confidences  de  M.  de  Metternich.  Simple 
dans  sa  rédaction,  commode  dans  son  format,  il 
oITre  chaque  jour  sur  ses  feuillets  in-octavo  une  pré- 
cieuse collection  d'annonces  et  d'avis  divers ,  le 
programme  des  fêtes  de  la  semaine ,  l'adresse  des 
principaux  marchands,  le  détail  des  nouveautés  ré- 
cemment expédiées  de  Paris;  en  un  mot,  il  contient 
tout  ce  qui  peut  intéresser  le  public.  Mais  ce  qui 
fait  surtout  le  mérite  et  la  fortune  de  cette  excel- 
lente gazette ,  c'est  qu'elle  donne  régulièrement 
chaque  jour  la  liste  des  étrangers  à  mesure  qu'ils 
arrivent  à  Bade. 

On  trouve  partout  des  journaux  du  matin  et  des 
journaux  du  soir  :  le  Badeblatt  est  dans  le  monde 
entier  le  seul  journal  qui  paraisse  à  cinq  heures  de 
l'après-midi.  Le  moment  est  bien  choisi  :  à  cinq 
heures  Bade  se  met  à  table  pour  diner,  et  dès  que 
le  potage  est  servi ,  on  voit  entrer  dans  la  salle  à 
manger  uiï  porteur  du  Badeblatt  qui  distribue  aux 
convives  les  exemplaires  humides  du  journal  au  prix 
modique  de  six  kreulzer  le  numéro.  Chacun  s'em- 
presse de  lire  les  premières  pages,  où  sont  inscrits 
les  étrangers  arrivés  la  veille  au  soir  et  le  matin; 
vous  les  trouvez  rangés  en  bon  ordre  sous  l'enseigne 
des  hôtels  qui  les  ont  logés,  de  sorte  qu'en  lisant 
leurs  noms  vous  apprenez  en  même  temps  leur  de- 
meure ,  et  vous  voyez  dans  quelle  proportion  les 
nouveaux  venus  se  sont  répartis  entre  l'hôtel  d'.An- 
gleterre,  l'hôtel  de  Russie,  la  Cour-de-Bade,  l'hôtel 
d'Europe,  les  Trois-Rois,  l'hôtel  de  Darmstadt,  la 
Fleur,  l'hôtel  de  France,  l'Esprit,  la  Licorne,  l'hôtel 
de  Hollande,  le  Cerf,  la  Couronne,  le  Rhin,  la  Ville- 
de-Bade,  le  Chevalier-d'Or,  la  Montagne- V^erte,  la 
Rose,  le  Soleil,  le  Saumon,  la  Ville-de-Strasbourg, 
la  Cour  de  Zsehringen.  Puis  vient  l'indication  des 
maisons  particulières  qui  ont  reçu  quelques  hôtes 
nouveaiix.  Deux  fois  par  semaine ,  ces  listes  quoti- 
diennes sont  ajoutées  à  la  liste  générale  que  publie 
le  Badeblatt  ;  ainsi  se  forme  chaque  année  le  tableau 
complet  des  visiteurs  qui  ont  embelli  et  Iwnoré 
Bnde  de  leur  présence. 

Tout  ce  que  l'Europe  a  compté  de  personnages 
éminenls ,  distingués  et  considérables  dans  noire 
siècle,  s'est  inscrit  sur  ce  tableau.  Ces  listes,  curieu- 
sement rassemblées,  sont  le  ILvre  d'or  de  l'aristo- 
cratie contemporaine.  Sur  leurs  colonnes  serrées  figu- 
rent les  noms  les  plus  sonores  et  les  plus  éclatants. 
La  royauté,  la  haute  noblesse,  l'opulence,  le  talent, 
la  beauté,  tout  est  là.  Ce  sont  à  chaque  page  des 
noms  environnés  d'une  resplendissante  auréole,  cou- 
ronnés de  diamants,  de  lauriers  ou  de  fleurs,  illus- 


trés par  la  naissance,  les  grandes  actions,  le  génie 
ou  les  grâces.  Rien  n'y  manque  de  ce  qui  fait  la 
gloire  et  l'ornement  du  monde.  Les  souverains  et  les 
princes,  les  grands  seigneurs  et  les  grands  capitai- 
nes, les  millionnaires  et  les  poètes,  les  dandies  et  les 
merveilleuses,  sont  \enus,  escortés  d'une  suite  nom- 
breuse et  amenant  la  foule  sur  leurs  pas.  Tous  ont 
fait  ce  pèlerinage  ordonné  par  la  mode ,  encouragé 
par  l'exemple  ,  récompensé  par  le  plaisir  ;  tous  ont 
voulu  goûter  les  délices  du  séjour  de  Bade,  parcou- 
rir ses  charmantes  promenades,  et  prendre  leur  part 
de  ses  fêtes  si  justement  célèbres. 

A  Bade ,  toutes  les  grandeurs  sont  modestes.  Les 
princes  veulent  qu'on  ignore  leur  rang,  ou  du  moins 
qu'on  ne  le  leur  rappelle  pas  ;  ils  suppriment  leurs 
litres;  ils  effacent  autant  que  possible  leur  majesté 
sous  le  voile  de  l'incognito.  Cet  exemple ,  plein  de 
bon  goût,  donné  par  de  grands  personnages,  est  de- 
venu une  règle  générale  qui  s'applique  à  toutes  les 
magnificences  de  Bade.  La  pompe  des  choses  se  dis- 
simule sous  la  simplicité  des  noms,  .\insi ,  l'on  est 
convenu  de  nommer  tout  simplement  Maif^on  de  con- 
versation le  palais  des  plaisirs  et  des  fêtes  de  Bade. 
Jadis,  il  est  vrai,  ce  n'était  qu'une  maison  étroite  et 
mal  distribuée,  avec  des  salons  peints  à  la  détrempe 
et  bourgeoisement  meublés; —  mais  M.  Benazetest 
venu,  et  d'un  coup  de  baguette  il  a  transformé  la 
maison  en  palais  somptueux ,  plein  de  luxe  ,  de  ri- 
chesse et  de  splendeur.  La  féerie  des  arts  et  de  l'élé- 
gance a  répandu  ses  merveilles  sur  celte  demeure. 
Le  pinceau  de  Ciceri  a  décoré  les  appartements  de 
ce  temple  consacré  à  tous  les  plaisirs  qui  charment 
les  yeux,  l'esprit  et  les  sens.  Rien  n'est  plus  impo- 
sant que  l'aspect  de  la  grande  salle  resplendissante 
de  dorures  et  remarquable  par  le  noble  style  de  son 
architecture  et  de  sa  décoration.  Deux  antres  salons, 
meublés  avec  un  luxe  royal  dans  le  goût  des  deux 
derniers  siècles,  sont  réservés  aux  fêtes  particulières. 
Puis  s'ouvre  devant  vous  une  ravissante  galerie, 
fraîche,  riante  et  printanière.  C'est  un  salon  tout  de 
fleurs  :  le  plafond  est  émailié  de  roses  et  de  violettes  : 
les  marguerites,  les  œillets,  les  camélias,  se  grou- 
pent en  bouquets  et  courent  en  guirlandes  sur  les 
lambris  ;  des  festons  de  fleurs  encadrent  les  croisées, 
les  portes  et  les  glaces.  .\ux  deux  extrémités  de  la 
galerie,  des  caisses  d'orangers,  de  grenadiers  et  de 
lauriers-roses,  complètent  le  prestige.  Là  ,  trois  fois 
par  semaine ,  on  danse  et  Ion  fait  de  la  musique  en 
petit  comité ,  composé  de  deux  ou  trois  cents  per- 
sonnes tout  au  plus.  Le  samedi  est  réservé  aux 
grands  bals,  et,  ce  soir-là,  tout  ce  que  Bade  compte 
d'étrangers  inonde  les  vastes  salons  du  palais. 

Comment  dépeindre  ces  fêtes,  leur  luxe  éblouis- 
sant ,  l'admirable  composition  d'une  société  formée 
de  toutes  les  aristocraties  de  l'Europe,  véritable 
congrès  où  la  France,  la  Russie,  l'Allemagne,  l'An- 


92  REVUK  PITTORESQUE 

glelerre,  l'Italie,  l'Espagne,  envoienl  leurs  représen- 
tants les  plus  distingués,  leurs  femmes  les  plus  belles 
et  les  plus  gracieuses? 

Et  où  trouverait-on  pour  de  pareilles  fêles  un 
plus  digne  et  plus  magnifique  ordonnateur  que 
M.  Benazet  ? —  M.  Benazet  n'est  pas  seulement  un 
homme  riche  et  considérable,  un  grand  propriétaire 
élevé  par  l'iionoiable  suffrage  de  ses  concitoyens  au 
rang  de  colonel  dans  la  garde  nationale  du  dépar- 
tement de  la  Seine;  mais  encore,  et  ce  qui  vaut 
mieux  ,  il  se  recommande  par  la  hauteur  de  son  in- 
telligence, la  délicatesse  de  son  esprit  et  la  noblesse 
de  ses  manières.  Formé  à  l'école  des  hommes  émi- 
nenls  qui  occupèrent  le  pouvoir  pendant  la  restau- 
ration; camarade  des  Mariignac,  des  Peyronnet  et 
de  toute  la  brillante  jeunesse  de  son  temps,  lié  avec 
toutes  les  illustrations  de  notre  époque,  habitué  à 
vivre  parmi  tout  ce  que  la  société  parisienne  compte 
de  plus  distingué  et  à  recevoir  le  plus  beau  monde, 
l'hiver,  dans  son  délicieux  hôtel  de  Paris,  M.  Bena- 
zet, véritable  grand  seigneur  dans  toute  l'acception 
du  titre,  pouvait  mieux  que  personne  s'entendre 
avec  la  haute  aristocratie  qui  fréquente  les  eaux  de 
Bade. 

Dans  le  vaste  et  noble  édifice  dont  les  apparte- 
ments de  la  conversation  se  partagent  le  centre,  l'aile 
droite  est  occupée  par  un  magnifique  restaurant; 
l'aile  gauche,  par  une  librairie,  un  salon  de  lecture 
et  un  théâtre.  Le  restaurant,  que  dans  le  langage 
de  Bade  on  nomme  la  restauration,  est  sans  contre- 
dit le  plus  bel  établissement  gastronomique  de  l'uni- 
vers. Deux  cents  convives  peuvent  tenir  à  l'aise 
dans  cette  salle  immense  et  somptueuse,  où  de  riches 
arabesques  encadrent  les  riantes  peintures  de  Ciceri. 
Au  fond,  une  sorte  d'estrade,  où  l'on  monte  par  un 
double  escalier,  forme  un  petit  salon  qui  domine  la 
salle  principale  et  qui  est  réservé  aux  dîners  parti- 
culiers. A  la  table  d'hôte  de  la  restauration,  la  pre- 
mière de  Bade,  le  dîner,  servi  avec  un  luxe  ,  une 
recherche  et  une  abondance  incomparables,  ne 
coûte  que  quatre  francs ,  non  compris  le  vin.  Dans 
les  meilleurs  hôtels,  le  prix  du  dîner ,  toujours  très- 
confortable  ,  est  de  trois  francs,  et  ce  prix  diminue 
encore  dans  les  hôtelleries  d'un  ordre  inférieur. 
Partout  le  repas  est  égayé  par  des  symphonies  exé- 
cutées à  grand  orchestre.  Une  légion  de  musiciens 
s'empare  de  Bade  pendant  toute  la  saison ,  et  ac- 
compagne sur  des  airs  variés  les  différents  épisodes 
de  cette  fête  perpétuelle. 

A  gauche  du  péristyle,  qui  sert  d'entrée  au  palais, 
se  trouve  la  galerie  littéraire  de  M.  Marx,  offrant 
aux  regards  des  amateurs  une  superbe  collection  de 
gravures,  de  dessins  et  de  caricatures,  œuvres  ar- 
tistiques et  railleuses  de  la  France,  de  l'Angleterre 
et  de  l'Allemagne.  Les  demoiselles  Marx  font,  avec 
beaucoup  de  bonne  grâce ,  les  honneurs  de  la  li- 


brairie, où  l'on  trouve  tous  les  ouvrages  nouveaux 
contrefaits  par  les  Belges,  ces  abominables  pirates, 
qui,  stériles  à  produire,  incapables  d'écrire,  et  dé- 
pourvus de  toute  imagination,  vivent  sur  l'esprit 
d'aulrui,  détroussent  la  pensée  voyageuse  et  copient 
frauduleusement  les  œuvres  de  leurs  voisins.  —  Le 
cabinet  de  lecture  étale  sur  les  tables  les  princi|)aux 
journaux  de  toutes  les  nations,  sans  excepter  ceux 
qui  se  signalent  par  la  vivacité  de  leur  couleur  dé- 
mocratique. Le  grand-duché  de  Bade  est  un  pays 
d'intelligente  liberté,  ouvert  à  toutes  les  manifesta 
lions  de  la  pensée,  accessible  à  toutes  les  opinions 
politiques. 

Quant  au  théâtre ,  on  y  va  peu.  Bade  offre  tant 
d'autres  distractions,  que  la  salle  de  spectacle,  tout 
étroite  qu'elle  est,  se  trouve  encore  trop  vaste  pour 
le  petit  nombre  de  curieux  que  la  fortune  lui  amène. 
Cependant,  et  malgré  le  peu  de  faveur  dont  jouit 
l'art  dramatique  à  Bade,  une  troupe  de  comédiens 
allemands  fait  un  service  régulier  pendant  toute  la 
saison  ,  et  de  temps  en  temps  des  acteurs  français, 
venant  de  Paris  ou  de  Strasbourg,  donnent  des  re- 
])résenta lions  qui  réussissent  quelquefois  à  désarmer 
le  dédain  et  à  vaincre  l'indolence  du  public. 

Chaque  jour  a  ses  plaisirs  distribués  de  façon  à 
éviter  également  le  vide  et  la  satiété  ;  chaque  in- 
stant de  la  journée  a  son  emploi,  et  les  heures  n'ont 
que  le  tort  de  s'envoler  trop  vite.  Le  matin  est  con- 
sacré aux  promenades  dans  les  environs  de  Bade, 
et  le  pays  est  si  fertile  en  sites  pittoresques,  si  bien 
meublé  de  ruines  romantiques,  si  admirablement 
décoré  de  fiers  châteaux,  de  vertes  collines,  de  gra- 
cieux ermitages,  de  sombres  forêts,  de  torrents  écu- 
meux  et  de  fraîches  cascades,  que  la  saison  tout  en- 
tière ne  suffirait  pas  à  épuiser  la  féconde  variété  de 
ces  excursions  journalières.  Dans  l'après-midi ,  les 
flâneurs  se  rendent  dans  l'allée  des  boutiques  qui 
traverse  le  parc  et  monte  au  palais  de  la  Conversa- 
tion. 

Un  ombrage  épais  protège  les  promeneurs  contre 
les  ardents  rayons  du  soleil.  Des  deux  côtés  de  l'al- 
lée de  simples  baraques  foraines,  construites  en 
bois ,  offrent  aux  chalands  des  marchandises  de 
toutes  sortes.  C'est  un  bazar  universel.  Les  mar- 
chands portent  le  costume  de  leur  pays.  L'indus- 
trieux mécanicien  de  la  Forêt-Noire  vend  ses  hor- 
loges de  bois  ;  le  Tyrolien  tient  un  assortiment 
complet  d'objets  en  peau  de  chamois;  le  Hongrois 
débite  de  la  toile ,  le  Bohémien  étale  ses  riches  cris- 
taux dont  les  milles  facettes  et  les  vives  couleurs  ont 
l'éclat  du  diamant,  des  rubis,  de  la  topaze  et  de 
l'émeraude;  un  marchand  de  cannes,  à  la  fois  ar- 
tiste et  négociant,  établit  son  atelier  en  plein  air, 
et  là,  sans  être  disirait  par  la  curiosité  des  passants , 
il  sculpte  au  bout  de  ses  bâtons ,  avec  un  simple 
couteau,  de  charmantes  ou  de  grotesques  figures  ;  si 


LES  EAUX  DE  BADE. 


9:i 


vous  voulez  poser,  il  fera  votre  busle  en  pomme  de 
canne.  Les  marchands  de  gravures,  de  soieries,  de 
quincailleries  parisiennes  et  de  cigares  de  la  Havane 
complètent  le  bazar.  Devant  les  boutiques,  de 
grandes  tables  rondes,  recouvertes  d'un  tapis  et 
entourées  de  sièges,  invitent  les  promeneurs  au  re- 
pos ;  on  se  rencontre  j  on  s'asseoit  et  on  cause.  A 


l'c\trémité  de  l'allée ,  devant  un  magasm  de  vieux 
tableaux ,  est  une  petite  table  garnie  d'un  échi- 
quier; les  amateurs  font  cercle  autour  de  deux  par- 
tenaires plongés  dans  leurs  méditations  stratégi- 
ques. 

L'espace  qui  s'étend  devant  le  palais  de  la  Con- 
versation, et  qu'on  appelle  la  Terrasse,  partage  avec 


l'allée  de  Lichtenlhal  les  honneurs  de  la  promenade 
du  soir.  Dès  quatre  heures  de  l'après-midi ,  un  or- 
chestre, placé  dans  un  pavillon  voisin  du  palais, 
jette  aux  échos  du  parc  ses  vibrantes  symphonies. 
Après  le  diner,  la  foule  envahit  les  tables  placées 
devant  le  café  de  la  Restauration;  la  Terrasse  se 
couvre  de  promeneurs;  les  curieux  cherchent  et  se 
montrent  les  hôtes  illustres  de  Bade,  les  princes,  les 
hommes  célèbres  ,  les  grandes  dames  et  les  beautés 
en  renom. 

N'allez  pas  croire  cependant  que  la  société  de 
Bade  soit  uniquement  composée  de  princes  et  de 
grands  personnages.  L'hospitalité  de  cette  aimable 
résidence  admet  dans  son  sein  toutes  les  conditions 
du  rang  et  de  la  fortune  ;  les  visiteurs  les  plus  mo- 
destes sont  accueillis  et  traités  comme  les  plus  bril- 
lants. Là  comme  partout  se  glissent  aussi  quelques 
chercheurs  d'aventures ,  quelques-uns  de  ces  auda- 
cieux intrigants  qui  suivent  le  beau  monde  à  la  piste. 
El  comment  voudricz-vous  que  Bade  fût  inacces- 


sible au  fléau  que  subissent  toutes  les  grandes 
villes,  toutes  les  capitales  de  l'Europe,  où  ces  oiseaux 
de  proie  pénètrent  sous  un  plumage  d'emprunt  dans 
les  salons  les  plus  élégants  et  les  plus  nobles?  Mais 
s'il  est  difficile  de  les  arrêter  au  passage  et  de  les 
empêcher  d'entrer ,  on  sait  du  moins  déjouer  leurs 
projets  hostiles.  Une  active  surveillance  plane  sans 
cesse  sur  le  paisible  séjour  de  Bade.  L'ordre  le  plus 
parfait  règne  dans  celte  foule  mobile,  et  jamais  le 
moindre  trouble  ne  vient  rider  la  surface  polie  d'une 
société  composée  de  tant  d'éléments  divers.  Si  par 
hasard  une  vois  bruyante,  une  querelle,  une  imper- 
tinence, vient  rompre  l'harmonie  générale,  la  ré- 
pression est  aussi  prompte  à  surgir  que  la  vigilance 
est  habile  à  se  dissimuler.  Une  Ggure  suspecte,  une 
allure  équivoque,  ne  sont  pas  plutôt  signalées, 
qu'aussitôt  le  pouvoir  absolu,  vêtu  de  noir  et  ganlé 
de  blanc,  prend  à  part  le  trouble-féte  et  lui  dit  :  — 
0  Monsieur,  vous  n'êtes  pas  ici  à  votre  place.  — 
Madame,  l'air  de  Bade  ne  vous  vaut  rien.  »  Si  la 


94 


lŒVLE  l'IÏTUKESnUE. 


personne  à  qui  ces  puroles  s'adressent  leint  de  ne 
pas  les  comprendre,  on  ajoute  :  «  Vous  quitterez 
Bade  aujourd  hui  même,  et  dans  vingt-quatre  heures 
vous  serez  hors  des  frontières  du  grand-duché.  » 

Il  n'y  a  pas  à  répliquer  ;  il  faut  obéir  sans  hési- 
ter, à  moins  qu'on  ne  préfère  voyager  sous  bonne 
escorte.  C'est  de  l'arbiiraire,  si  vous  voulez;  mais 
tous  les  honnêtes  gens  applaudiront  à  celte  heu- 
reuse et  tutélaire  tyrannie  qui  se  manifeste  seule- 
ment pour  le  maintien  de  l'ordre,  le  triomphe  de  la 
morale  et  la  sécurité  des  plaisirs. 

Pendant  la  journée,  point  d'étiquette  dans  le  cos- 
tume, on  s'habille  sans  façon  et  légèrement;  les 
dandies  les  plus  fringants  portent  des  habits  de  toile, 
des  redingotes  de  coutil  rayé,  et  se  coiflent  d'un 
chapeau  de  paille  ou  d'une  casquette.  A  l'heure  du 
diner,  la  tenue  prend  un  caractère  plus  grave,  et  le 
soir  la  toilette  déploie  toutes  ses  recherches  mer- 
veilleuses. Cependant,  aux  petites  soirées  dessalons 
de  la  Conversation ,  les  hommes  sont  admis  en  re- 
dingote. Les  femmes  élégantes  trouvent  à  Bade, 
comme  partout ,  l'occasion  de  faire  trois  ou  quatre 
toilettes  par  jour,  depuis  le  négligé  du  matin  jus- 
qu'à la  grande  parure  du  bal.  L'hiver  à  Paris,  à 
Saint-Pétersbourg,  à  Vienne,  à  Londres,  n'offre  rien 
de  comparable  aux  bals  du  palais  de  la  Conversa- 
tion. Nulle  part  on  ne  trouverait  une  pareille  réu- 
nion, nulle  part  ce  luxe,  cet  éclat,  cet  admirable  as- 
semblage de  grandeurs  et  de  dignités,  nulle  part  ce 
bouquet  composé  des  lleurs  de  tous  les  climats,  des 
attraits  de  tous  les  pays.  Oii  rencontreriez- vous  ce 
piquant  mélange  qui  vous  montre ,  à  la  même  con- 
tredanse, une  princesse  souveraine  et  un  simple 
gentleman,  un  prince  héréditaire  et  la  femme  d'un 
banquier  ,  et  à  la  même  table  de  whist  les  quatre 
places  occupées  par  les  quatre  parties  du  monde? 

Aimez-vous  la  musique  ?  les  concerts  ne  vous 
manqueront  pas.  Il  est  rare  que  l'attrait  de  ces  fêtes 
ne  soit  pas  éveillé  par  un  nom  célèbre.  Tous  les 
grands  artistes  sont  venus  et  viennent  tour  à  tour 
contribuer  aux  délices  de  l'été  à  Bade.  Le  livre  d'or 
a  inscrit  sur  ses  feuillets  les  noms  de  Paganini , 
Thaiberg,  Bériot,  Liszt,  Ole  Bull,  Panofka  ,  Vivier, 
Batta,  madame  Pleyel  ;  toutes  les  illustrations  in- 
strumentales s'y  rencontrent  avec  toutes  les  gloires 
du  chant  :  Rubini,  Lablache  ,  Nourrit,  Mario,  mes- 
dames Catalani,  Malibran,  Pasta,  Viardot-Garcia , 
Damoreau,  et  tant  d'autres  dont  la  nomenclature  se- 
rait trop  longue.  Parmi  les  mélodieuses  solennités 
qui  ont  eu  lieu  dans  ces  derniers  temps,  le  Stabat  de 
Rossini  a  été  exécuté  avec  un  éclat  et  un  succès  dont 
la  chronique  des  eaux  de  Bade  garde  le  souvenir. 
Félicien  David  est  venu  ensuite  diriger  les  inter- 
prètes de  la  symphonie  3u  Désert.  Ce  sont  là  les 
grandes  fêtes  musicales.  — Souvent  aussi  des  ama- 
teurs distingués,  des  talents  aristocratiques  se  font 


entendre  en  petit  comité.  Des  barons  et  des  mar- 
quises, des  comtes  et  des  duchesses,  chantent  des 
barcaroles  italiennes,  des  chansonnettes  allemandes, 
des  sérénades  espagnoles,  des  airs  français  em- 
pruntés aux  charmants  opéras  d'Auber,  et  ces  déli- 
cieuses romances  de  Frédéric  Bérat,  fraîches  mélo- 
dies ,  ravissantes  compositions ,  empreintes  d'un 
sentiment  si  pur  ,  d'une  grâce  si  naïve,  d'une  origi- 
nalité si  saillante. 

On  peut  dire  avec  exactitude  que  Bade  donne  le 
ton  à  Paris.  C'est  un  congre  où  les  nobles  représen- 
tants de  tous  les  pays  discutent  les  hautes  questions 
qui  préoccupent  le  inonde  élégant  ;  c'est  un  gymnase 
où  s'essayent  et  se  préparent  les  innovations  à  la 
mode.  On  y  décide  dans  l'été  quelle  sera  la  danse  en 
vogue  l'hiver  suivant  à  Paris.  Ainsi ,  avant  d'être 
adoptées  par  les  coryphées  des  salons  parisiens,  la 
hongroise,  la  valse  à  deux  temps ,  la  polka,  la  ma- 
zurka, la  redovva,  ont  fait  leur  début  à  Bade. 

Quand  il  n'y  a  ni  bal  ni  concert,  on  se  réunit  pour 
causer,  et  c'est  alors  que  le  palais  de  la  Conversation 
justifie  complètement  son  litre.  Toute  parole  élégante 
et  courtoise  est  la  bienvenue  dans  l'entretien;  cha- 
cun y  parle  avec  le  génie  de  sa  nation;  mais,  pour 
ne  pas  tomber  dans  la  confusion  delà  tour  de  Babel, 
on  a,  d'un  commun  accord  ,  adopté  l'usage  de  la 
langue  française.  Ainsi  le  veulent  la  mode  et  le  bon 
goùl ,  et  c'est  là  un  hommage  dont  nous  avons  le 
droit  d'être  Gers.  La  langue  française  règne  souve- 
rainement dans  les  salons  aristocratiques  de  l'Eu- 
rope entière;  elle  préside  à  l'entente  cordiale  de 
toutes  les  intelligences.  Les  Allemands,  les  Anglais, 
les  Russes  surtout,  parlent  le  français  comme  le 
parle  Paris  au  faubourg  Saint-Germain,  à  la  Comé- 
die-Française et  à  l'Académie.  Le  plus  habile  obser- 
vateur, l'écouteur  le  plus  attentif,  distinguerait  diffi- 
cilement à  quel  pays  appartiennent  les  interlocuteurs; 
chacun  apporte  dans  la  causerie  son  tribut  d'esprit 
délicat ,  de  fine  plaisanterie  et  de  révélations  inté- 
ressantes, dans  le  récit  de  ces  véridiques  anecdotes 
qui  composent  l'histoire  des  eaux  de  Bade,  et  qui  ne 
sont  pas  moins  curieuses  que  les  anciennes  légendes 
de  la  contrée. 

Un  noble  seigneur  hongrois  ,  le  comte  Christian 
W...,  était  venu  passer  la  belle  saison  à  Bade  avec 
sa  fille  Hélène.  Belle,  gracieuse  ,  charmante,  et  de 
plus  héritière  unique  d'une  fortune  immense  que  lui 
avait  léguée  sa  mère ,  la  jeune  comtesse  se  trouva 
bientôt  environnée  d'une  cour  nombreuse.  Elle  avait 
des  adorateurs  de  toutes  sortes,  riches  et  pauvres, 
nobles  et  obscurs,  tendres  ou  passionnés  ,  gais  ou 
mélancoliques.  C'était  un  perpétuel  tournoi  dont 
elle  était  la  reine  et  où  les  prétendants  se  dispu- 
taient le  prix  de  l'adresse,  de  la  grâce  et  de  la  sé- 
duction. Des  qu'elle  montait  en  voiture,  dix  cavaliers 
étaient  en  selle,  \oltigeant  autour  de  sa  calèche.  Au 


LES  EAUX  DE  BADE. 


93 


bal ,  les  plus  élégants  danseurs  lui  étaient  dévoués 
sans  partage.  Il  n'y -avait  de  soins,  d'attentions  et 
de  soupirs  que  pour  elle,  ce  dont  quelques  belles 
dames,  françaises,  russes  et  anglaises,  étaient  par- 
ticulièrement mortifiées. 

Parmi  ces  solliciteurs  empressés,  Hélène  distingua 
le  plus  indigne.  Le  chevalier  Gaétan  M...  était,  il 
est  vrai ,  un  charmant  jeune  homme,  paie  et  frêle  , 
avec  de  beaux  yeux  bleus  et  de  longs  cheveux  noirs 
gracieusement  bouclés  ;  à  défaut  de  véritable  pas- 
sion, il  avait  l'éloquence  du  regard  et  de  la  parole  ; 
enfin,  il  s'habillait  avec  goût,  dansait  à  merveille  et 
chantait  comme  Rubini.  Mais  ,  malheureusement , 
ces  avantages  étaient  gâtés  par  de  graads  vices. 
Joueur,  débauché,  peu  scrupuleux,  le  chevalier 
Gaétan  avait  quitté  Naples,  sa  patrie  ,  à  la  suite  do 
quelques  aventures  fâcheuses  pour  sa  réputation. 

Le  comte,  après  avoir  pris  des  informations,  vou- 
lut, mais  trop  tard,  mettre  sa  fille  en  garde  contre 
un  amour  dangereux.  Hélène  n'écoula  ni  les  avis, 
ni  les  prières,  ni  les  ordres  de  son  père.  Celui  qu'on 
essayait  de  perdre  dans  son  esprit  était  déjà  maitre 
de  son  cœur,  et  elle  refusait  obstinément  de  croire 
aux  mauvais  antécédents  du  jeune  Italien. 

Si  Gaétan  avait  eu  afl'aire  à  un  père  sans  énergie, 
peut-éire  fùt-il  devenu  l'heureux  époux  de  la  jeune 
comtesse  et  le  paisible  possesseur  de  l'immense  for- 
lune  dont  il  était  surtout  éperdùment  amoureux.  Mais 
le  comte  savait  obtenir  de  gré  ou  de  force  le  triomphe 
de  sa  volonté.  C'était  un  vieux  lion  puissant  et  ter- 
rible ;  il  avait  conservé  toute  la  vigueur  de  la  jeu- 
nesse et  toute  la  rude  fermeté  d'un  caractère  in- 
domptable, que  la  tendresse  paternelle  pouvait  seule 
adoucir.  Opiniâtre  dans  ses  résolutions,  brutal  dans 
ses  procédés  ,  il  cherchait  le  moyen  de  mettre  hors 
de  combat  ce  damoiseau  qui  osait  prétendre  à  de- 
venir son  gendre  malgré  lui,  lorsque  le  hasard  lit 
tomber  entre  ces  mains  une  lettre  que  Gaétan  écri- 
vait à  Hélène.  Le  chevalier,  impatient  d'arriver  au 
comble  de  ses  vœux,  proposait  tout  simplement  à  la 
jeune  comtesse  de  l'enlever,  et  lui  demandait  un 
rendez-vous  chez  elle,  à  l'heure  où  le  comte  avait 
l'habitude  de  sortir  pour  aller  faire  sa  partie  de  whist, 
avec  quelques  gentilhommes  de  sa  connaissance, 
dans  le  salon  du  palais  de  la  Conversation. 

Une  rose  à  la  ceinture  d'Hélène  devait  être  le 
signe  d'un  consentement. 

La  jeune  fille  n'avait  pas  lu  le  billet  adroitement 
intercepté. 

—  Mettez  celte  fleur  à  votre  ceinture  ,  lui  dit  le 
comte  en  lui  présentant  une  rose  ,  et  venez  avec 
moi. 

Hélèneobéit  ensouriant  et  prit  le  bras  de  son  père; 
à  la  promenade,  ils  rencontrèrent  Gaétan,  qui, 
voyant  la  fleur,  fui  tout  joyeux.  Puis  le  comte  con- 
duisit sa  fille  chez  des  personnes  de  leurs  amis ,'  et 


lui  ordonna  d'attendre  qu'il  vint  la  chercher.  Cela 
fait,  il  rentra  dans  la  petite  maison  qu'il  habitait  a 
l'extrémité  de  Bade,  sur  le  chemin  de  Lichlcnlhal. 
Il  avait  congédié  ses  domestiques,  et  il  était  seul. 

A  l'heure  convenue,  Gaétan  arrive  au  rendez- 
vous,  franchit  lestement  le  mur  du  jardin,  et,  trou- 
vant la  porte  de  la  maison  fermée ,  entre  par  une 
fenêtre  du  rez-de-chaussée;  puis  il  monte  l'escalier, 
et,  plein  d'une  douce  émotion,  il  se  dirige  vers  l'ap- 
partcment  d'Hélène.  Mais  là,  au  lieu  de  la  fille,  il 
trouve  le  père  armé  de  deux  pistolets. 

Le  comte  ferme  la  porte  et  dit  au  pauvre  Gaétan, 
muet  de  stupeur  et  tremblant  d'effroi  : 

—  Je  puis  vous  tuer,  j'en  ai  le  droit.  Vous  entrez 
chez  moi  de  nuit  et  avec  escalade;  je  vous  traite 
comme  un  malfaiteur,  rien  de  plus  naturel. 

—  Mais,  monsieur,  répond  Gaétan  d'une  voix 
presque  éteinte,  je  ne  suis  pas  un  voleur,.. 

—  El  qu'ètes-vous  donc?  Vous  venez  me  voler 
ma  fille,  voler  une  héritière,  voler  une  fortune! 
Voici  votre  lettre  qui  m'a  dévoilé  vos  criminelles  in- 
tenlions.  Je  serai  sans  pitié.  Mais  pour  vous  tuer,  je 
n'avais  pas  besoin  de  ce  guet-apens;  vous  savez  ce 
que  vaut  mon  bras;  un  duel  aurait  pu  depuis  long- 
temps me  faire  justice  de  vous.  Je  n'ai  pas  voulu  de 
duel,  pour  éviter  le  scandale;  et  en  ce  moment  je 
n'emploierai  le  meurtre  qu'à  la  dernière  extrémité, 
si  vous  refusez  de  m'obéir. 

—  Qu'exigez-vous  de  moi,  monsieur? 

—  Vous  quitterez  Bade  ,  non  pas  dans  quelques 
jours,  non  pas  demain,  mais  à  l'instant  même.  Vous 
ne  vous  arrêterez  <iu'à  deux  cents  lieues  d'ici ,  et 
vous  ne  vous  présenterez  jamais  devant  moi  ni  de- 
vant ma  fille.  Pour  prix  de  votre  obéissance,  et  pour 
vos  frais  de  voyage ,  je  vous  donne  vingt  mille 
francs. 

Le  chevalier  voulut  parler. 

—  Pas  de  réplique!  s'écria  le  comte  d'une  voix 
tonnante.  Vous  me  connaissez  :  songez  que  je  vous 
tiens  au  bout  de  ce  pistolet,  et  que  la  moindre  hési- 
tation sera  punie  de  mort. 

—  J'obéirai,  répondit  Iç  chevalier. 

—  A  la  bonne  heure  !  Vos  vingt  mille  francs  sont 
dans  ce  secrétaire  ;  prenez-les. 

—  Du  moins,  permettez  que  je  n'aaepte  pas  celle 
offre... 

Un  geste  impérieux  triompha  de  la  fausse  délica- 
tesse que  le  chevalier  exprimait  faiblement  et  en 
homme  qui  ne  se  défend  que  pour  la  forme. 

—  Mais,  dit-il,  le  secrétaire  est  fermé! 

—  Ouvrez-le. 

—  La  clef  n'y  est  pas. 

—  Alors,  brisez  la  serrure. 

—  Comment!  vous  voulez?... 

—  Brisez  la  serrure,  ou  je  vous  casse  la  tête  ! 


96  REVUE  PITTORESQUE. 

Le  pistolet  fut  de  nouveau  présenlo  comme  un  ar- 
gument sans  réplique.  Gaétan  obéit. 

—  C'est  bien,  dit  le  comle.  Prenez  te  paquet  de 
billets  du  banque  ;  ils  vous  appartiennent.  Avez- 
vous  un  portefeuille? 

—  Oui. 

—  Que  contient-il? 

—  Quelques  papiers  ,  des  lettres  à  mon  adresse. 

—  Laissez  tomber  ce  portefeuille  devant  le  secré- 
taire que  vous  avez  forcé. 

—  Quoi  !.  . 

—  Il  faut  bien  une  preuve  qui  vous  dénonce  et 
vous  accable  ! 

—  Mais... 

—  Mais  ,  monsieur,  je  veux  qu'il  y  ait  ici  toutes 


les  apparences  d'un  vol  de  nuit,  avec  escalade  et  ef- 
fraction ,  je  veux ,  de  plus ,  que  le  coupable  soit 
connu.  Voleur  ou  mort!  choisissez.  Voire  choix  est 
fait?  J'étais  bien  sûr  que  vous  seriez  raisonnable. 
A  présent,  vous  allez  fuir.  Vous  marcherez  devant 
moi,  et  je  ne  vous  quitterai  qu'à  une  lieue  de  Bade. 
Du  reste,  soyez  sans  inquiétude  :  je  rentrerai  tard, 
et  je  ne  porterai  ma  plainte  que  demain.  Vous  pour- 
rez aisément  vous  soustraire  aux  poursuites  ,  et,  si 
ma  protection  vous  est  nécessaire,  comptez  sur  moi. 
Partons!  » 

Après  cette  aventure,  qui  fit  grand  bruit,  le  doute 
n'était  plus  permis  à  Hélène.  Gaëlan  fut  banni  de 
son  cœur ,  et  elle  épousa  un  de  ses  cousins  ,  capi- 
taine dans  un  régiment  de  cavalerie  au  service  de 
l'empereur  d'Autriche. 

Elgkne  GUINOT. 


M  E  DE  l  EMUtt  l't  flBlS  tHlTEii:    l)B   BiDB 


UNE  RESTAURATION  EN  PLEINE  MER. 


L'Orient  n'a  pas  de  plus  belles  nuits.  En  a-t-il  J'aussi  se-   \  .!j/, 
reines  sur  ses  palmiers  et  ses  lianes?  je  ne  le  crois  pas;  et  m  /j 
j'ai  pu  en  faire  la  comparaison  assez  longtemps.  Une  lune   u' 
polie  comme  un  diamant  argentait  le  golfe  de  Marseille,   AL 
couvrant  d'un  voile  de  mousseline  les  pins  des  montagnes,  n 


les  champs  de  blé,  les  vignes  noueuses  et  les  terrains  qui ,  'fy\^i 


semblables  à  un  troupeau  de  bœufs  noirs,  descendent  jus-  'pifi;!' 
qu'à  la  mer,  toute  scintillante  et  lamée  de  cette  clarté  rê- 
veuse. Tout  dormait,  le  ciel,  la  terre  et  ses  voix  harmo- 
nieuses, la  mer  et  ses  houles  plaintives,  faites  de  larmes 


T.  IV. 


98 


KE\  UE  PITl 


(Je  naufragés.  C'était  a  la  lin  de  l'été,  quand  la  vie 
est  à  bout ,  quand  elle  a  épuisé  ses  forces  pour  être 
féconde,  ardente  et  belle,  quand  elle  jette  à  pleines 
corbeilles  et  de  toutes  mains  de  la  couleur  aux 
fruits,  des  fruits  aux  branches,  du  feu  aux  sables 
du  rivage  ,  de  la  laine  aux  brebis,  des  plumes  aux 
oiseaux ,  et  des  passions  tendres  et  superbes  aux 
hommes. 

Dans  le  golfe  au  fond  duquel  dort  Marseille  ap- 
puyée sur  un  lit  d'odorante  cannelle  et  de  feuilles  de 
thé,  il  est  un  point  où  je  voudrais  mourir  ,  où  ,  s'il 
m'étiiit  permis  de  choisir  une  tombe,  je  demanderais 
à  être  enseveli.  Je  crois  que  sous  ces  roches  cou- 
vertes de  thym  et  de  bruyère,  balayées  par  le  vent 
du  nord,  je  serais  encore  sensible  à  ces  radieux  pro- 
diges de  nos  nuits  méridionales.  Mourir  sans  avoir 
embrassé  et  pressé  contre  son  cœur  un  pin  des  mon- 
tagnes, sans  avoir  senti  son  amertume  aux  lèvres! 
ce  n'est  pas  mourir,  c'est  être  tué. 

J'étais  couché  au  pied  de  ces  montagnes  dont 
Marseille  se  fait  une  ceinture,  et  je  vais  vous  dire 
par  où  l'on  y  parvient.  Vous  me  suivrez  et  vous 
m'écouterez  ,  car  ce  n'est  pas  de  moi  que  je  vous 
parlerai ,  pauvre  rêveur  qui  n'ai  rien  à  vous  conter 
de  mon  passé ,  si  ce  n'est  que  j'aimais  à  en  pleurer 
les  nuits  d'été,  el  la  mer  où  j'aurais  peut-être  défié 
Byron  s'il  avait  voulu  ne  se  mesurer  avec  moi  que 
comme  nageur. 

J'ai  à  vous  parler  d'un  grand  de  la  terre,  d'un  roi, 
el  d'un  grand  roi ,  car  il  fut  bien  malheureux  ;  il 
était  exilé. 

Et  tandis  que  je  regardais  ,  étendu  sur  le  sable, 
tantôt  le  ciel  et  tantôt  la  mer ,  sans  oser  me  dire 
quel  ravissement  plus  grand  j'éprouvais  pour  l'un 
lue  pour  l'autre,  j'entendi?  le  bourdonnement  mé- 
lancolique d'un  cornet  à  bouquin.  C'est  un  berger, 
me  dis-je,  qui  rentre  au  village,  et  ma  suave  tris- 
tesse reprit  son  cours.  Je  ne  me  préoccupais  pas  au- 
trement de  ce  bruit  dans  la  montagne. 

Je  m'enveloppais  à  peine  dans  mon  assoupisse- 
ment, quand  je  crus  distinguer  à  quelques  toises, 
sur  la  surface  de  l'eau,  une  voile  blanche,  une  lueur 
agitée.  J'arrêtai  mon  attention. 

Mais  le  son  du  cornet  la  détourna  de  nouveau  ; 
cette  fois  le  bruit  était  plus  près  de  moi,  il  tournait 
autour  de  la  place  où  j'étais  avec  tant  de  précision, 
que  je  supposai  que  le  berger  cherchait  un  chemin 
dans  la  colline  pour  arriver  au  bord  de  la  mer. 

En  me  levant  pour  juger  de  la  vraisemblance  de 
ma  supposition  ,  je  m'assurai  que  la  lueur  aperçue 
sur  les  flots  était  une  barque  de  pêcheur  catalan. 
C'était  un  bateau  long  et  efBlé  comme  un  poisson- 
épée  ,  avançant  à  la  rame,  car  l'air  n'était  pas 
assez  ému  pour  gonller  la  plus  faible  voile. 

Je  me  mis  sur  pied  ;  le  berger  était  derrière  moi, 
el  le  bateau  s'ensablait  au  même  instant. 


ORESQUE. 

—  Bonne  nuit,  Gervaisy! 

—  Bonne  nuit,  Mateol 

Gervaisy  était  le  berger;  Mateu  ,  le  pêcheur.  Je 
compris  que  c'était  une  rencontre  :  le  cornet  à  bou- 
quin était  le  signe  de  rappel. 

Ils  se  touchèrent  la  main  après  m'avoir  salué.  Se- 
raient-ce  des  contrebandiers?  pensai-je;  ont-ils  pro- 
fité d'une  nuit  aussi  claire  pour  faire  leur  coup?  Je 
croyais  les  contrebandiers  plus  adroits. 

—  On  dirait  que  nous  en  sommes ,  me  dit  en 
mauvais  français  le  pêcheur  Maleo. 

—  Ma  foi,  oui,  lépondis-je.  Ce  bateau  que  vous 
montez ce  panier  qu'a  votre  camarade,  le  ber- 
ger  

—  Ce  panier  contient  des  fruits  ,  me  dit  le  ber- 
ger, des  raisins,  des  figues,  quelques  poignées  d'a- 
mandes. 

—  Et  le  bateau  ne  porte  que  des  rougets  et  des 
sardines ,  ajouta  le  pêcheur  en  me  prenant  par  la 
main  pour  m'aider  à  sauter  dans  sa  cale,  pleine  en 
effet  de  menus  poissons  péchés  dans  la  soirée. 

—  C'est  pour  loi ,  Maleo.  Le  berger  déposa  dans 
le  bateau  la  corbeille  de  fruits  qu'il  venait  de  me 
montrer. 

—  Et  ceci  pour  toi,  Gervaisy,  répliqua  le  pêcheur 
en  posant  sur  les  mains  calleuses  du  berger  un  petil 
panier  en  roseaux  rempli  de  poissons  encore  tout 
fr,jtillants  dans  l'algue  qui  leur  servait  de  lit. 

—  Vous  voyez  que  nous  ne  sommes  pas  précisé- 
ment des  contrebandiers,  me  dit  Maleo  d'un  air  qui 
pouvait  signifier  :  mais  je  pourrais  l'être  à  la  ri- 
gueur. Et  je  le  croyais  sur  parole ,  en  voyant  sa 
figure  ovale  et  brune  comme  une  olive  à  la  fin  de  la 
saison;  à  l'aspecl  de  ses  membres,  aussi  fins  que 
ceux  d'une  goélette  américaine,  à  son  œil  catalan, 
noir  et  tempétueux,  à  son  nez  d'oiseau  de  mer. 

—  Vous  n'êtes  pas  un  contrebandier  aujourd'hui. 

—  .aujourd'hui  !...  le  mot  laissa  voir  les  dents  de 
Mateo.  Il  avait  souri. 

Il  reprit  : 

—  Nous  sommes  deux  vieux  amis,  Gervaisy  et 
moi. 

—  Pas  mal  vieux,  dit  le  berger;  et  il  ajouta  :  Moi 
plus  vieux  que  toi,  Mateo.  J'ai  eu  quarante-trois  ans 
à  Noèl,  tu  n'en  as  pas  quarante. 

—  Je  vois  que  vous  avez  été  élevés  ensemble 
dans  ce  pays-ci.  Vous  y  êtes  peut-être  nés  tous  les 
deux  ? 

—  Non  ,  me  répondit  le  pêcheur.  Mon  pays  est 
Saint-Feliu  ,  en  Catalogne  ;  mais  je  suis  venu  en 
Provence  à  cinq  ans;  lui,  il  est  né  à  Sainte-Mar- 
guerite, à  trois  lieues  d'ici.  N'est-ce  pas,  Gervaisy"? 

Au  lieu  de  répondre,  Gervaisy  se  mit  à  sonner  du 
cornet,  dans  le  but,  je  présume,  de  rallier  plus  près 
de  la  mer  les  moutons  qu'il  avait  laissés  dans  la 
montagne.  Après  avoir  sonné,  il  écouta  et  nous  finies 


UNE  RliSTAUHATlOiN 

silence.  Puis  nous  enlendimes  des  bêlements  loin- 
.  tains  et  des  tintements  dans  l'air.  Le  commande- 
ment du  berger  était  parvenu  au  troupeau.  Kt  le 
chien,  qui  était  aussitôt  venu  se  ranger  sous  les  plis 
du  manteau  du  berger,  confirmait  re.\actitude  avec 
laquelle  on  avait  obéi. 

Le  berger  fit  signe  au  cliien  de  se  coucher  à  ses 
pieds.  Maleo  avait  dit  au  mousse,  qui  avait  fini  d'é- 
goutter  le  bateau  et  de  ployer  les  Blets,  de  se  re- 
poser et  de  dormir  s'il  en  avait  en\ie.  Et  le  mousse 
et  le  chien  dormaient  déjà. 

Que  la  mer  était  belle!  ne  la  reverrai-je  donc 
plus! 

—  Nous  sommes  deux  vieux  amis,  répéta  Alateo 
avec  l'énergique  concision  d'un  Espagnol  pour  qui 
un  pareil  aveu  n'est  pas  une  protestation  frivole. 
Gervaisy  et  moi  nous  nous  sommes  connus  ici  il  y 
a  vingt  ans. 

—  Vingt  ans,  allirma  le  berger  qui  s'était  accroupi 
sur  le  sable  à  la  place  que  j'occupais  auparavant, 
tandis  que  Mateo  et  moi  étions ,  lui  d'un  côté  ,  moi 
de  l'autre,  assis  à  la  proue  à  demi  ensablée  de  son 
bateau. 

—  Nous  étions,  Gervaisy  et  moi,  dit  Mateo  avec 
la  lenteur  solennelle  des  conteurs  d'Orient,  que  rien 
ne  hâte  dans  leur  récit,  car  ils  savent  que  les  nuits 
sont  longues  et  que  la  mort  est  au  bout  de  tout; 
nous  étions,  moi  et  Gervaisy,  tous  deux  attachés  au 
service  du  roi  d'Espagne ,  Charles  1\,  —  Dieu  ait 
son  âme! 

Mateo  ôta  son  bonnet  de  laine  rouge  et  regarda  le 
ciel.  Gervaisy  mit  à  profit  ce  temps  donné  par  Mateo 
à  un  souvenir  religieux  ,  pour  dégager  du  ruban  de 
son  chapeau  de  berger  un  vestige  de  pipe  ,  vieux 
volcan  enfumé.  Il  la  bourra  avec  son  large  pouce 
tant  et  si  longtemps  que  je  fus  étonné  de  ne  pas  la 
voir  éclater.  11  paraitqu'ils  se  connaissaient  de  longue 
date,  elle  et  lui.  Mon  second  élonnement  fut  de  voir 
comment  il  s'arrangeait  pour  la  placer  dans  sa  bou- 
che. La  pipe  n'avait  littéralement  pas  de  tuyau  sen- 
sible à  l'œil ,  et  le  nez  du  berger  était  fort  long  et 
fort  incliné  vers  ses  lèvres  excessivement  rentrées. 

Pendant  quelques  minutes ,  il  la  tint  entre  ses 
doigts ,  attentif  au  récit  de  Mateo  qui  avait  repris 
ainsi  : 

—  Nous  étions  attachés,  moi  et  Gervaisy,  au  ser- 
vice du  roi  d'Espagne,  Gervaisy  comme  berger,  moi 
comme  fournisseur  de  poissons. 

Ce  mot  de  berger  rappela  à  la  mémoire  de  Ger- 
vaisy qu'il  avait  des  moutons  aux  environs,  et  de 
sensation  en  sensation  répercutée,  il  porta  de  nou- 
veau le  cornet  à  bouquin  à  ses  lèvres  et  sonna  sans 
se  déranger.  Le  chien  secoua  un  peu  les  oreilles  ; 
mais,  comprenant  qu'on  n'en  voulait  pas  sérieuse- 
ment à  son  sommeil,  il  se  rendormit. 

—  C'était  un  bon  roi,  dit  Mateo  avec  un  lioclie- 


EN  PLEINE  MEIi. 


99 


ment  de  tête  bien  plus  significatif  qu'une  histoire 
morale  et  philosophique  de  la  décadence  de  la  nio- 
narcliie  espagnole, 

—  Un  fier  homme  !  ajouta  le  berger  après  avoir 
posé  sa  pipe  sur  le  sable  et  en  battant  le  briquet.  Il 
vous  tuait  les  perdrix  au  vol  comme  personne.  S'il 
était  faible,  on  chargeait  son  fusil  et  il  tirait;  s'il 
était  malade,  il  chassait  dans  son  fauteuil;  s'il  ne 
pouvait  marcher,  nous  le  prenions  dans  les  bras, 
Mateo  et  moi,  et  il  cha.ssait  encore  sur  nos  tètes;  et 
il  ne  manquait  jamais  ! 

Interrompu  par  Gervaisy,  Mateo  avait  pris  du 
tabac  fin  dans  sa  poche,  roulé  du  papier  d'aicoy  sur 
sa  cuisse  et  confectionné  un  cigaretto  de  véritable 
origine. 

La  pipe  et  le  cigarette  étant  allumés,  Mateo 
continua  : 

—  Voilà  comment  mon  camarade  et  moi  avons 
fait  connaissance,  ici,  dans  la  propriété  du  roi 
d'Espagne  où  nous  sommes. 

Et  le  marin  et  le  berger  se  mirent  à  fumer.  La 
phrase  de  Mateo  resta  suspendue. 

Un  hasard  comme  l'histoire  les  aime  a  conservé  à 
la  propriété  magnifique  à  l'extrémité  de  laquelle 
nous  étions,  le  berger,  Maleo  et  moi,  le  nom  de 
campagne  du  roi  d'Espagne,  quoiqu'elle  ait  fait  re- 
tour d'abord  au  premier  propriétaire,  fort  peu  roi, 
je  présume ,  et  plus  tard  à  une  succession  de  négo- 
ciants, insoucieux  acquéreurs  de  cette  splendide  re- 
lique. .\ucun  de  nos  châteaux,  si  beaux  du  reste, 
qui  environnent  Paris,  ne  peut  être  comparé  à  celui 
qu'occupa  le  roi  d'Espagne  Charles  IV  pendant  son 
exil  en  Provence  où  il  trouva ,  en  compensation 
d'une  couronne  perdue,  la  santé  que  les  chagrins 
lui  avaient  ôtée.  C'est  un  jardin  de  Malte,  un  palais 
embaumé  comme  on  en  voit  aux  eaux  douces  d'Asie, 
vis-à-vis  Constantinople.  Pour  sol  un  sable  doux  et 
tamisé,  à  marcher  nu-pieds  sans  éprouver  la  moin- 
dre gène  ;  pour  horizon  et  pour  mur  d'enceinte  un 
arc  de  montagnes  dont  les  premiers  pins  qui  les 
couvrent  sont  dans  la  propriété  même,  et  dont  les 
derniers  n'ont  a  l'œil  qui  les  voit  trembler  et  folâ- 
trer que  la  grosseur  d'une  touffe  d'herbe;  pour  li- 
mite ouverte  aux  regards  de  la  mer,  la  Méditerra- 
née, l'immensité  verte;  pour  dôme  le  ciel  des 
Antilles,  chaud  et  aéré,  presque  jaune  l'été,  tant 
l'odeur  du  genêt  le  remplit  avec  abondance  sous  un 
soleil  qui  dilate  les  pierres  Ce  n'est  point  celte  pro- 
digalité d'eau  de  nos  campagnes  du  nord,  qui  n'en 
ont  que  trop  pour  les  baigner;  mais  c'est  une  eau 
fine,  vive  comme  un  serpent,  rubannée,  fraîche  à 
briser  les  dents  sans  être  crue  ou  dure  aux  lèvres, 
enivrante  à  voir  dans  le  creux  des  rochers  ou  dans 
le  vase  de  cristal,  et  qui  est  aux  autres  eaux  ce  que 
le  vin  de  Cliampagne  est  aux  autres  vins.  C'est  une 
eau  de  Champagne.  Cette  eau  limpide  et  rare  em- 

7. 


REVUE  PITTORESQUE. 


100 

plit  dans  celte  propriété  des  bassins  de  marbre  ca- 
chés sous  des  platanes,  et  rompt  de  sa  fraîcheur 
l'ardeur  de  l'atmosphère,  les  après-midi  d'automne, 
quand  le  soleil  a  flétri  dans  la  journée  et  fait  ployer 
les  arbres  et  les  fleurs.  Et  des  orangers  partout  dans 
les  allées,  des  myrtes  aulour  des  orangers,  et  des 
oliviers  dans  la  plaine.  L'olivier!  cet  arbre  grec, 
dont  riîiiibre  est  grecque ,  sévère  et  poétique ,  et 
dont  le  murmure  régulier  peut  être  scandé  comme 
une  ode  d'Anacréon.  Admirable  villa  où  le  palmier 
et  le  citronnier  viendraient  s'ils  pouvaient  prévoir 
comme  ils  y  seraient  bien  !  Si  ce  n'est  pas  l'Italie , 
plus  chaude,  et  l'Orient,  plus  impétueux,  c'est  ce 
qui  y  ressemble  le  plus  et  le  mieux.  L'Europe  n'est 
plus  là  si  ce  n'est  pas  l'Afrique.  Et  que  d'autres 
beautés  n'offre-t-elle  pas?  mais  comment  en  parler 
après  avoir  dit  que  la  mer  se  monire  au  bout  de 
chaque  longue  allée,  et  si  bien  que  tantôt  c'est  un 
pommier  qui  empêche  de  voir  un  brick  qui  revient 
des  Indes  à  toutes  voiles,  et  tantôt  c'est  une  goé- 
lette qui  passe  à  travers  les  feuilles  d'un  acacia  en 
fleurs. 

—  Et  il  chassa  tant,  poursuivit  Gervaisy,  qu'au 
bout  de  deux  ans,  il  avait  retrouvé  ses  jambes  et 
son  estomac.  Voyez-vous  d'ici  celle  ligne  blanche 
dans  la  pinède?  la  lune  vous  la  montre  comme  en 
plein  jour. 

—  Je  crois  la  voir,  répondis-je  au  berger. 

—  C'est  un  mur  qui  avait  été  élevé  sur  les  ro- 
chers, afin  que  le  roi  pût  s'appuyer  quand  il  était 
fatigué  au  milieu  de  la  chasse.  A  mesure  que  ses 
forces  revenaient,  on  allongeait  le  mur. 

—  Il  est  d'une  belle  longueur,  interronipis-je. 

—  C'est  que  le  roi  Charles  IV  avait  fini  par  bien 
se  porter. 

La  figure  du  calalan  Mateo  s'épanouissait  pendant 
que  le  berger  rappelait,  avec  des  pauses  comman- 
dées par  le  jet  de  la  fumée  du  tabac .  ces  lambeaux 
de  l'histoire  privée  du  malheureux  Charles  IV  d'Es- 
pagne exilé  par  Napoléon ,  qui  ne  savait  pas  encore 
ce  qu'était  l'exil. 

Gervaisy,  ayant  consommé  sa  première  pipe,  souf- 
fla de  nouveau  dans  son  cornet,  et  nous  entendîmes 
immédiatement  le  bêlement  des  moulons  et  le  bruit 
argentin  des  sonnettes. 

—  Minuit  bientôt,  dit  Mateo  en  regardant  l'om- 
bre des  montagnes  projetée  sur  la  mer. 

—  Pas  encore,  dit  le  berger  en  fixant  ses  yeux 
sur  une  étoile  qui  descendait  à  l'occident.  Il  s'en 
faut  d'un  quart. 

—  Avec  un  si  beau  bassin  au  bout  de  sa  propriété, 
est-ce  que  le  roi  ne  se  livrait  jamais  au  plaisir  de  la 
pêche?  il  n'aimait  peut-être  pas  la  pèche. 

Après  ma  question,  le  Calalan  et  le  berger  se  re- 
gardèrent pendant  quelques  minutes. 


Gervaisy  ne  répondit  pas,  mais  Maleo  laissa  tom- 
ber un  oui  bref  accompagné  d'un  soupir. 

—  Au  fait,  ajonta-t-il  en  trempant  le  bout  de  ses 
pieds  dans  l'eau,  et  comme  un  homme  triste  et  dis- 
trait, tout  cela  est  mort  comme  le  vent  de  cette  nuit. 
N'est-ce  pas  Gervaisy? 

—  Ah  I  mon  Dieu  oui  ,  Maleo. 

—  Et  c'était  par  une  aussi  belle  nuit  que  celle-ci, 
ajouta  Maleo  le  pécheur;  une  mer  unie  comme  la 
main,  une  lune  ronde  et  blanche  comme  un  écu 
neuf,  et  un  vent  d'enfer,  à  pousser  des  coquilles  de 
noix  en  Amérique. 

—  Je  m'en  souviens,  aflirma  le  berger  en  raclant 
avec  son  couleau  la  corne  torse  et  huileuse  dans  la- 
quelle il  soufflait. 

—  Vous  vous  souvenez  sans  doute  tous  deux  en  ce 
moment  de  quelque  grande  pêche,  de  quelque  pro- 
menade sur  l'eau  où  se  trouvait  le  roi.  Vous,  Maleo, 
vous  étiez,  je  présume,  le  patron  de  barque? 

—  Je  n'étais  pas  le  patron  de  barque,  car  j'étais 
trop  jeune  alors,  mais  c'était  mon  père  qui  l'était. 
Moi,  j'étais  novice  à  bord. 

—  A  bord  de  quoi  ? 

Sans  me  répondre,  le  Catalan  frappa  du  talon  le 
bateau  à  la  proue  duquel  lui  et  moi  nous  étions  as- 
sis. Je  compris. 

—  Le  roi  Charles  IV,  repris-je,  monta  donc  celle 
barque  la  nuit  de  celte  pêche. 

Et  allàtes-vous  loin?  très-loin? 

Un  rire  aussi  mélancolique  qu'expressif  écarta  les 
lèvres  brunes  de  Maleo. 

Le  berger  continuait  ;i  polir  avec  son  couteau  son 
cornet  à  bouquin. 

—  Voyez-vous  cette  belle  étoile  là-bas? 

—  Oui,  Mateo. 

—  Plus  loin,  vous  en  distinguez  aussi  trois  dans  la 
même  direction. 

—  Parfaitement  ;  elles  sont  sur  Marseille. 

—  A  peu  près. 

—  Vous  voulez  me  désigner,  lui  dis-je,  le  village 
des  Catalans. 

Un  signe  de  tête  de  Mateo  m'apprit  que  je  ne  me 
trompais  pas. 

Si  l'on  s'étonnait  de  la  lenteur  de  nos  propos,  on 
oublierait  que  la  conversation  était  soutenue  par  un 
berger  et  un  Espagnol.  Des  hommes  solitaires  comme 
les  bergers  sont  sobres  de  paroles,  et  les  Espagnols 
ont  des  heures  de  silence  comme  les  Orientaux,  sur- 
tout quand  le  vent,  et  il  n'y  en  av.iit  pas  un  brin , 
n'exalte  pas  les  touches  subtiles  de  leurs  nerfs. 
D'ailleurs  j'avais  infiniment  plus  d'intérêt  à  les  écou- 
ter qu'ils  n'en  avaient  à  me  parler.  Parfois,  à  leurs 
visages  grecs,  à  leurs  airs  de  tètes  senlenlieux,  à 
leurs  costumes  sauvages,  et  à  considérer  le  lieu  où 
nous  étions ,  je  me  croyais  en  Arcadie ,  au  temps 
des  bucoliques  et  des  églogues. 


UNE  RESTAURATION  EN  PLEINE  MER. 


101 


—  Je  suis  presque  né  là-bas,  au  village  des  Ca- 
talans, reprit  Mateo. 

Le  village  que  m'indiquait  le  pécheur  m'était  par- 
failenicnt  connu.  C'est  une  bourgade  de  la  Catalo- 
gne, fondée  au  fond  du  golfe  de  Provence,  mais  une 
bourgade  espagnole  avec  sa  langue,  ses  mœurs  ma- 
ritimes, ses  coutumes  et  toute  sa  physionomie  exté- 
rieure et  morale.  Ils  sont  quinze  cents  ou  deux  mille 
habitants,  tous  pécheurs,  tous  passant  un  tiers  de 
leur  vie  en  Espagne,  l'aulre  tiers  en  Provence,  dans 
leur  seconde  patrie,  l'autre  tiers  entre  la  Provence 
et  l'Espagne,  c'est-à-dire  sur  la  mer.  Intrépides 
matelots,  en  vingt  heures  souvent  ils  visitent  l'Es- 
pagne et  retournent  6n  France.  La  mer  est  le  jardin 
contigu  à  leurs  deux  propriétés.  Leur  fortune  est  la 
pèche;  leur  ressource  un  fdet  ;  leur  mise  de  fonds 
un  bateau,  leur  espoir  le  vent.  Avec  cela,  ils  ont  du 
pain  de  France  et  du  vin  d'Espagne,  du  poisson  qui 
frétille  encore  dans  la  poêle,  des  femmes  souples 
comme  un  jonc  et  déliées  comme  un  fuseau ,.  et  le 
soir,  sur  leurs  portes,  d'éternels  boléros  joués  sur 
des  guitares  de  Malaga. 

—  Un  jour,  poursuivit  iMateo,  mon  père  dit  à  ses 
neveux  et  cousins  :  —  J'ai  à  vous  parler.  Venez  ce 
soir  après  la  veillée.  J'aurai  du  tabac,  des  oranges 
et  du  vin  du  pays.  —  Entendu!  répondirent  les  cou- 
sins. Aucun  ne  manqua.  Les  femmes  dormaient  et 
leurs  enfants  dormaient  sur  leurs  genoux.  On  fuma, 
on  but,  on  fuma  encore.  J'étais  là  aussi ,  mais  je  ne 
disais  rien  ;  trop  jeune  encore  pour  dire  mon  avis , 
assez  raisonnable  cependant  pour  être  admis  à  beau- 
coup entendre.  Voila  que  mon  père  parla. —  L'autre 
jour,  dit-il,  Mateo  et  moi  nous  avons  conduit  le  roi... 
Tous  les  cousins  et  neveux  se  levèrent,  quittèrent 
leurs  pipes  sur  la  table  et  leurs  cigarettes,  et  se 
découvrirent  au  noni  du  roi. —  Nous  avons  conduit 
le  roi  dans  noire  barque,  là-bas,  au  delà  des  iles, 
où  je  pensais  lui  procurer  le  plaisir  de  pêcher  quel- 
ques rougets,  qu'il  aime  beaucoup.  Un  nuage  passe, 
le  vent  tourne,  il  fraîchit,  la  mer  blanchit,  c'est  le 
comm.'ncemenl  d'une  bourrasque;  il  y  avait  eu  de 
l'orage  quelque  part,  c'est  sûr.  Rentrer,  impossible. 
J'abats  les  voiles,  je  ferme  le  pont,  j'attache  le  roi 
autour  de  moi  et  je  m'attache  au  mât.  Mateo  était 
au  gouvernail  pour  parera  la  lame.  Mon  père  disait 
vrai  — Je  voyais  bien,  poursuivit-il,  où  nous  allions. 
En  Catalogne!  saint  Jean  de  Dieu!  crièrent  les  cou- 
sins. —  En  Catalogne,  reprit  mon  père.  Et  nous  la 
vîmes  au  bout  de  six  heures  de  tempête. — Et  le  roi? 
demandèrent  les  neveux  et  les  cousins,  le  roi... — 
Mateo!  interrompit  mon  père,  va  voirsi  les  bateaux 
sont  bien  amarrés  à  la  plage  :  va,  mon  fils  !  .\insi  je 
sortis,  continua  Mateo,  sans  savoir  la  fin  de  ce  que 
mon  père  racontait  à  ses  cousins  et  à  ses  neveux,  ou 
plutôt  sans  savoir  pou  quoi  il  leur  faisait  cette  his- 
toire, car  je  n'ignorais  pas  que  le  roi  avait  beaucoup 


pleuré  en  voyant  les  côtes  d'Espagne,  et  qu'il  avait 
pleuré  encore  plus  fort  lorsque,  le  vent  ayant  changé, 
nous  traversâmes  de  nouveau  le  golfe  de  Lyon  pour 
rentrer  au  château.  C'est  ici,  dit  .Mateo,  que  nous 
débarquâmes.  On  croyait  que  nous  avions  péri.  La 
reine  était  désolée.  Elle  avait  fait  allumer  les  cierges 
de  la  chapelle  du  château  en  nous  attendant. 

—  Est-ce  là  tout  l'événement?  demandai-je  avec 
une  précipitation  d'auditeur  blasé  sur  les  plus  fortes 
catastrophes. 

Mateo  ne  remarqua  pas  même  mon  inconvenante 
vivacité.  Je  l'ai  dit  :  il  ne  racontait  pas  pour  moi  ;  il 
parlait  pour  complaire  à  sa  mémoire,  pour  remuer 
les  feuilles  sèches  du  passé  que  le  vent  du  hasard 
avait  poussées  à  ses  pieds  par  une  belle  nuitctoilée. 

—  Je  vous  ai  dit,  reprit  Mateo,  après  avoir  fait 
signe  à  Gervaisy  de  lui  donner  du  feu  pour  allumer 
un  cigarette ,  que  mon  père  ne  m'avait  pas  permis 
d'entendre  la  fin  de  son  récit.  Voici  ce  qui  se  passa 
un  mois  après  environ. 

—  .\h!  ce  fut  un  mois  après,  dit  le  berger  en 
tendant  un  morceau  d'amadou  embrasé  à  Mateo. 

—  Oui!  un  mois  après.  Nous  abordâmes  ici  à 
trois  heures  du  matin  avec  trois  bateaux,  montés 
par  les  cousins  et  les  neveux  dont  je  vous  ai  déjà 
parlé  et  commandés  par  mon  père.  Ce  bateau  était 
un  des  trois ,  et  je  m'y  trouvais.  C'était  pour  une 
grande  partie  de  pêche  que  le  roi  avait  désiré  faire 
en  compagnie  de  ses  fidèles  et  pauvres  sujets  les 
Espagnols  de  la  Catalogne.  Elle  devait  durer  tout  le 
jour.  Nous  avions  des  toiles  pour  le  vent,  des  rames 
pour  le  calme,  des  tentes  pour  le  soleil,  car  nous 
étions  au  fort  de  l'été.  Il  était  à  peine  jour  quand  le 
roi  Charles  IV  se  rendi tdu  château  à  l'endroit  où  nous 
sommes,  accompagné  de  deux  de  ses  domestiques. 

—  Et  de  moi? 

—  Et  de  toi,  Gervaisy  :  j'allais  te  nommer. 

—  Un  vent  superbe  se  leva,  dit  Mateo,  dont  la 
voix  me  parut  changée,  un  vent  comme  nous  l'espé- 
rions, comme  nous  l'avions  souhaité  et  demandé  à 
Notre-Dame  de  Mont-Jouy,  toute  la  nuit  de  la  veille, 
à  genoux,  en  prière,  mon  père,  moi,  mes  cousins  et 
ses  neveux,  les  bons  et  pieux  Catalans.  Au  bout  de 
deux  heures  nous  ne  voyions  plus  les  montagnes  de 
Marseille  et  du  golfe  que  comme  cette  fumée. 

Mateo,  qui  avait  avalé,  depuis  quelques  secondes, 
deux  ou  trois  gorgées  de  fumée,  lâcha,  pour  justifier 
sa  comparaison,  le  nuage  amassé  dans  sa  poitrine. 

Nous  dépassâmes  les  îles  du  golfe  une  à  une.  Enfin 
le  roi  qui  souriait  comme  un  saint  en  face  de  Dieu 
chaque  fois  qu'une  boufl'ée  du  vent  d'Espagne  enle- 
vait son  chapeau,  car  nous  allions  grand  largue,  ce 
qui  nous  vaut  mieux  à  nous  que  le  vent  arrière, 
comme  vous  savez,  le  roi  enfin  s'informa  du  moment 
et  de  l'endroit  où  nous  commencerions  à  jeter  les 
filets  et  à  tendre  les  lignes.  Dans  une  heure,  sire, 


102  REVUE  PITTORESQUE 

lui  répondit  mon  père.  Dans  une  heure ,  soit  I  L'heure 
n'était  pas  encore  écoulée  que  Charles  IV  s'était  en- 
dormi à  l'abri  de  la  voile.  Il  dort!  force  de  voiles, 
s'écria  sourdement  mon  père,  dans  le  creux  de  ses 
mains  réunies,  aux  deux  bateaux  naviguant  de  con- 
serve avec  le  nôtre.  Force  de  voiles!  Mettez  tout 
dehors!  Les  trois  bateaux  mangeaient  lèvent!  Saint 
Jean  de  Dieu ,  c'est  la  vérité.  Je  ne  sais  pas  com- 
ment nous  n'avons  pas  volé  en  charpie.  Le  roi  dor- 


mit cinq  heures.  Quand  il  s'éveilla  nous  étions  en 
vue  des  côtes  d'Espagne.  La  Catalogne  s'étendait  de- 
vant nous.  Le  soleil  se  couchait. 

—  Où  suis-je"?  demanda  le  roi,  qui  s'éveilla  aus- 
sitôt que  les  bateaux  s'arrêtèrent  et  qui  fut  étran- 
gement surpris  de  se  voir  entouré  d'une  foule  d'au- 
tres bateaux  chargés  de  gens. 

—  Majesté,  lui  dit  un  ancien  oflîcier  de  ses  ar- 
mées, vous  êtes  dans  le  golfe  de  Roses,  en  Catalo- 


gne, en  Espagne ,  et  vous  voyez  devant  vous  vos 
fidèles  sujets  qui  viennent  vous  demander  à  genoux 
de  débarquer  chez  eux.  Dans  un  mois  vous  serez  à 
Madrid.  Sire,  notre  village  donnera  l'exemple  aux 
autres  ;  le  feu  passera  aux  villes  ;  et  de  ville  en  ville, 
il  traversera  l'Espagne. 

Et  Charles  IV,  que  nous  soutenions  dans  nos  bras, 
se  mit  à  pleurer  comme  un  enfant.  Il  n'en  revenait 
pas  de  voir  les  montagnes  d'Espagne ,  les  jardins 
de  la  Catalogne ,  d'entendre  parler  espagnol.  Il  bé- 
nissait, il  embrassait,  il  pleurait  encore. 

J'avais  à  la  main  la  canne  et  le  chapeau  du  roi. 

—  Non,  mes  amis,  dit-il,  je  suis  exilé;  je  trahi- 
rais ma  parole  de  roi  si  je  vous  écoulais.  Mais  je  vous 
pardonne  de  m'avoir  trompé  cependant.  Mateo,  c'é- 
tait là  ta  partie  de  pêche.  Je  te  pardonne  aussi. 
Vous  m'avez  rendu  bien  heureux.  Espagne!  Espa- 
gne! Espagne!  s'écria-t-il  en  pressant  sur  son  cœur 
le  vieux  soldat  qui  l'avait  conjuré  de  débarquer!  Et 
en  laissant  flotter  sa  main  sur  vingt  bateaux  cou- 
verts de  têtes  suppliantes  :  Espagne!  Ab  !  vous  êtes 
moins  à  plaindre  que  moi!  Vous  ne  perdez  qu'un  roi 
et  je  perds  une  patrie!  Au  large!  Mateo,  s'écria-t- 
il  :  et  en  France!  Au  large  1 

Mon  père  hésitait. 

—  Je  le  veux!  répéta  le  roi. 

■  Le  lendemain  au  point  du  jour,  le  roi  Charles  IV 
débarquait  sur  celte  plage. 
La  tête  du  pêcheur  catalan  tomba  sur  sa  poi- 


trine et  il  se  lut  avec  profondeur  comme  s'il  eilt 
regardé  dans  l'abime  des  vingt  années  écoulées. 
Quand  il  eut  assez  donné  à  la  réflexion,  il  releva 
le  front  et  il  dit  comme  pour  chasser  de  tristes  pen- 
sées :  La  mer  se  ride  ;  nous  allons  avoir  du  vent. 

—  Peut-être,  dis-je  alors  avec  trop  peu  de  respect 
pour  son  émotion,  Charles  IV  eût  reconquis  son 
trône  s'il  fût  descendu  en  Espagne. 

—  11  n'y  serait  pas  descendu  vivant,  dit  Gervaisy, 
le  berger,  en  remettant  dans  sa  gaine  le  couteau 
avec  lequel  il  n'avait  cessé  de  jouer  pendant  que 
Mateo  parlait. 

—  Tu  étais  un  espion  de  l'empereur,  je  l'ai  su 
depuis,  dit  Mateo;  je  ne  t'ai  pas  jeté  plus  lard  du 
haut  de  ces  montagnes  dans  la  mer,  parce  que  tu 
ne  nous  dénonças  pas. 

—  Je  n'en  eus  pas  besoin.  Charles  IV  écrivit  aus- 
sitôt à  l'empereur  de  liii  défendre  désormais  la  pêche. 
El  Napoléon  ajouta  :  Le  roi  d'Espagne  ne  couchera 
jamais  à  son  château.  Depuis  il  n'y  passa  plus  une 
seule  nuit. 

—  Mais  le  vent  fraîchit,  répéta  Mateo.  Enfant! 
hausse  l'antenne.  Au  large  ! 

—  Et  moi ,  à  mon  troupeau ,  dit  Gervaisy  :  le 
berger  et  le  chien  se  levèrent.  Gervaisy  sonna  en- 
core une  fois  dans  le  cornet  à  bouquin  et  le  bruit 
mélancolique  me  suivit  jusqu'au  fond  de  la  cam- 
pagne au  milieu  des  pins  et  des  genêts  éclairés  par 
les  rayons  de  la  lune 

LÉON  GOZLAN. 


AU  GUI  L'AN  NEUF. 


CHRONIQUE 


I. 


La  Gaule  était  libre 
et  le  joiig  de  l'étranger 
n'avait  point  encore  as- 
servi ses  guerriers  re- 
doutables ,  dont  César 
vainqueur  devait  plus 
lard  admirer  la  vail- 
lance. Les  dieux  de 
Rome,  inconnus  dans  ses  plaines  ombreuses,  ne  son- 
geaient pas  encore  à  venir  détrôner  le  culte  révéré 
do  Teutatès  et  d'Irminsul.  Les  fêles  nationales  s'ac- 
complissaient par  le  ministère  des  druides,  auxquels 
venaient  se  joindre  parfois  les  vierges  prophétesses 
de  l'ile  de  Sein. 

Ce  culte  avait  quelque  chose  d'âpre  et  de  sauvage 
comme  toute  nature  primitive.  Les  idoles  étaient 
des  chênes  vieux  comme  le  monde,  ou  des  obélisques 


de  granit  brut  et  non  taillés,  qu'on  eût  dit  sortant 
de  la  carrière;  les  temples,  des  forêts  vierges  de  la 
hache;  les  victimes,  des  prisonniers  de  guerre... 

Il  fallait  des  flots  de  sang  humain  pour  offrandes 
propitiatoires  au  Dieu  de  la  vengeance. 

Mais  toutes  les  coutumes  de  la  religion  gauloise 
n'étaient  pas  cruelles  et  barbares.  Les  mystères 
doux  et  gracieux  avaient  aussi  leur  part  dans  la  ma- 
nifestation des  croyances,  et  des  cérémonies  pleines 
de  charmes  succédaient  à  d'horribles  sacrifices. 

Telle  était  la  moisson  du  gui  sacré  au  renouvelle- 
ment de  l'année. 

Voici  à  ce  sujet  une  chronique  de  nos  pères  qui 
est  parvenue  jusqu'à  nous  ,  pieusement  conservée, 
comme  une  tradition  de  famille,  malgré  l'intervalle 
des  âges.  Oubliée  par  la  plume  des  historiens  que 
préoccupaient  à  plus  juste  titre  le  tableau  de  l'in- 
vasion romaine  et  les  annales  de  trois  dynasties  de 
rois,  elle  est  demeurée  dans  la  mémoire  des  con- 


104 

leurs  de  village,   qui  l'ont,   chacun  a  leur  tour, 
léguée  comme  un  héritage  a  leurs  enfants. 

C'est  devant  le  foyer  d'un  laboureur  que  nous 
l'avons  recueillie  ;  et  ce  n'a  pas  été  pour  nous  une 
légère  surprise  de  trouver,  dans  le  simple  récit  de 
l'homme  des  champs,  une  peinture  des  mœurs  anti- 
ques que  nous  avait  à  peine  indiquée  l'étude.  Notre 
tâche  s'est  donc  bornée  à  peu  de  chose.  L'esquisse 
nous  avait  été  tracée  vigoureuse  et  sentie...  res- 
taient seulement  un  lra^ail  de  coloriste  et  le  soin 
de  rendre  aux  souvenirs  de  la  tradition  les  teintes 
locales,  un  peu  affaiblies  par  une  ignorance  iné- 
vitable. 


II. 


Dans  le  collège  druidique  des  Andes,  aux  confins 
du  pays  des  Turones  et  de  celui  des  Pictaves ,  non 
loin  des  rives  de  la  Loire,  à  la  place  qu'occupe 
maintenant  le  village  deBagneux,  près  de  Saumur, 
était  un  temple  fameux  entre  les  temples  de  la 
Gaule.  Le  temps,  du  reste,  l'a  laissé  debout,  et 
l'antiquaire  aime  à  parcourir  l'allée  profonde  de 
la  grotte  aux  Fées  de  Rion,  dolmen  immense  com- 
posé de  treize  pierres  géantes,  long  de  soixante-cinq 
pieds  et  large  de  vingt-sept. 

Le  vieux  monument  dort  maintenant  solitaire  et 
silencieux  à  l'ombre  de  quelques  platanes  aux 
blancs  rameaux;  mais  à  l'époque  où  se  passe  cette 
chronique,  une  belle  forêt  de  chênes  toufîuset  verts 
laissait  à  peine  arriver  jusqu'à  son  ouverture  les 
lueurs  mystérieuses  de  l'aurore.  Une  foule  nom- 
breuse venait  à  toutes  les  fêtes  se  presser  sous  le 
dôme  frémissant  de  son  portique  de  feuillage. 

La  veille  de  l'an  surtout,  il  recevait  de  nom- 
breux visiteurs;  car  le  gui  aux  reflets  luisants  unis- 
sait de  tous  côtés  ses  branches  d'un  glauque  pâle 
au  bronze  vigoureusement  sombre  des  arbres  d'a- 
lentour. 

Or,  l'an  86  avant  la  conquête  de  César,  pendant 
la  nuit  qui  précéda  celle  où  se  récoltait  la  plante 
bénie,  un  vieillard  à  barbe  blanche,  s'appuyant 
sur  l'épaule  d'un  beau  jeune  homme  aux  yeux  bleus 
et  limpides,  à  la  longue  chevelure  blonde,  vint 
chercher  un  abri  sous  le  toit  granitique  de  Rion  et 
demander  l'hospitalité  à  Teutatès. 

Le  vieillard  tenait  de  la  main  gauche  une  cithare 
à  trois  cordes.  Sa  figure  vénérable  révélait  la  tran- 
quillité de  son  cœur,  libre  maintenant  des  orages 
des  passions.  Il  s'appelait  Semnor  et  les  peuples 
andécaves  le  comptaient  au  premier  rang  de  leurs 
bardes. 

Le  jeune  homme  qui  soutenait  ses  pas  chance- 
lants était  son  pupille,  Seridul,  fils  de  Terbal ,  de  la 
caste  des  Eubarges.  Comme  il  ne  comptait  pas  en- 
core trente  neiges,  il  lui  fallait  attendre  les  jours  de 


REVUE  PITTORESQUE. 

la  sagesse,  et  mûrir  son  esprit  par  l'expérience 
avant  de  recueillir  le  titre  glorieux  de  prophète  saro- 
nide.  Déjà  rependant  son  visage  était  grave ,  son 
front  soucieux,  son  regard  mélancolique;  mais  il 
paraissait  tourmenté  par  une  douleur  secrète  qui 
venait  par  moments  agiter  le  calme  apparent  de 
ses  traits. 

Le  vieillard  vit  ce  trouble  à  la  blanclie  clarté  de 
la  lune  qui  tombait  sur  la  tète  de  Seridul  par  une 
éclnircie  du  feuillage,  et  prenant  doucement  dans 
ses  moins  tremblantes  les  mains  de  son  jeune  ami  : 

—  0  mon  enfant,  dit-il,  apaise  ton  cœur,  jette 
sur  tes  pensées  le  voile  de  l'oubli.  En  vain  tu  vou- 
drais fléchir  les  arrêts  de  ta  destinée.  Si  le  dieu 
Thoth  a  décidé  que  le  brenn  des  Andécaves  ne  t'ac- 
cepterait pas  pour  son  gendre ,  tes  larmes  et  ta  co- 
lère sont  inutiles  ,  jamais  tu  n'épouseras  Vallia,  fille 
de  Wortimak. 

—  Mon  père  ,  vos  paroles  sont  cruelles  et  me  dé- 
chirent l'âme,  répondit  le  jeune  homme. 

—  Elles  sont  vraies,  mon  fils,  car  c'est  mon  amour 
pour  toi  qui  les  dicte,  et  ton  père,  Terbal,  qui  dort 
maintenant  sous  le  manhir  de  Doweck,  ne  te  parle- 
rait pas  autrement,  s'il  t'était  donné  d'entendre  en- 
core sa  voix. 

—  0  Semnor,  vous  êtes  la  sagesse  vivante  ;  par- 
donnez à  un  insensé  dont  le  délire  amer  vous  blesse  ; 
mais  si  vous  saviez  ce  que  je  souffre  ! 

—  J'ai  connu  la  même  douleur  et  avant  toi,  Seri- 
dul... le  sort  aussi  m'a  refusé  de  bénir  mes  amours 
avec  la  plus  belle  des  filles  des  Namnèles...  Olda 
n'aimait  pas  d'autres  chants  que  les  miens...  mais 
son  père,  avare  comme  le  brenn  Wortimak,  désunit 
nos  mains  prêtes  à  se  joindre,  parce  que,  pauvre 
ainsi  que  toi,  ô  mon  fils,  je  ne  pouvais  [  as  offrir, 
selon  la  coutume  des  Gaules,  de  riches  présents  aux 
parents  de  ma  fiancée. 

—  Et  vous  l'avez  perdue? 

—  Hélas  !  tu  le  sais,  ô  mon  enfant,  j'ai  passé  seul 
sur  cette  terre;  jamais  je  n'ai  souri  au  sourire  d'une 
autre  femme,  et  je  mourrai  le  dernier  de  ma  famille 
sans  laisser  un  fils  héritier  de  mon  nom  et  de  ma 
cithare. 

—  Triste  destinée  qui  va  devenir  la  mienne! 

—  0  Seridul ,  suis  le  conseil  d'un  vieillard,  ne 
ferme  pas  derrière  toi  la  porte  de  l'espoir;  l'homme 
qui  vit  seul  n'est  pas  heureux.  .  Prends  une  com- 
pagne. 

—  Et  Vallia? 

—  Fais  violence  à  tes  souvenirs  pour  l'oublier. 

—  L'oublier!  dites  vous;  ô  mon  pèrel...  Hélas! 
avez-vous  pu  oublier  Olda? 

Le  vieux  barde  ne  répondit  rien  à  son  jeune  ami  ; 
sa  tête,  blanche  comme  les  bouleaux  après  la  neige, 
s'inclina  sur  sa  poitrine,  et  la  mémoire  du  passé  fit 
rouler  une  larme  dans  sa  paupière  tremblante. 


AU  GUI  L' 


III. 


En  ce  moment,  Seridul ,  fils  de  Terbal ,  crut  en- 
tendre ,  dans  le  silence  de  la  nuit,  un  bruit  de  pas 
légers  qui  froissaient  les  feuilles  mortes  de  la  forêt... 
Il  écouta  plus  altentivcnient...  les  pas  se  dirigeaient 
vers  l'ouverture  du  dolmen. 

Bientôt  il  vit  une  forme  blanche  qui  semblait  va- 
poreuse dans  la  lueur  vague  de  la  nuit...  Cette  om- 
bre se  penchait...  La  main  droite,  voilée  sous  les 
plis  de  sa  tunique,  errait  un  instant  au  pied  des  ar- 
bres, arrachait  une  plante  noirâtre,  et  la  réunissait 
à  un  bouquet  de  plantes  semblables  que  l'ombre  te- 
nait dans  sa  main  gauche. 

Cependant  l'ombre  s'approchait  de  la  grotte,  et 
ses  contours  moins  indécis  trahissaient  à  chaque  pas 
un  être  réel. 

Un  cri  s'échappa  des  lèvres  de  Seridul. 

—  Vallia  !  c'est  Vallia  !  mon  père... 

—  Oui,  c'est  moi,  ù  Seridul;  la  fée  des  amours, 
je  le  vois,  exauce  le  plus  cher  de  mes  vœux. 

—  Que  veux-tu  dire,  ma  fdle?  demanda  la  voix 
grave  de  Semnor.  Que  viens-tu  faire  dans  la  forêt  à 
l'heure  des  génies? 

—  Vénérable  Semnor,  répondit  la  jeune  fille,  j'y 
cherchais  l'espérance  ,  et  j'allais  cueillant  la  feuille 
brune  du  selago  pour  obtenir  de  la  fée  Létida  le  don 
de  la  métamorphose  afin  de  revoir  Seridul. 

—  Soyez  bénie,  Vallia,  dit  le  jeune  homme. 
Semnor  interrompit  cet  élan  d'amour  reconnais- 
sant. 

—  Il  est  beau  d'avoir  confiance  aux  divinités 
supérieures ,  dit  le  barde  à  la  vierge  andécave  ; 
implorer  leur  protection  est  une  action  bonne  et 
sainte...  mais  une  fille  soumise  ne  doit  pas  quitter  à 
cette  heure  la  maison  de  son  père. 

—  Ne  me  condamnez  pus,  ù  Semnor,  le  brenn 
Wortimak  est  ici  près  qui  sommeille  avec  ses  guer- 
riers sur  des  peaux  d'auroch  étendues  aux  pieds  de 
l'orme  aux  loups. 

—  Votre  père  est  ici,  Vallia?  reprit  Seridul  avec 
force,  alors  j'irai  le  trouver,  je  le  supplierai  encore 
une  fois. 

—  Arrêtez,  Seridul,  dit  la  fille  de  Wortimak;  toute 
prière  est  inutile. 

—  Et  vous  seriez  perdus  tous  deux  ,  ajouta  le 
vieillard.  Wortimak,  apprenant  que  lu  as  revu  sa 
fille,  n'écouterait  que  sa  colère,  et  peut-être  il  croi- 
rait faire  un  sacrifice  agréable  à  Teutatès  en  immo- 
lant Seridul  et  Vallia  pour  venger  l'honneur  de  sa 
famille,  qu'il  croirait  profané. 

—  Mon  père,  reprit  en  suppliant  le  fils  de  Terbal, 
dites-nous  alors  ce  qu'il  faut  faire. 

—  Attendre  courageusement  l'avenir  et  garder 
aux  dieux  votre  confiance...  peut-être  le  calme  sui- 
vra les  jours  d'orage...  mais,  jusqu'à  ce  que  la  fat;:- 


AN  NEUF.  103 

lité  vous  soit  moins  contraire,  ne  songez  plus  à  vous 
revoir. 

X  ces  paroles,  dites  par  le  vieillard  avec  une  len- 
teur solennelle,  Seridul  laissa  échapper  un  cri  de 
douleur...  Vallia  leva  les  yeux  au  ciel...  puis  elle 
obéit  à  la  douce  impulsion  de  Semnor,  qui  l'éloignait 
du  dolmen,  et  le  fils  de  Terbal,  dans  la  préoccupa- 
tion de  son  désespoir,  ne  s'aperçut  pas  du  départ 
de  Vallia. 

Immobile  et  voilant  de  ses  deux  mains  ses  larmes 
impétueuses,  il  était  à  la  même  [>lace  quand  le  barde 
revintaprès  avoirconduit  Vallia,  qu'attendait  à  quel- 
ques pas  du  temple  une  esclave  fidèle. 

—  Reprends  courage,  mon  fils,  dit  Semnor,  il  est 
indigne  d'un  homme  de  pleurer.,  laisse  la  faiblesse 
aux  enfants,  aux  femmes  et  aux  vieillards. 

Il  dit;  mais  Seridul  n'avait  pas  entendu  ses  pa- 
roles, car  il  s'écria  sans  répondre  aux  exhortations 
du  poète  : 

—  Elle  est  partie,  mon  père? 

—  Oui,  mon  fils:  j'ai  voulu  vous  sauver  tous  deux. 

—  Et  je  ne  la  verrai  plus  ! 

—  Hélas!  Wortimak  est  inflexible! 

—  Eh  bien!  s'écria  le  jeune  homme  d'une  voix 
emportée,  je  partirai  aussi...  j'irai  chercher  loin 
d'elle  l'oubli  ou  la  mort. 

—  Que  dis-tu  ,  Seridul? 

—  Mon  père  ,  vous  le  savez ,  une  guerre  se  pré- 
pare dans  le  pays  des  Arvernes  contre  les  Celtes- 
.Armoriks;  j'ai  des  bras  et  du  cœur  :  j'irai  m'offrir 
aux  chefs  des  Bretons  ;  et,  si  la  guerre  me  favorise, 
ma  part  de  butin  suffira  pour  contenter  l'avarice  de 
Wortimak  ;  sinon  je  tomberai  glorieux  au  premier 
rang.  Adieu,  mon  père,  je  pars. 

—  Ingrat,  tu  m'abandonnes? 

—  0  Semnor  ,  n'accusez  pas  mon  cœur  ;  deman- 
dez-moi tout  le  sang  qui  coule  dans  mes  veines,  je 
vous  le  donnerai  avec  joie  ;  mais  rester  ici  sans 
espoir ,  je  ne  le  puis. 

—  Alors,  mon  enfant,  tu  ne  partiras  pas  seul... 
Je  le  suivrai  dans  cet  exil  volontaire...  j'ai  juré  à 
Terbal  de  protéger  son  fils,  je  tiendrai  mon  serment, 
et  pendant  que  lu  prendras  place  au  milieu  des 
guerriers  bretons,  je  les  exciterai  au  combat  par 
les  mâles  accords  de  ma  cithare.  Bien  des  hivers 
pourtant  ont  affaibli  ma  voix;  mais  pour  toi,  ô  Se- 
ridul ,  je  sens  que  je  retrouverai  les  forces  de  mon 
printemps.  .Allons,  fils  de  Terbal,  le  sort  en  est 
jeté ,  viens. 

—  Restez!  dit  au  fond  de  la  grotte  une  voix  tout 
à  la  fois  mélodieuse  et  impéralive. 


IV. 


Semnor  et  Seridul ,  qui  avaient  déjà  repris  leurs 
bâtons  de  voyage,  s'arrêtèrent,  et  comme  le  cré- 


lOfi  REVUE  PITTORESOUE 

puâcule  naissant  rommençait  à  chasser  les  ombres, 
ils  virent  à  quelques  pas  d'eux  une  femme  belle  el 
jeune  clonl  les  traits  admirablement  réguliers  je- 
taient comme  un  reflet  d'inspiration  divine.  Ses 
cheveux  abondants  et  blonds  comme  une  gerbe 
d'épis  mûrs,  séparés  sur  le  front  et  rattachés  par 
derrière,  révélaient  le  plus  pur  sang  gaulois  :  son 
costume  était  celui  des  femmes  armoricaines.  Une 
tunique  de  lin,  blanche  comme  les  plumes  du  cygne, 
flottait  sur  elle  à  larges  plis,  couvrait  ses  épaules  et 
son  sein,  mais  laissait  nus  ses  bras  merveilleuse- 
ment beaux.  Son  front  était  couronné  d'un  diadème 
de  verveine  à  fleurs  violettes;  une  faucille  d'or  pen- 
dait à  la  ceinture  de  pourpre  ,jui  resserrait  au-dessus 
des  hanches  les  plis  de  sa  tunique. 

C'était  une  druidesse. 

Le  vieillard  et  le  jeune  homme  se  prosternèrent 
tous  deux  avec  respect. 

—  Salut,  vie.'-ge  de  Sein  ,  prophélesse  sacrée,  dit 
Semnor. 

—  Prêtresse  du  dieu  Thoth,  reine  et  conscd  des 
peuples,  salut,  répéla  Seridul. 

—  Relevez-vous,  répondit  la  druidesse  avec  un 
geste  majestueux,  et  prêtez  tous  les  deux  l'oreille  à 
mes  paroles...  Tout  à  l'heure  j'étais  au  fond  de  ce 
temple,  je  vous  ai  entendus....  vous  voulez  partir. 
Eh  bien!  au  nom  de  Thoth,  votre  seigneur  et  le 
mien,  je  vous  ordonne  de  rester  jusqu'à  demain.... 
Vieillard ,  tu  dois  tes  chants  à  la  fêle  qui  se  pré- 
pare.... Jeune  homme,  il  faut ,  avant  de  fuir  ta  pa- 
trie, partager  le  gui  des  vieux  chênes  avec  tes  frè- 
res. ..  Ainsi  le  veut  la  coutume  des  ancêtres  et  la 
loi  éternelle  des  dieux. 

—  Voix  de  l'oracle,  lu  as  parlé,  dit  Semnor, 
j'obéis. 

—  0  vierge,  ajouta  Seridul,  j'imiterai  mon  père. 
Mais  dis-moi  si  je  puis  espérer  de  fléchir  ^^'ortimak, 
tu  dois  le  savoir,  puisque  tes  regards  puissants  li- 
sent au  livre  de  l'avenir"? 

—  Fils  deTerbal,  répondit  sévèrement  laprophè- 
tesse,  je  n'ai  qu'une  parole  à  te  répéter  :  «  Reste.  » 
Quant  au  destin,  je  ne  trahirai  pas  ses  secrets.  A 
quoi  bon,  s'il  est  malheureux,  tuer  l'espérance  dans 
ton  âme?  Si,  au  contraire,  il  favorise  tes  désirs, 
pourquoi  t'enlever  l'inquiétude  de  l'attente,  qui  est 
peut-être  la  condition  réglée  par  les  dieux  pour  te 
le  faire  mériter'? 

Ainsi  parla  au  pupille  du  barde  la  vierge  aux  che- 
veux d'or;  puis  elle  sortit  de  la  grotte  et  disparut 
bientôt  dans  le  dédale  de  la  forêt.  Semnor  prit  sa 
cithare,  et  chanta,  sur  un  air  mélancolique,  un 
hymne  aux  génies  de  la  pati-ie ,  tandis  que  Seridul 
rêvait  tristement  à  ce  qu'il  venait  d'entendre. 

Et  tous  deux  passèrent  la  journée  au  pied  d'un 
chêne,  sans  que  le  pas  d'un  homme  agitât  la  bruyère 
autour  d'eux. 


V. 


Le  soir  vint....  la  lueur  des  cicux  disparut.... 
la  lune  se  leva  comme  une  sphère  d'or  à  l'horizon 
lointain;  et  quelques  rares  étoiles  scintillèrent  au- 
dessus  des  arbres  séculaires. 

.\lors  une  sourde  rumeur  retentit  dans  la  forêt,  et 
vint,  se  rapprochant  graduellement,  entourer  d'un 
cercle  de  voix  la  haute  grotte  aux  fées.  Puis  sou- 
dain des  flambeaux  brillèrent,  et  lout  un  peuple, 
jusque-là  caché  dans  l'ombre,  apparut  à  leurs 
clartés. 

C'était  la  réunion  des  Andecaves,  des  Piclaves, 
des  Lemorices,  des  Deablentes  et  des  Turones;  les 
uns  portant  la  chiamyde  et  le  bardocuculle,  les  au- 
ties  la  saye  rayée  et  la  cérampeline  écarlate.  Au 
milieu  de  ces  nations  aux  traits  mâles  et  durs,  aux 
regards  fiers  et  presque  féroces,  se  distinguaient  les 
guerriers  avec  le  bouclier  d'osier  peint  de  figures 
bizarres  au  bras  'gauche,  le  couteau  de  silex  et  le 
carquois  de  flèches  à  pointes  de  coquillage  à  la 
ceinture,  et  tenant  de  la  main  droite  une  hache  de 
pierre  dure  ,  grossièrement  emmanchée  dans  un 
jeune  rameau  de  frêne. 

Un  de  ces  guerriers  vit  Semnor  près  du  dolmen, 
et  s'avança  vers  lui  avec  vénération  : 

—  Mon  père,  dit-il,  le  peuple  demande  à  t'en- 
tendre. 

—  Mon  fils,  répondit  le  barde,  qu'il  soit  fait  selon 
le  vœu  du  peuple. 

Et ,  après  avoir  préludé  avec  force  sur  les  trois 
cordes  de  sa  cithare,  Semnor  chanta  ainsi: 

"  Gloire  aux  vaillants!  car  ils  sont  le  soutien  du 
laboureur.  Gloire  au  laboureur',  car  il  sème  le  blé 
qui  nourrit  les  vaillants. 

»  Vienne  la  guerre,  la  guerre  qui  tue,  les  bœufs 
seraient  arrachés  à  la  charrue  et  chassés  du  sillon  , 
les  femmes  deviendraient  esclaves,  les  enfants  péri- 
raient écrasés  sous  les  pieds  des  chevaux  ennemis  , 
sous  la  lance  du  guerrier  et  sa  hache  redoutable. 

»  Gloire  aux  vaillants!  car  ils  sont  le  soutien  du 
laboureur.  Gloire  au  laboureur!  car  il  sème  le  blé 
qui  nourrit  les  vaillants. 

»  Vienne  la  paix ,  la  paix  qui  amollit ,  plus  de  bu- 
tin, les  bras  vamqueurs,  mais  inutiles,  s'énervent, 
le  guerrier  pauvre  va  mourir  dans  son  repos;  mais 
le  laboureur  vient  à  lui  avec  une  gerbe  et  lui  dit  : 
Frère ,  partageons  la  moisson  de  mon  champ. 

11  Gloire  aux  vaillants!  car  ils  sont  le  soutien  du 
laboureur.  Gloire  au  laboureur!  car  il  sème  le  blé 
qui  nourrit  les  vaillants.  >' 

Semnor  allait  continuer,  mais  la  foule;  qui  l'avait 
écouté  dans  le  silence  religieux  de  l'admiration,  in- 
terrompit sa  voix  par  une  acclamation  prolongée. 

Le  cortéae  de  la  fêle  s'avançait. 


AU  GUI  L'AN  NEUF. 


107 


Six  druides  agitant  des  branches  de  sapin  embra- 
sées précédaient  deux  taureaux  blancs,  sans  taches, 
dont  les  longues  cornes  étaient  chargées  de  verveine; 
et  le  prêtre  des  sacrifices,  une  massue  de  racine 
d'orme  à  la  main  ,  suivait  au  milieu  d'une  foule 
d'eubages.  Puis  venaiejit  deux  enfants  nus  qui  por- 
taient dans  des  vases  de  terre ,  l'un  du  sel  blanc  et 
fin  recueilli  sur  les  rochers  de  Karnak ,  l'autre  du 
vin  généreux  récolté  aux  dernières  vendanges  sur 
les  fertiles  coteaux  de  la  Loire. 

Enfin,  la  dernière  de  tous,  marchait  à  pas  lents 
une  femme,  la  reine  de  cette  nuit. 

Semnor  et  Seridul  reconnurent  la  prophétesse. 

Elle  s'arrêta  devant  un  terire  do  gazon  élevé  au 
pied  d'un  chêne,  frappa  trois  fois  l'écorce  de  l'arbre 
avec  sa  faucille  d'or  et  dit  : 

—  Au  gui  l'on  neuf! 

Le  peuple  s'inclina  pieusement. 

En  ce  monienl  Seridul  vit  s'avancer,  au  cenire  du 
cercle  que  formait  la  foule,  les  chefs  îles  peuples 
et  leurs  familles;  son  cœur  battit  violemment  quand 
il  reconnut  Vallia  près  de  Wortimak. 

—  Au  gui  l'an  neuf!  répéta  la  druidesse. 

Et,  montant  sur  le  tertre,  elle  coupa  la  plante  sa- 
crée et  la  jeta  dans  un  voile  blanc  que  tendait  devant 
elle  un  eubage. 

Puis  vingt  autres  eubages  qui  n'attendaient  que 
ce  signal  apportèrent  dans  des  voiles  semblables 
d'autres  plantes  de  gui  et  les  déposèrent  aux  pieds 
de  la  druidesse. 

Alors  commença  la  distribution. 

Les  druides  s'avancèrent  les  premiers  pour  rece- 
voir une  petite  tige  de  la  plante  bénie,  puis  vinrent 
les  eubages,  puis  les  chefs  et  le  peuple  allaient  sui- 
vre quand  la  prophétesse  appela  à  haute  voix  : 

—  Seridul,  fils  de  Terbal. 

Le  jeune  homme  regarda  autour  de  lui  avec  éton- 
nement,  comme  s'il  eût  été  éveillé  d'un  rêve,  et 
resta  morne.  Mais  le  barde,  son  protecteur,  le  con- 
duisit à  celle  dont  la  voix  le  désignait. 


VI. 

La  druidesse  prit  un  rameau  de  gui  tout  entier 
chargé  de  feuilles  nombreuses,  vertes  et  fraîches. 

—  Seridul,  fils  de  Terbal,  dit-elle,  que  l'année 
te  soit  bonne. 

Seridul  reçut  en  tremblant  le  rameau  ,  puis  jeta  un 
cri  qui  fut  ré|>été  par  tout  le  peuple. 

Une  grande  merveille  venait  de  s'accomplir  ;  le  ra- 
meau s'était  changé  en  or. 

Le  fils  de  Terbal ,  pâle  d'émotion,  essaya  en  vain 
de  parler...  Les  Ilots  de  la  pensée  se  pressaient  sur 
ses  lèvres  et  s'y  brisaient  sans  murmure. 


Cependant  Vallia  s'était  retournée  vers  son  père, 
et  Wortimak  s'avançait  vers  elle.  Seridul  se  releva, 
courut  offrir  son  trésor  à  la  jeune  fille,  et  le  rayon 
d'un  sourire  qui  éclaira  le  visage  froid  et  sévère  du 
brenn  lui  apprit  que  sa  douleur  était  finie.  Un  com- 
mencement de  bonheur  l'avait  rendu  muet  ;  l'excès 
de  ce  même  bonheur  ranima  sa  voix  éteinte. 

—  Vallia  !  Vallia  !  s'écria-t-il  avec  délire. 
La  prophétesse  l'interrompit. 

—  Tu  as  raison,  ô  Seridul,  dit-elle,  de  rendre 
grâces  à  ta  bien-aimée;  car  c'est  à  sa  foi  que  tous 
deux  vous  devez  votre  union.  Elle  a  pieusement 
cueilli  le  selago  des  bois  au  cinquième  jour  de  la 
lune  pour  me  demander  le  don  des  métamorpho- 
ses... .le  viens  d'accomplir  sa  prière. 

—  La  fée  Létida,la  fée  des  amours, s'écria  la  fille 
du  bronu- 

Le  peuple  à  ce  nom  fiéchit  le  genou  et  se  re- 
cueillit. 

.•^eridul ,  Semnor  et  Vallia  s'approchèrent  de  la 
déesse  et  baisèrent  le  bas  de  sa  tunique. 

Wortimak  voulut  à  son  tour  rendre  son  hommage 
à  la  fée;  mais  elle  disparut  en  disant  : 

—  Brenn  des  Andecaves,  le  dieu  Tliotli  rejette 
les  avares. 

Wortimak  tressaillit  et  resta  un  moment  accablé, 
comme  si  la  foudre  eût  grondé^sur  sa  tète  ..  Puis,  dé- 
nouant son  bardocucule  à  franges  d'or,  il  le  jeta  sur 
les  épaules  de  Seridul  et  dit  au  barde  : 

—  Je  le  jure  devant  toi  et  devant  ce  peuple  !  ô 
mon  père!  mes  trésors  sont  dès  ce  jour,  comme  ce 
vêtement,  à  l'époux  de  ma  fille...  Que  Thoth  nie  soit 
en  aide  ! 

La  fée  Létida  venait  de  faire  une  métamorphose 
nouvelle. 

—  Honneur  à  Wortimak!  dit  le  peuple. 

—  Gloire  à  Létida ,  la  fée  des  amours  !  reprit 
Semnor. 

Et  la  cithare  mélodieuse  retentit  sous  ses  doigts. 

Les  enfants  des  Gaules  se  turent,  et  le  sacrifica- 
teur, immolant  les  deux  taureaux  blancs,  qu'il  ar- 
rosa de  vin  et  de  sel ,  acheva  la  fête ,  pendant  que 
la  voix  inspirée  de  Semnor  proclamait  la  puissance 
des  dieux. 

Et,  depuis  cette  nuit  fameuse,  ajoute  la  chroni- 
que, les  Gaulois  voulurent  perpétuer  chez  leurs  en- 
fants le  souvenir  de  la  protection  accordée  à  Seri- 
dul ,  Qls  de  Terbal ,  et  à  Vallia,  fille  de  Wortimak , 
par  la  fée  des  amours.  Ils  instituèrent  pour  coutume 
d'offrir  chacun  à  leurs  amis,  au  premier  jour  de 
l'an,  une  feuille  de  gui»  en  or,  en  accompagnant  ce 
présent  des  paroles  de  Létida  : 

—  Que  l'année  vous  soit  bonne! 

GEoiifiKS  OLIVIER. 


LE    BOXHOMME   LAZARILLE. 


LA  GIBLOTTE. 


Je  n'imagine  rien  de  plus  joyeux ,  de  plus  indépendant 
que  la  vie  d'un  saltimbanque.  Un  saltimbanque...  mais  c'est 
le  mortel  le  plus  libre,  le  plus  insouciant ,  le  plus  heureux. 
Peu  de  lois,  pas  de  préjugés,  jamais  de  chaînes!...  Que  lui 
importe  le  monde?...  Il  n'en  a  rien  reçu,  il  ne  lui  doit  rien. 
Sans  prendre  la  peine  de  le  connaître,  il  s'en  moque,  et  voilà 
tout.  C'est  un  bohémien,  c'est  un  oiseau.  Il  n'a  pas  de  mai- 
son ;  mais  ni  l'ennui  ni  le  chagrin  ne  pénètrent  jamais  sous 
sa  tente,  que  le  vent  emporte  et  déplace  au  gré  de  sa  fantai- 
sie. Il  a  la  paresse  du  lézard  ;  et,  comme  le  frileux  reptile, 
aime  à  se  réchauffer  le  long  des  vieux  murs,  aux  rayons  du 
soleil...  Un  jour,  voilà  tout  son  avenir  ;  et  jamais  le  souci  du 
lendemain  n'a  préoccupé  sa  cervelle.  On  le  voit  sans  cesse 
alerte,  dispos  et  souriant.  Il  est  poète  parfois,  spirituel  sou- 
vent, philosophe  toujours.  Un  rien  l'habille;  la  toile  d'un 
matelas,  ou  bien  un  de  ces  carricks,  dont  Bilboquet  se  drape 
comme  d'un  manteau  royal.  Sa  gourmandise  est  moins  exi- 
geante que  la  sobriété  elle-même ,  et  si  le  vin  est  trop  cher, 
la  fontaine  voisine  remplit  son  gobelet  d'étain.  Enfin  sa  mi- 


LE  BONHOMME  LAZARILLE. 


loy 


sère  ne  repousse  ni  la  gaieté  ni  le  bonheur  ;  et  l'a- 
mour aime  à  lleurir  le  pauvre  grabat  de  Colombine. 

Le  saltimbanque  est  un  type  adorable;  et  jamais 
le  crayon  de  Callol  n'a  rien  créé  de  plus  original  et 
de  plus  réjouissant.  Les  uns  sont  longs,  pâles,  dé- 
gingandés; les  autres,  courts,  épais  et  rougeauds. 
Ceux-ci  se  distinguent  par  une  physionomie  douce- 
reuse et  ingénue;  ceux-là  par  une  mine  aventureuse  et 
effrontée.  Mais  tous  ont  un  cachet  étrange  et  drola- 
tique. Aussi ,  je  ne  saurais  dire  à  quel  point  je  les 
cherche,  je  les  admire  et  je  les  aime,  ces  pauvres 
enfants  du  hasard  ! 

Pas  une  fête ,  pas  une  kermesse  ,  pas  une  foire  ne 
vient  camper  dans  mon  voisinage  sans  que  je  sois  le 
premier,  le  plus  empressé  des  amateurs,  ou  des  ba- 
dauds, si  vous  l'aimez  mieux.  Ce  fut  donc  avec  une 
joie  d'enfant  que  je  vis  arriver  le  mois  d'août  184o, 
car  nous  étions  à  la  Saint-Louis,  et  j'habitais  Ver- 
sailles cet  été-là;  Versailles,  la  splendide  ville  de 
nos  rois,  qui  célèbre  en  cet  anniversaire,  et  tout  à 
la  fois  probablement,  Louis-le-Grand,  son  fondateur; 
Louis-le-Saint,  son  divin  patron. 

Dès  le  premier  jour,  je  sortis  à  la  tombée  de  la 
nuit.  Je  traversai  la  place  d'armes,  et  je  fus  bientôt 
aux  premiers  arbres  de  la  large  avenue  de  Sceaux. 
Quel  coup  d'oeil!.. .  Le  ciel  lui-même  semblait  être 
de  la  fête  tant  il  se  montrait  lumineux  et  brillant. 
On  eût  dit  que  la  lune  et  que  les  étoiles  écartaient 
le  feuillage  des  hauts  marronniers  pour  mieux  voir 
ce  qui  allait  se  passer  ce  soir-là...  L'avenue  res- 
plendissait, presque  aussi  constellée  que  le  ciel;  et 
quelque  Arago  flâneur  eût  pu  faire  un  cours  complet 
d'astronomie  terrestre.  Ce  n'était  que  lampions,  quin- 
quets,  chandelles,  bougies,  lanternes  aux  mille  cou- 
leurs... Voilà  le  tableau,  quanta  la  lumière;  pour  le 
bruit,  c'était,  ma  fol,  bien  autre  chose  encore... 

Figurez-vous...  Mais  non,  c'est  impossible  à  dé- 
crire... Figurez-vous  un  vacarme...  un  tintamarre... 
un  charivari...  immense,  multiple,  assourdissant!... 
Les  cris  des  marchands;  les  voix  et  les  pas  des  flâ- 
neurs; les  orchestres  des  bals  et  des  baraques;  mille 
instruments,  mille  hurlements,  mille  vociférations!... 
Eh  bien,  vous  n'y  êtes  pas  encore,  et  le  concert  est 
incomplet...  N'y  avait-il  pas  cent  parties  qui  bro- 
daient sur  ce  thème  sans  pareil?...  Le  piston  chan- 
tait; la  clarinette  de  l'aveugle  sifflait;  la  grosse 
caisse  tonnait;  les  cymbales  grinçaient;  la  friture 
clapissait...  Et  puis  les  pétards,  les  pistolets,  les 
chiens,  les  mirlitons!...  Tout  cela  s'harmoniait  et 
montait  vers  le  ciel  étoile  et  retentissant...  C'était  à 
rendre  muet  le  fracas  des  batailles,  les  trompettes 
du  jugement  dernier  et  les  festivals  de  Berlioz  !... 

Il  y  avait  encore  un  spectacle  aussi  curieux  à  lui 
seul  que  tout  le  reste  ensemble  :  la  foule!...  La 
large  avenue  ressemblait  à  une  mer  moutonneuse  et 
clapotante  ..  Oui,  l'Océan  seul  peut  donner  une  idée 


de  celle  multitude  de  lûtes,  de  bonnets,  de  capotes, 
de  chapeaux ,  de  casquellcs.  Et  tout  cela  ondulait , 
fourmillait,  grouillait!...  Si  quelque  oiseau  effrayé 
eût  laissé  tomber  une  de  ces  plumes,  en  s'envolanl 
de  son  nid  ,  elle  n'aurait  certes  pas  touché  le  pavé 
ce  soir-là. 

J'étais  au  beau  milieu  de  la  cohue;  on  me  bous- 
culait, on  me  marchait  sur  les  pieds,  on  me  montait 
sur  le  dos;  n'importe!...  Je  trouvais  tout  cela  char- 
mant. 

Je  dois  faire  une  légère  restriction  :  je  suis  peu 
admirateur  des  pyramides  de  pains  d'épices,  de 
porcelaines  et  de  macarons.  Je  ne  m'arrête  pas  au 
nougat  de  Marseille,  aux  bijoux  contrôlés,  enfin  à 
foutes  ces  boutiques  qui  étalent  leurs  tentations 
utiles  ou  frivoles.  Mon  but  était  ailleurs,  et  je  me 
hâtai  autant  que  possible  vers  les  saltimbanques, 
bivouaques  vers  le  haut  de  l'avenue.  Après  deux 
heures  d'une  courageuse  navigation  ,  j'atteignis  le 
port,  non  sans  quelques  avaries. 

Là,  foule  et  bruit,  tout  grossissait  encore.  Néan- 
moins, je  trouvai  moyen  d'entendre  toutes  les  pa- 
rades, d'assister  à  chaque  spectacle,  et,  je  dois  l'a- 
vouer, je  préfère  de  beaucoup  le  prologue  à  la  pièce, 
les  promesses  du  dehors  aux  beautés  de  l'intérieur. 
J'aime  à  voir  sur  les  tréteaux,  à  la  lueur  des  torches, 
la  trou])e  s'évertuant  à  piquer  la  curiosité;  j'aime  à 
conlempler  les  formes  de  l'hercule  ,  l'exécution  des 
musiciens  polonais ,  l'esprit  du  paillasse  ,  et  surtout 
la  nymphe  vêtue  de  gaze,  de  paillettes,  et  que  voile 
à  demi  le  pudique  tartan  aux  couleurs  voyantes  et 
fanées.  Tout  cela  fait  un  peu  de  tort  aux  veaux  à 
deux  tètes  et  aux  albinos  de  la  mer  Glaciale;  les 
uns  et  les  autres  ont  cependant  leur  charme,  et  je 
ne  céderais  ni  un  des  lazzis  de  Jocrisse,  ni  une  des 
écailles  du  boa  constriclor. 

Je  sortais  de  la  dernière  baraque,  et  je  respirais 
avec  voluplé,  car  là  cessaient  brusquement  le  bruit, 
les  lumières  et  la  foule,  lorsqu'un  bruit  étrange  me 
fit  retourner  la  tète.  Je  regardai  du  côté  de  ce  bruit, 
et  je  distinguai  avec  surprise  une  baraque  que  je 
n'avais  pas  aperçue  d'abord.  C'était  une  tente  toute 
petite,  toute  détruite  et  toute  rapiécée.  Deux  espèces 
de  bannières  se  balançaient  auprès  de  l'étroite  fente 
qui  servait  de  porte  ;  mais  il  eût  été  fort  difficile  de 
deviner  ce  qu'elles  avaient  la  prétenlion  de  représen- 
ter. A  peine  restait-il  sur  le  calicot  quelques  teintes 
confuses  et  effacées  Bien  des  orages  avaient  dû 
passer  là-dessus!  .. 

Il  y  avait  là-dedans  quelque  chose  de  mystérieux  ; 
et  j'examinai  avec  plus  d'attention  cette  baraque 
en  lambeaux.  Sur  le  devant,  quelques  planches  po- 
sées sur  deux  futailles  formaient  les  tréteau.x  de 
parade  ;  et  sur  ce  balcon  misérable  il  y  avait  un 
lampion,  un  tambour  et  un  vieillard. 

Le  lampion  n'avait  pas  de  lumière ,  le  tambour 


Mit  IIEVUE  PITTORESQUE 

pas  de  son,  le  vieillard  pas  de  regard.  A  peine  la 
mèclie  fumeuse  jetait-elle  encure  quelques  lueurs 
expirantes  et  blafardes.  A  peine  enlendait-on  sur 
la  peau  flasque  et  détendue  le  frottement  monotone 
des  baguettes  A  peine  le  saltimbanque  donnait-il 
signe  de  vie  ,  par  un  soupir  dolent  et  mélancolique. 
Pauvre  homme!...  l'aspect  de  tant  de  misère  me 
serra  le  cœur.  11  était  là,  tout  seul,  presque  dans 
l'obscurité,  presque  dans  le  silence,  à  battre  sa 
vieille  caisse  d'un  mouvement  triste  et  résigné.  Per- 
sonne ne  l'entendait,  personne  ne  le  voyait.  N'im- 
porte.,, il  allait  toujours!  Le  devant  de  sa  lente 
était  désert,  complètement  désert.  Pas  même  un 
enfant  curieux  ne  s'aventurait jusquo-la.  Eh  bien!... 
rien  ne  le  décourageait;  il  frappait  d'un  semblant 
de  mouvement  son  fantôme  de  tambour.  D'abord  , 
je  crus  qu'il  était  aveugle,  ou  bien  qu'il  dormait. 
Mais  au  bruit  de  mes  pas,  il  entr'ouvrit  sa  paupière... 
Un  éclair  d'espoir  et  de  joie  passa  sur  son  visage 
jaune  et  ridé.  11  me  semblait  qu'en  même  temps  le 
lampion  jetait  une  lueur  plus  vive.  Quant  au  tam- 
bour, c'était  sans  doute  le  plus  vieux  et  le  plus  ma- 
lade; car  le  maître  eut  beau  redoubler  d  ellorls  et 
de  coups,  il  ne  rendit  aucun  son.  Heureux  tam- 
bour!... Sa  peau  venait  d'achever  de  se  fendre,  il 
n'avait  plus  besoin  de  rien,  lui!...  tandis  que  le 
lampion  attendait  un  peu  d'huile  ,  et  le  vieillard... 
peut-être  un  peu  de  pain!... 

J'entrai  dans  la  baraque. 

Pas  la  moindie  lumière!...  Heureusement  la  lune 
traversait  sans  peine  la  trame  de  la  toile,  réduite  a 
l'état  de  squelette,  et  semblable  à  ces  feuilles  à  jour 
dont  les  chenilles  n'ont  laissé  que  les  membranes. 
Je  distinguai  une  forme  de  banc  ,  et  je  m'assis  en 
hésitant. 

J'entendis  alors  une  voix  tremblante  et  cassée  qui 
s'etTor(,'ait  de  parler  au  dehors.  C'était  le  saltimban- 
que qui  déclamait  consciencieusement  l'annonce  de 
son  spectacle  aux  marronniers  de  l'avenue.  Je  prèlai 
une  oreille  attentive,  et  je  com|iris  qu'on  allait  me 
représenter  les  malheurs  et  la  biche  de  Geneviève 
de  Brabant. 

La  voix  cessa,  et  je  vis  bientôt  paraître  le  vieil- 
lard, portant  dans  les  deux  mains  le  lampion  à  l'a- 
gonie. Que  de  soins  !  que  de  précautions!  que  d'an- 
goisses!... Enfin,  il  arriva  heureusement  jusqu'au 
petit  théâtre,  dont  je  ne  fis  qu'entrevoii'  la  toile  bleue; 
car,  au  moment  où  le  pauvre  honmie  se  baissait 
pour  poser  le  lampion  sur  la  planche  de  la  scène,  il 
s'éteignit. 

Alors  se  fit  dans  l'ombre  un  soupir  de  désappoin- 
tement; mais  un  soupir  tout  à  la  fois  si  navrant  et 
si  Comique,  que  je  me  sentis  en  même  temps  un 
sourire  sur  les  lèvres  et  deux  larmes  dans  les  yeux. 

Au  bout  de  quelques  secondes,  le  saltimbanque 
vint  il  moi  et  me  dit  : 


—  Pardon,  monsieur...  Je  vais  chercher  de  la  lu- 
mière... 

Il  lit  deux  pas  pour  sortir,  puis  il  revint  vers  moi, 
et  ce  fut  en  balbutiant  un  peu  qu'il  ajouta  : 

—  Au  fait,  monsieur...  je  réfléchis...  pour  un  seul 
amateur...  je  ne  puis...  donner  la  représentation. 

Je  crus  comprendre,  et,  tirant  une  pièce  de  cinq 
francs  de  ma  poche,  je  la  mis  dans  la  main  du  vieil- 
lard, qui  répondit  aussitôt  : 

—  Ah!  si  monsieur  paye  double,  je  vais  travail- 
ler... Mais  vous  pensez  que  pour  un  sou  !...  J'y  vais, 
monsieur,  j'y  vais  !... 

Et  il  sortit,  croyant  que  je  venais  de  lui  donner 
un  décime. 

Une  minute  ne  s'était  pas  écoulée  que  je  le  vis 
rentrer  dans  la  tente.  11  tendit  vivement  vers  moi  la 
main  ouverte  et  me  dit  : 

—  Vous  vous  êtes  trompé,  monsieur!...  C'est 
un  écu!... 

Cette  probité  chez  un  bateleur,  au  sein  de  cette 
misère...  cette  probité-là  était  sublime. 

—  Non,  répondis-je  avec  émotion,  non,  mon  bravo 
homme,  je  ne  me  suis  pas  trompé;  j'ai  voulu  vous 
donner  cela... 

—  Je  ne  puis  accepter murmura  le  pauvre 

homme  ,  avec  l'hésitation  d'un  enfant  qui  refuse  et 
qui  meurt  d'envie  de  prendre. 

—  Et  pourquoi  donc?  ajoutai-je.  Je  représente  a 
moi  seul  tout  le  public,  il  est  bien  juste  que  je  paye 
comme  le  public  tout  entier. 

—  Monsieur  veut  rire?  Ma  salle  étant  pleine,  je 
n'ai  jamais  fait  cette  recette-là. 

Pauvre  homme!...  cinq  francs!... 
J'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  le  faire  accep- 
ter. Enfin  il  s'écria  : 

—  Oh  !  monsieur,  merci  !. .  Mais  il  faut  que  vous 
soyez  joliment  amateur...  Excusez-moi  si  je  suis 
forcé  devons  faire  encore  attendie  ..  Je  cours  cher- 
cher quatre  lampions...  Et  tenez...  je  puis  vous  l'a- 
vouer maintenant.,  j'étais  dans  un  fier  embarras!.. 
Malgré  la  garantie  de  ma  baraque ,  aucun  épicier 
n'a  voulu  me  faire  crédit...  môme  d'un  seul  lam- 
pion... A  cette  heure,  c'est  bien  différent...  et  je 
cours... 

Je  ne  m'étais  pas  trompé. 
Au  moment  ou  le  vieillard  se  disposait  à  sortir,  je 
le  retins  par  le  bras  en  lui  disant  : 

—  Écoutez-moi...  Il  se  fait  tard...  si  nous  remet- 
tions le  septacle  à  demain?...  Hein?...  Qu'en  dites- 
vous?... 

Toute  la  gaieté  du  bonhomme  s'évanouit  aussitôt; 
et  d'un  ton  eflrayô  et  boudeur  il  me  fit  : 

—  Pourquoi  donc,  monsieur?... 

—  Devant  un  seul  spectateur  vous  ne  seriez  pas 
en  verve...  J'ai  entendu  dire  que  pour  se  monter 
les  artistes  avaient  besoin  d'un  public  nombreux. 


LE  BOMIU.MME  l.AZAlilLLIi. 


I  I  I 


—  Les  coiiiédiens  peut-être,  uuiis  nous... 

—  Enfin ,  je  vous  entendrai  demain  avec  plus  de 
plaisir,  j'en  suis  sûr! 

Pour  toute  ré(»onse,  le  vieillard  me  tendit  les  cini] 
francs  d'un  air  coniraint  et  dolent.  Je  remarquai  sa 
tristesse  et  je  m'empressai  de  lui  dire  : 

—  Gardez'...  gardez!...  Ce  sera  payé  pour  de- 
main... Ah!  ne  vous  avisez  pas  de  faire  des  façons... 
Vous  savez  bien  que  les  places  retenues  d'avance 
coûtent  plus  cher  au  bureau  de  location...  Allons, 
allons,  croyez-moi!...  quittez  pour  ce  soir  voire 
théâtre;  traversez  l'avenue,  entrez  chez  le  marchand 
de  vins  que  vous  apercevez...  là...  presqu'en  face... 
et  faites-vous  servir  une  bouteille  du  meilleur... 
avec  une  friture...  une  tranche  de  veau...  une  gi- 
belotte. 

—  Une  gibelotte!...  s'écria  le  saltimbanque  avec 
un  accent  étrange,  une  gibelotte!...  Ah!  monsieur, 
quel  mot  avez-vous  prononcé  là  !... 

En  achevant  ces  paroles ,  il  se  cacha  le  visage 
dans  ses  mains  et  tomba  sur  le  banc  où  j'étais 
assis. 

Je  ne  savais  que  penser  de  cette  singulière  tris- 
tesse, et  je  lui  dis  avec  étonnement  : 

—  Qu'y  a-t-il  donc  d'extraordinaire,  dans  ce 
mot-là  "? 

—  Ah!  monsieur,  me  répondit-il  en  soupirant, 
vous  m'avez  rappelé  un  bien  cruel  souvenir...  un 
événement  bien  douloureux  !... 

—  Je  flairai  de  suite  une  histoire,  et  je  m'écriai 
avec  empressement  : 

—  Racontez-moi  cela,  mon  ami  !... 

—  Oh  !  me  fit-il  en  branlant  sa  tête  moitié  chauve, 
moitié  blanche,  c'est  un  enfantillage...  une  niaise- 
rie... qui  vous  ferait  rire...  et  qui  ne  mérite  pas  la 
peine  de  vous  être  racontée. 

—  Si  fait...  si  fait...  je  suis  trés-curieu,\...  et  quel- 
que chose  me  dit  que  votre  récit  ne  me  fera  point 
rire...  Commencez  donc,  je  vous  en  prie. 

—  Mais,  monsieur... 

—  Vous  ne  voulez  donc  jamais  faire  ce  que  je 
vous  demande?  Voyons...  l'histoire  remplacera  la 
représentation...  hem?...  voulez-vous? 

Après  une  courte  hésitation,  le  saltimbanque  me 
répondit  : 

—  Je  ne  peux  pas  vous  refuser...  mais  je  dois 
vous  en  prévenir...  ce  souvenir,  tout  trivial  qu'il 
est,  va  peut-être  me  coûter  quelques  larmes...  N'ou- 
bliez pas  que  c'est  un  saltimbanque  ([ui  parle  et  un 
vieux  bonhomme  qui  se  souvient. 

—  Ne  craignez  rien...  je  vous  écoute... 

Le  vieillard  passa  la  main  sur  ses  yeux;  et,  d'une 
voix  lente  et  émue,  il  commença. 


11. 


11  aie  faut  remonter  bien  liant,  car  ce  malheur-la 
m'est  arrivé  dans  les  premières  années  de  ma  \ie. 
J'étais  déjà  dans  la  banque  (c'est  ainsi  que  nous 
appelons  notre  état),  et  du  reste  j'y  fus  toujours,  car 
j'y  SUIS  né  De  qui  au  juste?...  Je  l'ai  toujours  ignoré. 
Ma  mère  était,  m'a-t-on  dit,  la  compagne  d'un  fo- 
rain; et  comme  on  la  trouvait  belle,  elle  s'enfuit 
peu  de  jours  après  ma  naissance  Je  ne  sais  pas  môme 
qui  fut  ma  nourrice.  La  première  chose  que  je  me 
rappelle ,  la  voici  :  un  jour,  en  me  réveillant,  je  me 
trouvai  couché  dans  une  boite  grande  et  longue;  à 
mes  côtés  étaient  deux  créatures  à  peu  près  sembla- 
bles à  moi  ;  seulement  elles  avaient  des  maillots  bien 
plus  riches  que  les  miens.  Mon  berceau  était  une 
malle;  mes  compagnons  Arlequin  et  Polichinelle. 
On  me  serrait  dans  le  coffre  aux  marionnettes.  Tels 
furent  mes  camarades  de  collège.  Je  me  souviens 
parfailement  de  celui  qui  eut  ma  première  amitié; 
ce  fut  l'olichinelle.  La  figure  noire  d'Arlequin  me 
faisait  peur.  L'autre  au  contraire  avait  un  sourn-e 
perpétuel  que  j'adorais.  Aussi  étions-nous  les  deux 
inséparables.  C'est  au  point  que  lorsque  le  père  La 
Ressource  criait  à  Frise-Poulet  ; 

—  Polichinelle!... 
Celui-ci  lui  demandait  : 

—  Lequel?...  chau'  ou  bois?...  enfant  ou  pou- 
pée?... 

Il  est  nécessaire,  avant  tout,  de  vous  dire  deux 
mots  touchant  Frise-Poulet  et  touchant  le  père  La 
Ressource. 

Le  père  La  Ressource  était  un  vieillard  gros,  jo- 
vial et  rouge  de  visage.  11  me  semble  encore  voir 
ses  petits  yeux  gris  et  son  nez  bourgeonné;  car  c'é- 
tait un  fier  buveur.  Passé  midi ,  on  pouvait  être  sûr 
de  le  trouver  ivre.  Il  voyageait  en  montrant  des 
marionnettes.  Jamais  il  ne  fut  embarrassé  de  rien  ; 
et  son  esprit  lui  avait  valu  le  seul  nom  sous  lequel 
je  l'aie  jamais  connu.  Élait-il  mon  père?...  Je  l'ignore. 
Jamais  il  ne  me  l'a  dit;  mais  c'était  un  brave  homme, 
et  je  serais  heureux  encore  d'apprendre  que  je  fus 
son  fils.  Voilà  pour  La  Ressource. 

Frise-Poulet ,  son  pitre  ou  son  paillasse,  si  vous 
l'aimez  mieux,  était  un  grand  garçon,  rouge  de  che- 
veux et  méchant  de  caractère.  11  avait  la  bouche  si 
large,  si  large,  qu'il  avalait  d'une  bouchée  la  plus 
grosse  pomme  du  monde;  et  la  main  tellement  large 
qu'il  en  couvrait  un  carreau  de  vitre.  Joignez  à  cela 
qu'il  était  gourmand  et  voleur.  Lorsqu'il  voulait  ca- 
cher quelque  fredaine,  il  mentait  avec  un  aplomb 
superbe ,  et  me  prenait  toujours  à  témoin  en  di- 
sant : 

—  Demandez  plutôt  à  Lazarillel 

Voilà  co  qui  me  tint  lieu  de  baptême  ;  car  un  ne 


112 

me  connaît,  ni  je  ne  mu  connais  moi- môme  que 
sous  le  nom  du  bonhomme  Lazarille. 

J'ai  vécu,  j'ai  grandi,  je  suis  né  peut-être  dans  une 
baraque  de  toile ,  entre  le  père  La  Ressource  et 
Frise-Poulet. 

Quant  à  Policliinelle ,  il  ne  tarda  pas  a  être  ou- 
blié, .l'eus  un  autre  ami.  Cet  ami  fut  La  Giblotle. 
Pauvre  La  Giblotle  !..  C'était,  monsieur,  c'était  un 
gros  chat,  roux  et  grisâtre,  doux  et  câlin.  Frise-Pou- 
let, qui  souvent  avait  convoité  la  pauvre  bête  aux 
jours  des  maigres  repas,  l'affreux  Frise-Poulet  l'a- 
vait aussi  baptisé  La  Giblotle. 

En  tombant  d'une  gouttière,  il  s'était  crevé  l'œil 
gauche,  ce  qui  lui  donnait  un  air  tout  drôle  et  tout 
penaud.  A  cause  de  cette  infirmité,  le  père  La  Res- 
source avait  changé  la  mise  en  scène  de  toutes  nos 
pièces;  car  La  Giblolte  était  acteur,  et  quel  acteur, 
monsieur!...  Comme  il  jouait  la  scène  du  commis- 
saire! avec  quelle  bonhomie  il  recevait  les  coups  de 
bâton  de  Polichinelle!...  Le  coup  de  patte,  par 
exemple,  était  son  côté  faible...  Trop  bon,  monsieur 
trop  bon  :...  Il  avaitle  talent  vertueux  de  M.  Marty, 
qui  ne  put  jamais  se  résoudre  à  poignarder  la  moin- 
dre victime.  Il  se  laissait  battre,  mais  on  ne  put  ja- 
mais lui  apprendre  à  battre  même  une  marion- 
nette. 

La  Giblotle  et  moi ,  nous  vivions  en  frères.  Après 
le  spectacle,  nous  rentrions  ensemble  ;  il  ne  me  quit- 
tait que  pour  les  devoirs  de  son  art,  ou  les  soins  de 
la  subsistance,  car  on  ne  lui  donnait  rien. 

—  Qu'il  prenne  des  souris  ! ...  disait  le  père  La  Res- 
source. 

Je  n'étais  guère  mieux  nourri  que  lui  Le  directeur 
et  Frise-Poulet  faisaient  bombance  au  cabaret;  moi, 
je  m'estimais  fort  heureux,  lorsque,  le  soir,  l'un  ou 
l'autre  me  rapportait  un  morceau  de  pain.  Aussi 
quelle  amitié,  quelle  reconnaissance  n'avais-je  pas 
pour  ce  pauvre  La  Giblotle  !.. .  Il  me  rendait  plus  de 
services  que  je  n'étais  à  même  de  lui  en  rendre;  sou- 
vent j'avais  froid,  et  il  me  réchauffait;  souvent  il 
avait  faim,  et  je  ne  pouvais  pas  le  nourrir. 

Une  fois,  je  m'en  souviens,  c'était  un  lendemain 
de  grande  recette,  le  père  La  Ressource  me  donna 
deux  sous.  Quelle  joie!...  Je  courus  de  suite  acheter 
un  superbe  morceau  de  mou,  et  je  revins  en  toute 
hâte  à  notre  grenier...  (Tous  ces  détails  m'arrivent, 
comme  si  c'était  d'hier,  et  voilà  pourtant  bien  des 
années  de  cela.)  J'entre,  La  Giblolte  était  absent, 
je  montai  sur  le  toit  pour  le  chercher  ;  mais  avant 
j'eu 3  l'imprudence  de  poser  le  précieux  mou  sur  une 
petite  table  boiteuse,  que  je  vois  encore.  Une  demi- 
heure  se  passe  avant  que  je  puisse  rejoindre  mon 
ami.  EnQn,  il  arrive  avec  une  souris  à  la  gueule; 
je  la  lui  arrache,  et  la  jette  avec  dédain.  Puis  je 
rentre  par  la  fenêtre,  en  le  tenant  dans  mes  bras, 
en  lui  parlant  du  festin  qu'il  va  faire...  La  mansarde 


REVUE  PITTORESQUE. 

était  pleine  de  fumée,  el  Frise-Poulet,  accroupi  de- 
vant la  cheminée,  faisait  cuire  quelque  chose  dans 
une  vieille  poêle...  Je  le  remarque  à  peine  d'abord, 
et  je  cours  à  la  table...  Rien,  plus  rien  !...  Ua  af- 
freux pressentiment  me  saisit ,  je  m'élance  vers  la 
cheminée;  et,  dans  la  poêle,  qu'est-ce  que  je  re- 
connais?... Mon  morceau  de  mou!...  Infâme  Frise- 
Poulet!...  Il  osa  encore  me  faire  une  hideuse  gri- 
mace ! . . . 

Quant  à  moi,  je  mis  plus  d'une  heure  à  rechercher 
la  souris  de  La  Giblotle;  enfin  je  la  retrouvai,  et  la 
lui  rendis  en  pleurant. 

Hélas!  ce  n'était  rien  que  cela...  pauvre  La  Gi- 
blolte!... il  devenait  vieux,  et  son  talent  allait  en 
décadence.  La  mémoire  lui  manquait,  il  oubliait  la 
réplique,  pour  se  passer  la  patte  sur  l'oreille... 
Enfin  il  s'endormait  en  scène,  et  compromettait  tous 
les  succès.  Le  père  La  Ressource  commençait  à 
murmurer...  Dame!  un  auteur  tient  au  texte...  et 
La  Ressource  était  le  Scribe,  sans  collaborateur, 
des  marionnettes. 

Pour  comble  de  malheur,  cet  horrible  FVise- 
Poulet  élevait  un  chien,  auquel  il  faisait  apprendre, 
par  méchanceté,  tous  les  rôles  de  La  Giblotle...  Le 
père  La  Ressource  hésita  longtemps  avant  de  con- 
sentir à  ce  changement  de  distribution. 

Je  dois  lui  rendre  cette  justice,  cela  lui  répugnait 
de  mettre  à  la  retraite  l'acteur  auquel  il  devait  pres- 
que tous  ses  triomphes  ..  Et  puis,  remplacer  un 
chat  estimé  par  un  chien  novice  et  inconnu!... 
Quelle  hardiesse!...  Enfin,  il  fallut  bien  s'y  résou- 
dre. Je  compris  toute  l'amertume  du  coup  qui  allait 
frapper  mon  ami...  J'espérais  encore  !...  Le  débu- 
tant pouvait  tomber...  Je  complais  sur  le  public.  Je 
fus  bientôt  détrompé  !...  Le  public  oublieux,  ingrat, 
l'accueillit  avec  enthousiasme.  Le  chat  miaulait  avec 
une  méthode  douce  el  harmonieuse;  le  chien  jappa 
sur  un  ton  élevé  et  retentissant.  Cette  innovation  dé- 
cida de  la  soirée  ;  cl  ce  fut  un  coup  de  gueule  so- 
nore et  inattendu  qui  surprit  la  masse  et  enleva  le 
succès. 

J'essayai  de  consoler  La  Giblolte. 

—  Miaou!...  me  répondit-il  d'un  ton  triste  et 
désolé. 

Heureusement  je  pouvais  dédommager  mon  ami 
de  la  perte  de  sa  gloire.  J'avais  alors  dix  ans,  el 
j'accompagnais  le  père  La  Ressource  au  cabaret. 
Chaque  soir,  je  rapportais  quelque  relief  à  La  Gi- 
blotle ,  qui  me  remerciait  par  un  regard  reconnais- 
sant de,  son  œil  unique. 

Par  une  étrange  fatalité,  Frise-Poulet  se  trouvait 
toujours  présent  à  ces  repas...  Alors  il  eg^ayait  de 
faire  sourire  sa  large  bouche;  puis  il  me  disait  d'une 
voix  hypocrite  et  caressante  : 

—  Engraisse-le,  petit tu  fais  bien en- 
graisse-le. 


LE  BONHOMME 

Mais  je  ne  craignais  rien,  io  père  La  Ressource 
nous  protégeait...  Hélas!...  l'instant  approchait  où 
ce  protecteur  allait  nous  être  enlevé... 

Le  vieux  buveur  ne  quittait  plus,  depuis  quelque 
temps  ,  un  cabaret  où  l'on  nous  faisait  un  crédit 
illimité.  Un  jour  enfin ,  le  marchand  se  fâcha  et 
voulut  le  chasser...  La  Ressource,  qui  n'étailjamais 
à  court  d'expédients,  s'élance  dans  la  cave  et  s'y  ren- 
ferme. Alors  pour  narguer  le  créancier  furieux ,  il 
perce  un  tonneau  et  se  met  à  boire  à  même...  Par 
malheur,  il  faisait  noir  et  La  Ressource  était  gris. 
Sans  s'en  apercevoir,  il  se  trompe  de  tonneau... 
c'était  un  baril  d'eau  de  vie  ! 

Lorsqu'on  enfonça  la  porte  de  la  cave ,  on  ne 
trouva  plus  qu'un  cadavre. 

Je  pleurai  sincèrement  celui  qui  m'avait  servi  de 
père,  et,  seul,  je  suivis  au  cimetière  le  corbillard 
des  pauvres. 

A  mon  retour,  La  Giblotte  no  vint  pas  à  ma  ren- 
contre; j'étais  triste,  et  j'y  fis  peu  d'attention.  .le 
ne  trouvai  dans  le  grenier  que  Frise -Poulet ,  qui 
mangeait  avec  avidité. 

—  Ah!  te  voilà,  petit"?  me  fit-il,  la  bouche  à 
moitié  pleine.  Tu  dois  êlre  las  et  avoir  faim...  As- 
sieds-toi, et  fais  comme  moi. 

Je  ne  me  sentais  pas  grand  appétit;  mais  il  y 
avait  sur  la  table  un  plat  qui  exhalait  un  parfum  dé- 
licieux... J'y  goûtai...  Je  trouvai  la  chair  un  peu 
coriace  ;  mais  elle  était  assaisonnée  d'une  sauce 
noire  où  nageaient  des  morceaux  de  lard  et  des 
petits  oignons.  C'était  délicieux  !... 

—  Hein  !  me  dit  le  cuisinier  d'un  ton  câlin,  cela 
te  plait,  petit?...  En  veux-tu  encore? 

—  Volontiers,  répondis-je...  Quel  est  donc  ce 
plat-là? 

—  Tu  ne  le  reconnais  pas'.' 

—  Non. 

—  C'est  La  Giblotte  1.... 
Je  (is  un  bond  terrible,  .\lors  P'rise-Poulet  partit 

d'un  immense  éclat  de  rire ,  et  nie  montra  le  plan- 
cher du  doigt... 

J'y  regardai  aussitôt...  A  l'une  des  solives  se  ba- 
lançait la  peau  rousse  et  grise  du  malheureux  La 
Giblotte. 


Je  suis  forcé  de  l'avouer,  je  lis  coninio  Frise- 
Poulet. 

—  Vous  riez,  monsieur?  s'écria  le  vieillard  a\ec 
énergie.,  vous  ne  me  comprenez  pas,  je  le  vois!... 
Pour  moi ,  ce  souvenir  est  encore  douloureux ,  et 
voilà  pourtant  soixante  ans  de  cela...  Enfermez- 
moi!...  enfermez-moi!  dans  un  cachot,  avec  cet 
affreux  mets  pour  toute  nourriture...  eh  bien!...  je 
vous  le  jure ,  je  mourrai  de  faim  plutôt  que  d'y  tou- 
cher!... 

T.  IV. 


LAZARILLE.  Il:i 

—  Allons  donc!... 

—  Je  ferais  cela,  monsieur.  .  je  le  lerais...  au- 
jourd'hui même,  et  pourtant  je  n'ai  pas  mangé  de- 
puis deux  jours  ! 

A  cet  aveu,  le  remords  me  saisit  au  cœur. 
Il  y  avait  si  longtemps  que  je  retenais  ce  pauvre 
homme  !... 

—  Malheureux!...  m'écriai-je,  courez,  courez  à 
l'instant!...  Demain  nous  nous  reverrons...  En  at- 
tendant, voici  de  l'argent...  Prenez...  prenez-...  et 
partez  vite... 

J'avais  vivement  fouillé  dans  ma  purhe  ,  et  je  lui 
tendais  ma  main  pleine  et  fermée. 

Le  vieillard  la  saisit  ;  mais  il  ne  lit([ue  l'effleurer 
de  ses  lèvres,  et  quand  je  voulus  le  retenir,  il  était 
déjà  loin. 

L'argent  roula  à  terre. 

H  me  ronla  aussi  sur  la  joue  une  bonne  et  douce 
larme. 

Pauvre  homme!...  il  me  donnait  mille  fois  plus 
([ue  je  ne  lui  avais  donné  !... 


CRAPAUDINE. 
1. 

Le  lendemain  matin  ,  ma  chambre  de  garçon  se 
trouvait  convertie  en  salle  à  manger;  et  sur  la  table 
où  je  travaillais  d'ordinaire  brillaient  deux  couvei  ts 
aux  côtés  d'un  assez  passable  déjeuner. 

Je  me  promenais  de  long  en  large  en  attendant 
mon  convive. 

Ce  convive,  c'était  le  bonhomme  Lazarille. 

Deux  fois  déjà  j'avais  envoyé  le  concierge  de 
l'hôtel  à  la  recherche  du  pauvre  et  bon  saltimban- 
iiue.  La  première  avec  ordre  de  le  convier  en  mon 
nom.  Le  père  Lazarille  s'était  épouvanté  d'une  invi- 
tation qui  lui  semblait  trop  d'honneur;  il  avait  re- 
fusé en  rougissant  jusqu'aux  oreilles;  telles  étaient 
les  paroles  du  messager,  ébahi  de  cette  singulière 
ambassade.  Je  l'avais  expédié  derechef  avec  de 
nouvelles  et  pressantes  instructions.  Il  était  revenu 
vainqueur  du  récalcitrant  convive.  Lazarille  m'ac- 
ceptait pour  amphitryon  ;  il  allait  venir.  C'est  alors 
que  le  repas  s'était  dressé;  alors  que  les  fourchettes 
et  les  plats  avaient  remplacé  l'écritoire  et  les  plu- 
mes. Je  me  sentais  tout  fier  de  braver  la  sottise  d'un 
préjugé ,  tout  réjoui  du  plaisir  que  j'espérais  faife 
au  pauvre  vieillard.  J'avais  le  cœur  content ,  jetais 
heureux  !.. 

Cependant  l'heure  se  passait,  et,  semblable  à  la 
sœur  du  conte,  je  ne  voyais  rien  venir.  Impatienté, 
chagrin,  je  dépêchai  une  troisième  ambassade  mu- 
nie de  pouvoirs  illimités.  Il  me  fallait  mon  homme 

8 


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REVUE  PITTORESQUE. 


de  i;ro  uu  du  lorce,  piudi  fL  puiugs  liés,  mort  ou  vif! 

Au  bout  d'une  heure,  heure  d'angoisses  pour  moi, 
heure  de  refroidissement  pour  le  déjeuner,  j'en- 
tendis enfin  des  pas  dans  l'escalier...  Mon  cœur 
battit...  Je  vis  la  porte  s'ouvrir...  et  le  bonhomme 
Lazarille  parut  tout  honteux  au  seuil  de  ma  cham- 
bre!... 

Sans  le  concierge,  qui  se  tenait  prudemment  der- 
rière lui,  je  crois  vraiment  qu'il  se  serait  sauvé  à 
toutes  jambes. 

Mais  la  retraite  était  coupée...  Il  s'avani;a  vers 
moi,  tremblant,  reployé,  penaud  comme  un  vieux 
renard  pris  au  piège.  11  arrivait  au  centre  en  par- 
courant tous  les  points  de  la  circonférence,  en  se 
glissant  le  long  de  la  muraille,  en  se  heurtant  aux 
meubles,  assez  rares  cependant  pour  n'embarrasser 
jamais  chez  moi  personne  !...  Il  balbutiait  un  lan- 
gage presque  aussi  inintelligible  que  celui  des  petits 
enfants...  Il  tortillait  entre  ses  doigts  son  vieux 
feutre  mollasse  et  fané.  Ses  pieds  avaient  crainte  de 
toucher  le  parquet.  Ses  lèvres  grimaçaient  des  moues 
délicieuses  à  valoir  tout  un  poème...  Il  soull'rait  le 
martyre...  La  confusion,  la  modestie,  un  peu  de 
joie  peut-être  aussi,  tout  cela  le  rendait  stupide. 
J'avais  beau  chercher  à  l'enhardir  par  d'encoura- 
geantes et  cordiales  paroles,  il  ne  m'entendait  pas... 
il  ne  voyait  pas  même  la  main  que  je  lui  tendis  en 
vain  pendant  une  minute..  Enfin,  je  saisis  la 
sienne...  Le  pauvre  homme  tressaillit,  baissa  les 
yeux...  et  n'osa  plus  faire  un  mouvement  pour  la 
retirer  de  cette  franche  et  sincère  étreinte. 

D'un  geste  rapide  je  congédiai  le  concierge,  qui 
souriait  d'un  méchant  sourire  ,  puis  je  fis  a.sseoir  le 
vieillard,  qui  se  laissa  faire  comme  un  enlant. 

Alors  seulement  j'examinai  Lazarille  ;  car  la  veille 
je  n'avais  fait  que  l'entrevoir  dans  la  nuit  et  dans 
l'ombre.  Il  était  petit,  maigre  et  voûté...  Rien  de 
candide  et  de  bon  comme  son  visage  jaune  et  ridé. . .  sa 
bouche  avait  un  de  ces  sourires  amers  que  creusent 
la  misère  et  la  douleur.  Ses  yeux  semblaient  éteints. 
Hélas!  c'était  sans  doute  par  les  larmes  ! 

La  vie  devait  avoir  été  bien  rude ,  bien  désen- 
chantée pour  ce  pauvre  vieillard!... 

Son  costume  décelait  une  admirable  et  touchante 
propreté.  11  portait  une  espèce  de  redingote  ,  jadis 
noire  sans  doute,  mais  dont  la  brosse  et  les  années 
n'avaient  laissé  qu'un  canevas  roussâtre.  Mon  re- 
gard soupçonna  bien  des  reprises ,  et  cependant  il 
ne  rencontra  pas  un  trou.  La  défroque  garance  d'un 
soldat  de  la  ligne  lui  faisait  un  pantalon  large  et 
flottant,  où  disparaissaient  entièrement  ses  pauvres 
et  maigres  jambes.  La  vieillesse  avait  noirci  cette 
étrange  culotte  :  et  l'on  eût  dit  qu'elle  et  la  redin- 
gote avaient  mutuellement  déteint  Tune  sur  l'autre. 
Les  souliers  étaient,  hélas  !...  la  pièce  la  plus  pi- 
teuse de  ce  piteux  accoutrement  :  le  cuir  devenait 


guipure...  Sans  doute  le  père  Lazarille  ne  possédait 
pas  de  cravate,  car, le  lambeau  de  toile  à  matelas 
qui  entourait  son  cou  semblait  récemment  soustrait 
à  l'habit  d'un  paillasse.  Je  ne  puis  rien  affirmer 
quant  à  son  feutre  :  était-ce  un  chapeau?...  était-ce 
une  casquette'.'...  Ceci  est  toujours  resté  pour  moi 
un  mystère  profond...  Dieu  me  pardonne  !  il  tenait 
une  paire  de  gants  de  laine  verte  à  la  main;  c'est- 
à-dire...  une  paire...  non...  un  gant,  un  seul 
gant!...  Je  m'en  aperçus,  en  dépit  de  sa  leste  et 
maligne  adresse  à  le  serrer  dans  sa  poche.  Voilà  le 
costume  au  grand  complet!  Mais  tout  cela  était  si 
propre,  si  soigneusement  brossé,  si  artistement 
ciré...  il  y  avait  tant  d'art,  tant  de  vertueux  efforts 
dans  ce  haillon,  que  je  me  sentis  fier  plus  que  jamais 
de  mon  vieux  convive.  Bien  plus!...  un  bout  de  col 
encadrait  sa  joue  rouge  et  pudique,  un  bout  de  col 
bien  blanc,  mais  qui  me  parut  n'être  pas  encore  en- 
tièrement sec...  Je  devinai  tout...  Et  quand  d'un 
regard  j'eus  détaillé  la  toilette ,  je  compris  que  je 
n'avais  pas  le  droit  d'en  vouloir  au  coquet  vieillard 
d'avoir  tardé  si  longtemps. 

Nous  étions  à  table.  Le  père  Lazarille  se  remettait 
peu  à  peu  de  son  premier  trouble.  J'avais  pour  lui 
tant  de  soins,  tant  de  respect,  tant  d'égards!...  Déjà 
nous  parlions  beaucoup  ;  lui  surtout ,  car  moi  je 
questionnais  sans  cesse.  Il  se  prêtait  à  ma  manie  ; 
il  répondait  à  toutes  mes  curiosités...  Sa  vie  entière 
se  déroulait  devant  moi...  Toutes  ses  misères,  ses 
quelques  joies,  ses  jours  mêlés  de  pluie  et  de  so- 
leil !...  Je  savais  son  divorce  immédiat  avec  l'affreux 
Frise-Poulet!...  Ensuite  il  avait  couru  le  monde  en 
mendiant 'par  les  chemins.  Le  vieillard  ne  me  ca- 
chait rien,  il  me  disait  tout  avec,  une  franche  et 
candide  simplicité.  Des  saltimbanques  l'avaient  re- 
cueilli, dure  école!...  On  lui  disloquait  les  membres, 
on  le  brisait  à  tous  les  exercices,  les  tours,  les  sauts 
périlleux!...  Mais  on  partageait  fraternellement  avec 
lui  le  pain  du  hasard;  et  le  lit  de  la  Bohême ,  qui 
servait  de  tremplain  lorsque  revenait  le  soleil. 

—  Je  devais  travailler  comme  mes  camarades, 
me  disait  ingénument  le  vieillard  ;  mais  croyez- 
moi ,  monsieur,  on  a  tort  de  mépriser  autant  les 
saltimbanques.  Ils  ont  bon  cœur!... 

Il  les  aimait  tous,  excepté  cependant  le  meurtrier 
de  La  Giblotte. 

Ce  déjeuner  là  est  le  plus  charmant  que  je  me 
rappelle  avoir  fait  de  ma  vie. 

Mon  convive  mangeait  peu.  Les  privations,  comme 
il  le  disait  lui-même,  avaient  rapetissé  son  estomac. 
Ce  pauvre  homme  était  souvent  à  la  veille  de  mourir 
de  faim ,  et  il  lui  fallait  si  peu  pour  vivre!...  Oh!  le 
monde  !  le  monde  civilisé  ,  où  chaque  homme  n'a 
pas  un  épi  qui  mûrisse  pour  lui  sur  cette  terre  que 
Dieu  avait  donnée  à  tous  les  hommes!... 

Quant  au  vin  ,  le  père  Lazarille  le  redoutait  pour 


sa  tète  affaiblie!...  Il  y  avait  si  longtemps  que  la 
vendange  ne  lui  gardait  plus  son  verre!... 

Je  ne  pouvais  plus  rien  faire  accepter  au  sobre 
vieillard  ,  lorsque  tout  à  coup  on  frappa  à  la  porte. 

C'était  le  restaurateur  qui  apportait  un  dernier 
plat. 

Je  le  découvris  aussitôt.  C'étaient  des  pigeons  à  la 
crapaudine. 

A  cette  vue,  le  vieillard  jeta  un  cri.  Je  rele\ai 
vivement  la  tète.  Il  souriait  d'un  heureux  sourire. 

—  Qu'y  a-t-il  donc!  tîs-je  d'un  ton  étonné  et  sa- 
tisfait. Ces  pigeons  à  la  crapaudine  vous  rappelle- 
raient-ils aussi  quelque  souvenir? 

—  Oui!...  me  répondit  le  bonhomme  en  essuyant 
une  larme  de  joie ,  mais  un  souvenir  bien  doux  ;  un 
souvenir  qui  me  charme  la  mémoire  et  le  cœur. 

—  Vous  me  le  direz  ?  m'écriai-je  avec  un  empres- 
sement curieux.  Vous  me  le  direz?...  N'est-ce 
pas?... 

—  .\vec  bonheur murmura  le  saltimbanque 

en  se  levant  de  table. 

—  Kon...  fis-je  en  le  retenant.  Achevons  le  dé- 
jeuner d'abord.  Je  veux  que  vous  preniez  de  ma 
crapaudine  avant  d'avoir  le  plaisir  de  la  vôtre. 

—  J'y  goûterai  volontiers...  articula  le  vieillard 
d'un  ton  gaillard  et  réjoui. 

—  C'est  cela ,  dis-je  :  le  ragoût  d'abord,  et  l'his- 
toire ensuite. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  je  faisais  asseoir 
le  père  Lazarille  en  face  de  ma  fenêtre,  qui  s'ou- 
vrait sur  les  splendides  jardins  de  Versailles ,  et  je 
me  disais  : 

—  L'homme  qui  a  construit  ce  parc  a  régné  près 
d'un  siècle ,  et  dans  chacune  des  minutes  de  sa  vie 
il  a  dépensé  ce  qui  eût  suffi  au  bien  -  être  des 
soixante  années  qu'a  vécu  le  père  Lazarille!... 

Mais  toutes  mes  pensées  firent  silence  ;  le  vieux 
conteur  ouvrait  la  bouche,  et  disait  : 


IL 


—  J'ai  voyagé  bien  des  marionnettes  pimpantes, 
bien  des  spectacles  curieux ,  et  surtout  bien  des 
animaux  savants  ;  mais  on  n'a  vu  jamais,  jamais  on 
ne  verra  rien  de  comparable  aux  époux  Huppé.  C'é- 
taient deux  pigeons  huppés  et  chatoyants.  Le  soleil 
n'allume  pas  de  plus  beaux  reflets  dans  les  amé- 
thystes et  les  émeraudes  que  la  nature  n'en  avait 
fait  briller  sur  leur  étincelant  plumage.  Leurs  pattes 
semblaient  quatre  branches  de  corail.  Ils  avaient  le 
bec  noir  des  hirondelles ,  le  bec  arqué  comme  le  nez 
d'un  Bourbon.  J'en  demande  pardon  à  la  famille, 
mais  les  époux  Huppé  descendaient,  j'en  suis  cer- 
tain, de  la  race  royale  des  pigeons. 

Le  mâle  s'appelait  M.  Gavet,  la  femelle  se  nom- 
mait madame  Gavette. 


LE  BONHOMME  LAZARILLE.  i\ô 

Vous  ne  pouvez  rien  vous  figurer ,  monsieur ,  de 
plus  aimable,  de  plus  gracieux,  de  plus  coquet. 
M.  Gavet  se  présentait  d'un  air  grave  et  superbe  ; 
madame  Gavette  trottinait  d'une  allure  sémillante 
et  guillerette.  Le  ramage  du  mâle  était  pompeux  et 
ampoulé  comme  le  discours  d'un  académicien;  le 
roucoulement  de  la  femelle  était  fripon  et  minaudier 
comme  le  caquet  d'une  comédienne.  Monsieur  avait 
le  caractère  chaste  et  vertueux  d'un  procureur  du 
roi  ;  madame  avait  l'humeur  douce  et  frivole  d'une 
marquise.  Hormis  au  temps  des  amours ,  bien  en- 
tendu; car  l'amour  sait  transformer  les  marquises 
et  les  procureurs  royaux  tout  aussi  bien  que  les 
simples  pigeons  huppés. 

Gavet  et  Gavette  s'aimaient  bien  mieux  que  ne 
s'aimaient  les  pigeons  de  M.  La  Fontaine,  un  autre 
bonhomme  aussi  ;  car  Gavet  et  Gavette  ne  se  sont 
séparés  jamais. 

Quant  au  talent,  c'était  miraculeux!...  Long- 
temps ils  ont  fait  notre  fortune...  Hélas!  pendant 
quelques  années  j'ai  pu  dire  nous  au  lieu  de  dire 
moi!...  Ils  frappaient  sur  le  tambour  les  heures,  les 
années  ;  ils  jouaient  aux  cartes  et  aux  dominos  ;  ils 
désignaient  la  personne  la  plus  amoureuse  de  la  so- 
ciété. Ces  deux  oiseaux-là,  voyez-vous,  monsieur, 
étaient  dignes  d'être  reçus  sociétaires  au  Théâtre- 
Français,  où  il  se  trouve,  j'en  suis  sûr,  bien  des  so- 
ciétaires moins  huppés  que  ces  deux  oiseaux-lâ. 

C'étaient  les  compagnons  inséparables  de  tous 
mes  voyages.  Monsieur  perchait  sur  mon  épaule 
droite,  madame  sur  mon  épaule  gauche.  Jamais  ils 
n'ont  changé  de  côté.  Que  d'honunes  n'en  font  pas 
autant!... 

Je  parcourais  la  Belgique  avec  mes  deux  pigeons  ; 
la  Belgique  ,  le  paradis  des  saltimbanques^  et  j'ar- 
rivai, par  une  belle  matinée  d'automne,  dans  la  ville 
de  Charleroi.  Nous  eûmes  un  succès  d'enthousiasme; 
et  cela,  non-seulement  surjes  places  et  par  les  rues, 
mais  dans  les  maisons  bourgeoises  ,  qui  nous  firent 
demander  presque  toutes  pour  donner  des  représen- 
tations à  domicile.  J'étais  fier  de  tant  d'honneur,  et, 
je  vous  le  jure,  monsieur,  cent  fois  plus  encore  pour 
mes  oiseaux  que  pour  moi-même  ! 

Un  jour ,  je  fus  appelé  dans  une  de  ces  meiisons 
blanches  et  proprettes  qui  semblent,  de  l'un  à  l'autre 
coté  des  rues,  se  mirer  les  unes  dans  les  autres. 
L'auditoire  se  composait  d'une  dame  vieille,  longue 
et  sèche  ;  d'un  monsieur  vieux ,  court  et  gros  ;  puis 
enfin  d'une  servante  jeune ,  accorte  et  rondelette, 
qui  regardait,  la  curieuse  !  en  tapinois  par  la  porte 
entrouverte.  Je  fis  peu  d'attention  aux  deux  bour- 
geois ,  j'en  avais  vu  tant  de  semblables,  ou  à  peu 
près  ;  mais  la  servante ,  quelle  rose  et  charmante 
fillette!...  Un  enfant  presque,  aux  yeux  bleus,  aux 
dents  blanches ,  aux  blonds  cheveux.  Son  frais  vi- 
sage avait  une  radieuse  expression  de  douceur  et  de 

8. 


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bonté ,  que  tempérait  en  ce  moment  la  maligne  et 
sournoise  curiosité  avec  laquelle  elle  nous  regardait 
travailler  tous  les  trois. 

Les  bourgeois  s'émerveillaient  de  mes  pigeons; 
et  moi  je  profitais  de  leur  méticuleuse  admiration 
pour  jeter  un  regard  furlif  et  réjoui  vers  l'entrebâil- 
lement de  la  porte  ,  qui  encadrait  le  bonheur  naïf 
de  la  petite  Wallonne. 

Je  fis  durer  longtemps  le  spectacle  ;  il  fallut  ce- 
pendant terminer.  Alors  l'enthousiasme  'les  bour- 
geois redoubla  ,  et  la  vieille  dame  me  proposa  d'une 
voix  aigre  et  prétentieuse  d'acheter  mes  savants  pi- 
geons. Vous  jugez,  monsieur,  si  je  refusai!  je  les 
aimais  tant,  mes  pauvres  et  bons  oiseaux!  On 
insista,  je  tins  bon.  On  m'offrit  beaucoup,  rien  ne 
m'ébranla.  Alors  vint  le  dépit,  puis  la  colère.  Cette 
vieille  dame  était  volontaire  et  entêtée;  mais  elle 
eut  beau  crier ,  ordonner  et  promettre,  je  ne  reculai 
pas  d'une  semelle,  et  je  répondis  sans  cesse  : 

—  Je  ne  puis  m'en  séparer...  Non,  madame, 
non  !... 

Le  gros  bourgeois  ne  disait  trop  rien  ,  mais  il  pa- 
raissait alarmé  des  orageuses  dispositions  do  sa 
femme. 

Il  fallait  bien  que  cette  colère-là  s'abattit  sur 
quelqu'un. 

Hélas!...  ce  fut  sur  la  curieuse  servante!...  La 
vieille  dame  l'aperçut  et  s'écria  aussitôt  : 

—  Ah!...  vous  voilà,  vous?....  au  lieu  d'être  à 

voire  ouvrage Que  faites-vous  là,  paresseuse?... 

Une  enfant  que  j'ai  élevée  par  charité,  qui  a  mangé 
mon  pain...  J'aurais  dû  vous  laisser  mourir  de  faim 
sur  le  pavé...  ingrate... 

Et  bien  d'autres  reproches,  bien  d'autres  injures 
encore  plus  dures,  plus  injustes  encore  que  celles- 
là...  Toute  la  gaieté  de  la  pauvre  fille  s'était  éva- 
nouie comme  une  lumière  brusquement  éteinte... 
Elle  pleurait!...  Oui,  monsieur,  elle  pleurait;  deux 
grosses  larmes  perlaient  comme  deux  gouttes  de 
rosée  sur  ses  joues  roses  !... 

Je  soutîrais  bien  pour  elle ,  et  le  bourgeois  lui- 
même  paraissait  ému ,  mais  il  n'osait  rien  dire. 
Quant  à  la  mégère,  elle  s'excitait,  elle  s'exaspérait 
encore.  Mikelle,  la  servante  se  nommait  Mikelle, 
Mikelle  avait  tenté  de  répondre  à  plusieurs  reprises, 
et  chaque  fois  la  maîtresse  l'interrompait  et  criait 
encore  davantage.  Elle  devenait  pourpre ,  elle  écu- 
mail!...  Tout  cela  venait  de  mon  refus  aux  caprices 
de  la  dame.  Je  le  sentais  bien  ,  et  j'eusse  voulu  ,  au 
prix  de  mon  sang,  réparer  le  malheur  que  je  causais 
à  Mikelle. 

La  mégère  leva  la  main  sur  elle....  enfin,  que 
vous  dirai-je,  monsieur?  elle  la  chassa.  Pauvre 
Mikelle!  elleéclata  en  sanglots...  Où  irait-elle?  Elle 
aimait  ses  maîtres,  qu'elle  avait  encore  la  vertu 


REVUE  PITTORESQUE. 

d'appeler  ses  bienfaiteurs...  Elle  ne  connaissait 
personne  au  monde... 

Elle  eût  attendri  des  juges  ;  elle  était  si  gentiment 
mignonne  dans  son  désespoir! 

La  mégère  fut  inexorable;  et  déjà  la  fillette  en 
larmes  se  dirigeait  vers  la  porte ,  lorsque  tout  à 
cou]i  je  m'élançai  vers  la  dame  en  m'écriant  : 

—  Tenez,  tenez,  voilà  mes  pigeons.  Tout  à  l'heure 
je  refusais  votre  or  ;  maintenant...  gardez  cette  en- 
fant... et  je  vous  les  donne  pour  rien. 

Pauvres  époux  Huppé!...  Le  sacrifice  était  cruel, 
j'allais  vous  quitter;  mais  mon  cœur  m'inspirait,  et 
je  voulais  réparer  le  mal  que  j'avais  causé. 

La  mégère  était  avare  autant  que  quinteuse.  L'af- 
faire s'arrangea,  et  je  me  sauvai  à  toutes  jambes  de 
la  maison  et  de  la  ville  ,  où  je  laissais  mes  deux 
compagnons,  mes  deux  amis. 

Mais  je  ne  les  avais  pas  donnés  pour  rien  tout  à 
fait.  Ma  main  se  souvenait  d'un  baiser  des  lèvres 
roses  de  Mikelle  !... 


IIL 

Le  père  Lazarille  fil  une  pause;  je  pensais  qu'il 
voulait  reprendre  haleine,  mais  il  ne  fit  que  pousser 
un  mélancolique  soupir  ,  essuyer  une  larme  que  je 
n'avais  pas  vue,  puis  il  poursuivit. 

IV. 

Avec  mes  petites  économies  j'achetai  quelques 
lattes  et  quelques  aunes  de  toile,  je  me  construisis 
une  petite  baraque  carrée  semblable  à  celle  du 
grand  Guignolet ,  et  je  repris  mes  courses  par  le 
monde,  mon  théâtre  sur  le  dos,  ainsi  qu'un  lima- 
çon portant  sa  coquille. 

Je  montrais  des  marionnettes.  N'étais-je  pas  l'é- 
lève et  l'héritier  du  père  La  Ressource?... 

Au  bout  de  trois  années,  je  me  retrouvai  en  Bel- 
gique, à  Charleroi,  devant  la  maison  de  la  mégère 
Wallonne... 

Je  frappai  timidement  a  la  porte  verte  et  luisante; 
je  voulais  avoir  des  nouvelles  des  époux  Huppé  ; 
j'aurais  été  heureux  de  revoir  la  jolie  Mikelle. 

Ce  fut  elle  qui  vint  m'ouvrir. 

La  jeune  fille  était  devenue  une  femme;  mais  une 
femme  plus  fraîche,  plus  rose,  plus  jolie  que  jamais! 

Elle  poussa  un  cri  de  joie,  que  répéta  l'écho  de 
mon  cœur,  et  me  saula  au  cou  ;  mais  avant  que  je 
n'aie  pu  lui  rendre  son  innocent  baiser,  elle  s'était 
enfuie  déjà  pour  courir  m'annoncer  à  sa  maîtresse. 

Celle-ci  daigna  me  recevoir  avec  sa  morgue  dé- 
daigneuse et  revéche.  Elle  me  demanda  même  une 
représentation  de  mon  spectacle,  et  je  m'empressai 
de  redescendre  chercher  acteurs  et  théâtre  ;  j'avais 
laissé  le  tout  dans  le  corridor  d'entrée. 


LE  BONHOMME  LAZARILLE 


Depuis  mon  arrivée  dans  la  maison,  mes  regards 
dierchaient  en  vain  de  tous  cùlés  Gavet  r(  Cavetle. 
Où  donc  élaienl-ils ■!*...  J'avais  espère  les  trouver 
installés  au  salon,  comme  les  deujc  favoris  de  la 
dame...  Point...  Ils  ne  se  trouvaient  dans  aucune 
des  pièces  que  je  venais  de  traverser...  J'en  étais 
sur...  Il  m'eût  été  impossible  de  passer  auprès  d'eux 
sans  les  apercevoir...  Ils  m'auraient  vu,  eux  !...  et 
leurs  roucoulements  eussent  salué  joyeusement  mon 
retour  ! 

Voilà  ce  qu'à  chaque  marche  je  me  répétais  avec 
une  vague  inquiétude.  Enfin,  à  la  dernière,  j'entends 
un  triste  et  faible  roucoulement;  je  regarde  et  j'en- 
trevois les  époux  Huppés  dans  un  coin  sombre  et 
noir,  au-dessous  de  l'escalier...  Pauvres  amis  !...  ils 
étaient  là,  prisonniers  dans  une  étroite  cage  d'osier, 
perdus  dans  l'ombre,  sans  lumière  et  sans  espace! 
eux!...  si  avides  de  soleil  et  de  liberté!... 

Leur  bonheur  avait  duré  ce  que  dure  un  caprice 
(le  vieille  femme  !...  maintenant  ils  gémissaient 
mornes  et  engoncés,  l'œil  a  demi  clos,  la  tète  enfon- 
cée sous  leurs  ailes  qui  ne  se  déployaient  plus  ! 

Je  les  consolai  d'une  rapide  caresse,  et  je  remon- 
tai au  salon  en  me  disant  : 

—  .Après  le  spectacle,  je  les  redemanderai;  elle 
ne  doit  plus  y  tenir,  et  je  les  aurai,  dussé-je  les  ra- 
cheter de  tout  le  peu  que  je  possède,  y  compris  mon 
théâtre  et  mes  marionnettes. 

La  représentation  se  termina  d'une  manière  fort 
satisfaisante  pour  mon  amour-propre  ;  les  deux  bour- 
geois étaient  enchantés,  et  la  dame  voulut  savoir 
comment  j'imitais  le  ramage  de  Polichinelle.  Alors 
je  retirai  de  ma  bouche  un  petit  instrument  en  fer- 
blanc,  que  les  banquistes  nomment  /i;ur  pratique. 

Elle  la  prit  du  bout  de  ses  longs  doigts  maigres, 
l'examina  avec  une  laide  et  dédaigneuse  grimace; 
puis,  se  sentant  la  fantaisie  d'essayer  l'instrument, 
elle  se  fit  apporter  un  verre  d'eau  par  Mikelle  ,  lava 
minutieusement  \a  pratique,  et  la  mit  enfin  dans  sa 
bouche ,  après  quelques  enfantines  et  ridicules  hé- 
sitations. 

Elle  imita  fort  bien,  ma  foi,  Polichinelle!  Sa  voix 
naturelle  ressemblait  déjà  passablement  à  l'organe 
sifflant  et  cassé  de  la  marionnette.  Quant  à  son  vi- 
sage, il  était  certes  plus  laid  et  surtout  moins  agréa- 
ble que  celui  de  Polichinelle! 

Tout  à  coupelle  la  retira  vivement  de  ses  lèvres  : 
elle  avait  failli  avaler  la  pratique. 

—  C'est  dangereux,  me  fit-elle  en  me  la  rendant. 
Je  voulus  cependant  parler  de  mes  pigeons.  A  ce 

mot,  la  furie  conçut  le  projet  d'une  vengeance  bien 
digne  de  sa  sottise  et  de  sa  méi;hancelé.  Elle  donna 
l'ordre  à  Mikelle  de  les  égorger  et  de  les  mettre  à  la 
crapaudine.  Je  me  révoltai  à  mon  tour;  mais,  sur  un 
mot  de  sa  femme,  le  mari  saisit  une  canne  et  s'élança 
vers  moi. 


117 

Et  cet  homme  avait  été  bon,  cependant...  Mais  il 
est  de  ces  femmes  acariâtres,  égo'istes,  tracassières, 
qui  finissent,  après  maintes  tortures,  par  abrutir  et 
gangrener  l'homme  d'esprit  et  de  cœur  que  la  fala- 
lilé  jette  aux  mains  de  ces  funestes  harpies.  Ces 
malheureux  époux  sont  les  damnés  de  la  terre! 

Cependant  l'arrêt  fatal  venait  d'être  prononcé. 
C'en  était  fait  de  Gavet,  c'en  était  fait  de  Gavette. 
L'affreux  destin  de  La  Giblotte  menaçait  leurs  tètes 
huppées.  Pendant  une  heure  j'errai  comme  un  fou 
dans  les  environs.  Le  hasard  me  ramena  devant  la 
maison  du  démon  femelle;  et,  sans  aucun  projet  ar- 
rêté ,  je  me  mis  à  promener  mon  désespoir  do  long 
en  large. 

Dans  toutes  les  maisons  belges,  les  cuisines  se 
trouvent  dans  les  caves  et  s'élèvent  un  peu  au-des- 
sus des  rues,  où  elles  s'ouvrent  par  une  fenêtre  car- 
rée. J'étais  en  face  de  cette  fenêtre,  et  mes  regards 
se  portèrent  naturellement  dans  la  cuisine.  La  cage 
d'osier  était  déjà  sur  le  fourneau  fatal.  Il  me  sembla 
que  Gavet  et  Gavette  me  regardaient  tristement, 
comme  pour  me  dire  un  éternel  adieu.  Près  de  la 
cage  brillait  l'acier  d'un  couteau!...  je  frémis!... 

Le  feu  était  allumé  déjà,  et  la  sauce  de  l'horrible 
crapaudine  fumait  dans  une  casserole  de  cuivre. 
Une  femme  allait  et  venait  dans  la  cuisine.  C'était 
Mikelle!... 

Immobile,  hébété,  retenant  mon  souffle,  je  la  re- 
gardais faire.  Je  la  vis  ainsi  éplucher  des  fines  her- 
bes, des  échalotes,  et  les  jeter  avec  d'autres  assai- 
sonnements dans  la  sauce,  déjà  bouillonnante  et 
prête  à  recevoir  sa  proie.  L'instant  supème  appro- 
chait!... 

Plusieurs  fois  Mikelle  s'approcha  de  la  cage,  puis 
s'en  éloigna;  plusieurs  fois  elle  loucha  le  couteau 
destiné  au  sacrifice ,  puis  elle  le  reposa  en  frémis- 
sant sur  ce  fourneau  en  briques,  qui  me  semblait 
alors  un  échafaud  rouge  de  sang  !.,. 

Son  cœur  hésitait;  bonne  fille!... 

Enfin  elle  sembla  se  décider  à  son  office  de  bour- 
reau. D'une  main  tremblante  elle  saisit  le  couteau  , 
de  l'autre  elle  ouvrait  la  porte  de  la  cage. 

Je  jetai  un  cri  perçant. 

Mikelle  retourna  vivement  sa  tête  blonde,  puis, 
dès  qu'elle  m'eut  aperçu,  s'élança  d'un  bond  vers  la 
muraille,  du  côté  de  la  rue. 

Je  ne  pouvais  plus  rien  voir. 

Que  faisait-elle?... 

Tout  à  coup  j'entendis  le  bruit  d'un  loquet  de  fer, 
et  la  fenêtre  par  laquelle  je  regardais  s'ouvrit  toute 
grande  et  comme  par  enchantement. 

Presqu'au  même  instant  les  pigeons,  qui  déjà  vo- 
laient par  la  cuisine,  s'élancèrent  au  dehors  et  vin- 
rent se  percher  sur  mes  épaules,  en  battant  joyeuse- 
ment des  ailes. 

Je  m'enfuis  avec  mon  trésor. 


118 


REVUE  PITTORESQUE. 


Mais  aux  portes  de  la  ville ,  j'entendis  courir  der- 
rière moi.  Déjà  j'allais  presser  le  pas,  lorsque  la  voix 
de  Mikelle  arriva  jusqu'à  mon  oreille ,  je  me  retour- 
nai aussitôt. 

—  C'est  moi,  me  dit-elle;  on  m'a  chassée  pour 
tout  de  bon,  cette  fois;  je  n'ai  que  vous  d'ami  au 
monde  ;  voulez-vous  m'emmener  avec  vous?. .. 

Nous  partîmes  ensemble;  et  pendant  quelques 
heureuses  années  nous  avons  parcouru  la  France, 
côts  à  côte,  avec  chacun  un  de  nos  deux  pigeons 
sur  l'épaule. 

Nous  nous  sommes  aimés  autant  que  s'aimaient 
Gavet  et  Gavettel... 

Heureux  pigeons,  ils  sont  morts  tous  deux  le  même 
jour.  Moi ,  voilà  déjà  bien  longtemps  que  je  cours 
seul  le  monde  ;  voilà  déjà  bien  longtemps  que  Mi- 
kelle m'attend  là-haut!...  Fasse  le  bon  Dieu  qu'elle 
ne  m'attende  pas  longtemps  encore!... 


Le  bonhomme  Lazardie  se  leva  en  achevant  ces 
paroles. 

L'heure  de  son  travail  était  arrivée  !,.. 

Kn  vain  je  voulus  le  retenir  : 

—  Non,  non,  me  dit-il,  vous  êtes  un  bon  jeune 
homme,  monsieur;  et  mon  indigence  ne  rougira  pas 
d'accepter  quelques  petits  services;  mais  je  ne  suis 
pas  encore  assez  vieux  pour  me  reposer  tout  à  fait. 
Nous  nous  reverrons  demain?... 


—  Oh!  oui,  demain,  m'écriai-je,  en  le  recondui- 
sant avec  émotion  jusqu'à  la  porte. 

Hélas!  je  ne  devais  plus  voir  le  bonhomme  La- 
zarille. 

Le  lendemain,  je  fus  obligé  d'aller  à  Paris,  et  des 
affaires  m'y  retinrent  toute  une  semaine. 

A  peine  de  retour,  je  courus  à  l'avenue  de  Sceaux. 

La  baraque  du  père  Lazarille  n'était  plus  là  ! 

Je  demandai  à  ses  voisins. 

—  A  l'hôpital  Saint-Louis,  me  répondit  avec  tris- 
tesse un  grand  paillasse.  Salle  Sainte-Geneviève... 
lit  97... 

Brave  saltimbanque!...  il  avait  été  visiter  son 
vieux  camarade. 

L'instant  d'après,  j'étais  à  l'hôpital...  Je  montai  à 
la  salle  Sainte-Geneviève...  j'arrivai  au  numéro  97... 

Le  lit  était  vide. 

Mikelle  n'attendait  plus  Lazarille!... 

—  Quand  cela  est-il  arrivé?  m'écriai-je 

—  Hier,  me  répondit  la  douce  voix  d'un  de  ces 
anges  qu'on  appelle  les  sœurs  de  la  Charité. 

—  Pauvre  homme!  murraurai-je  en  essuyant  une 
larme.  Oh!  je  veux  qu'il  ait  au  moins  une  tombe 
sous  l'herbe.  Où  est  le  corps? 

—  .4  l'amphithéâtre. 
J'y  courus. 

Il  était  déjà  trop  tard  !... 

Le  bonhomme  Lazarille  devenait  déjà  la  proie  des 
vautours ,  des  carabins  ! 
Oh!  les  pauvres!... 

Charles  DESLYS. 


LE  DKUNIER  ABBE. 


En  1 
n'avait 


770,  il  y 
ni  père 


eut  donc 
ni  mère , 


I. 

Les  abbés  du  siècle  dernier  étaient  de  ces  types 
curieux  et  divertissants  que  1789  a  détruits  sans 
retour,  et  dont  l'équivalent  n'existe  pas  de  nos  jours. 
Ces  heureux  petits  mortels  ne  faisaient  rien  du  matin 
au  soir,  logeaient  dans  les  mansardes,  couraient  la 
ville,  portant  les  nouvelles,  chantant  les  airs  nou- 
veaux et  attrapant  par-ci  par-là  une  place  dans  un 
carrosse  ou  dans  une  loge  d'Opéra,  lis  ne  dînaient 
pas  tous  les  jours  ,  mais  le  souper  ne  leur  manquait 
jamais,  à  cause  des  chansons  et  des  bons  mois  dont 
ils  avaient  tout  un  répertoire,  et  c'est  un  grand  point 
que  de  ne  pas  se  coucher  l'estomac  vide.  Ils  n'avaient 
pas  de  maîtresses,  mais  a  force  d'assiduité  auprès  des 
dames,  ils  obtenaient  par  occasion  leur  tour  de  faveur; 
ils  profitaient  d'une  querelle  entre  amants,  d'une  abx 
^y!W:'WMy.  J  *^"'^®  °"  ^'"'"^  rupture ,  et  se  trouvaient  toujours  là 
y?^^^i^^^  pour  remplir  l'intervalle  entre  l'intrigue  qui  finissait 

■''—<'''  et  celle  qui  allait  commencer. 

un  beau  jour,  sur  le  pavé  de  Paris ,  un  jeune  abbé  sortant  on  ne  sait  d'où,  qui 
et  de  frère  aîné  pas  davantage;  il  ne  tenait  à  qui  que  ce  fût  sur  la  terre,  et 


120 


|)orlail  le  simple  nom  de  Cordier.  Il  n'était  pas  plus 
abbé  que  vous  et  moi,  c'esl-à-dire  qu'il  n'avait  ja- 
mais ouvert  un  bréviaire,  mais  il  avait  pris  la  ton- 
sure et  le  petit  collet  comme  im  passe-port  provisoire 
qui  menait  à  tou]es  choses.  L'abbé  Cordier  avait 
vingt  ans,  l'œil  en  amande,  la  face  rose,  la  physio- 
nomie franche,  un  caractère  doux,  une  gaieté  inal- 
térable, de  la  complaisance,  l'envie  de  plaire  et 
pourtant  beaucoup  de  modestie.  Nous  ne  savons 
pas  qui  l'avait  nourri  et  conduit  jusqu'à  ce  bel  âge 
de  vingt  ans,  car  le  jeune  abbé  ne  parlait  pas  de 
lui-même,  et  qui  eût  jamais  pensé  à  lui  faire  conter 
l'histoire  de  son  enfance?  De  peur  de  rien  changer 
à  la  vérité,  nous  le  prendrons  au  moment  ou  il  se 
fit  connaître. 

L'abbé  Cordier  s'introduisit  surla  scène  du  monde, 
on  ignore  par  quel  passage  étroit;  toujours  est-il  que 
le  26  janvier  17Î0,  il  se  trouva  dans  les  coulisses  de 
l'Opéra  ,  où  il  n'avait  point  ses  entrées,  offrant  >ine 
prise  de  tabac  au  directeur,  M.  Berton ,  qu'il  ne 
connaissait  ])as.  C'était  le  jour  d'ouverture  de  la 
nouvelle  salle,  et  l'on  jouait  la  tragédie  de  Zo- 
roastre.  On  admirait  beaucoup  les  constructions,  les 
ornements  et  sculptures;  le  public  applaudissait;  les 
acteurs  étaient  en  verve,  les  dorures  toutes  fraîches 
et  les  cœurs  épanouis;  ce  n'était  pas  un  jour  à  chi- 
caner les  gens  sur  leur  présence  dans  les  coulisses. 
A  peine  M.  Berton  eut-il  insinué  ses  doigts  dans 
la  tabatière  de  notre  abbé,  qu'une  familiarité  agréa- 
ble s'établit  entre  eux.  M.  Moreau ,  architecte  du 
roi,  et  M.  Vassé,  le  peintre,  vinrent  se  joindre  à  lui 
pour  féliciter   le  directeur.   Le   jeune  abbé  était 
charmé  de  l'heureuse  distribution  de  l'intérieur,  des 
sept  portiques  égaux  de  la  seconde  entrée,  de  la 
galerie  de  ronde  qui  offrait  une  quantité  d'issues 
commodes  ;  il  savait  que  l'ouverture  de  la  scène 
avait  trente-six  pieds  de  largeur  sur  trente-deux  de 
hauteur;  il  admirait  le  bel  ovale  du  plafond,  le  ta- 
bleau représentant  les  Muses  et  les  talents  lyriques 
rassemblés  par  le  génie  des  arts.  Apollon,  porté  sur 
un  char  enflammé,  faisait  fuir  l'Ignorance  et  l'Envie  ; 
des  renommées  d'un  effet  merveilleux  soutenaient 
des  globes  d'azur  semés  de  fleurs  de  lis  ;  des  enfants 
formaient  une  chaîne  à  l'enlour  avec  des  guirlan- 
des. La  salle  pouvait  contenir  deux  mille  cinq  cents 
personnes.  On  avait  supprimé  les  poteaux  qui  divi- 
saient et  gênaient  les  loges.  L'abbé  Cordier  venait 
d'examiner  à  fond  tout  cela.  On  voyait  bien ,  di- 
sait-il ,  que  M.  Moreau  avait  puisé  ses  modèles  en 
Italie.  L'acoustique  du  bâiiment  était  excellente; 
tout  paraissait  calculé,  prévu  et  arrangé  pour  les 
aises  du  public  et  la  fortune  du  théâtre.  Ainsi  s'ex- 
primait l'abbé  ,  au  grand  enchantement  de  ses  trois 
auditeurs,  qui  se  mirent  aussitôt  à  l'aimer.  Au  lieu 
de  lui  demander  comment  il  se  trouvait  là,.  M.  Ber- 
ton lui  accorda  sur-le-champ  ses  entrées;  M.  Mn- 


REVUE  PITTORESQUE 

reau  le  conduisit  à  sa  loge  pour  le  présenter  à  sa 


femme,  et  M.  Vassé  le  pria  de  venir  le  lendemain 
dîner  chez  lui. 

N'allez  pas  croire  que  l'abbé  Cordier  donnât  des 
éloges  à  tout  le  monde  par  flatterie  ou  par  intérêt. 
Jamais  il  n'eût  parlé  contre  sa  conscience.  II  était 
facile  à  contenter,  enthousiaste  des  choses  vraiment 
belles  et  si  bienveillant  par  nature,  qu'il  trouvait 
du  plaisir  pour  lui-même  à  louer  les  gens  quand  il 
pouvait  lafaire  sans  mentir. 

A  l'heure  où  commence  cette  histoire,  l'inventaire 
des  biens  de  notre  abbé  n'était  pas  considérable.  Il 
avait  en  tout  quatre  écus  de  six  livres,  dont  deux 
étaient  dans  la  poche  de  sa  veste;  les  deux  autres, 
roulés  dans  un  papier,  étaient  destinés  à  sa  portière. 
Sa  garde-robe  se  composait  d'un  habit  et  d'une  cu- 
lotte, d'un  chapeau  et  d'une  paire  de  souliers,  c'est- 
à-dire  qu'il  n'avait  rien  en  double.  A  la  rigueur, 
cela  pouvait  s'appeler  posséder  le  nécessaire.  Il 
avait  dîné  le  matin;  nous  ne  savons  pas  dans  quelle 
maison.  Quant  à  son  loyer,  il  était  payé  d'avance; 
mais  le  terme  expirait  dans  deux  mois.  Cordier 
ignorait  donc  où  il  coucherait  à  la  fin  de  mars,  et  il 
ne  s'en  inquiétait  pas,  tant  il  avait  de  confiance 
dans  les  bontés  du  ciel,  qui  pourtant  ne  le  traitait 
pas  en  enfant  gâté. 

Le  lendemain,  à  la  table  de  M.  Vassé,  se  retrou- 
vèrent le  directeur  et  l'architecte  de  l'Académie 
royale,  avec  les  avocats  du  conseil  de  la  Comédie- 
Française,  tous  gens  qui  aimaient  et  cultivaient  les 
arts.  L'abbé  parlait  en  homme  qui  s'entendait  un 
peu  à  tout,  mais  sans  trancher  de  l'important  et  avec 
un  air  de  conscience  et  de  sincérité  qui  donnait  du 
poids  à  ses  opinions.  Comme  il  était  au  milieu  de 
personnes  éclairées,  la  compagnie  le  goûta  beau- 
coup. Il  fit  honneur  aux  bons  morceaux,  trouva  le 
vin  parfait,  ne  prit  la  parole  qu'à  son  tour,  et  conta 
une  histoire  gaie  qui  ne  dura  pas  trop  longtemps. 
M.  Berton  l'invita  aussitôt  pour  le  jour  suivant,  et 
M.  Moreau  pour  le  surlendemain.  Une  autre  personne 
qui  donnait  un  grand  régal  chez  le  traiteur  le  pria 
d'être  de  la  partie.  Cordier  eut  partout  le  même 
succès,  et  ses  amphitryons  lui  offrirent  l'un  après 
l'autre  le  couvert  à  leur  table  une  fois  la  semaine  : 
il  se  vit  ainsi  quatre  dîners  assurés.  Il  lui  manquait 
encore  le  vendredi  et  le  samedi;  mais  c'étaient  des 
jours  maigres,  et  il  se  consola  en  pensant  que,  s'il 
venait  à  jeûner,  le  ciel  lui  en  tiendrait  compte  pour 
son  salut.  Quant  au  dimanche,  il  l'abandonna  au  ha- 
sard, disant  avec  juste  raison  qu'il  fallait  bien  lais- 
ser quelque  chose  à  son  étoile. 

Ce  fut  dans  la  maison  de  l'architecte  du  roi  que 
l'on  prit  surtout  le  jeune  abbé  en  grande  affection. 
Il  y  avait  deux  petites  filles  espiègles  que  M.  Cordier 
parvint  à  contenir  toute  une  soirée  en  leur  faisant  des 
tours  de  carte.  Madame  Moreau,  voyant  qu'il  amu- 


LE  DER.MI'R  ABBK. 


121 


sait  ses  eiilants,  le  pria  de  venir  le  plus  souvent 
qu'il  pourrait.  L'abbé  y  mit  toute  la  complaisance 
imaginable.  11  s'échappait  un  moment  des  endroits 
où  il  se  plaisait  le  plus,  et  ehaque  soir  vers  neuf 
heures  il  arrivait  pour  le  coucher  des  enfants;  il  les 
asseyaitsursesgenouxelleurconlaitleconledef/Hc- 
Oreille  ou  celui  de  M.  le.i'ent,  que  les  petites  filles 
savaient  par  cœur,  mais  qu'il  disait  à  ravir.  Il  usa 
aussi  de  discrétion  en  ne  venant  pas  pour  cela  diner 
plus  fréquemment,  à  moins  qu'il  n'y  fût  contraint 
par  la  nécessité. 

L'amitié  qu'on  avait  pour  notre  abbé  s'était  accrue 
tous  les  jours,  et  il  se  trouvait  fort  heureux  de  son 
sort;  mais  le  mois  de  mars  allait  finir  bientôt,  et 
Cordier,  qui  n'avait  pas  un  sou  pour  payer  le  terme 
de  son  loyer,  était  menacé  de  n'avoir  plus  de  domi- 
cile, ce  qui  était  fort  grave. 

Un  soir,  madame  Moreau  tira  de  sa  poche  un 
portefeuille  où  elle  écrivait  les  adresses  de  ses  con- 
naissances, et  demanda  en  riant  comment  il  se  fai- 
sait qu'elle  ne  sût  pas  encore  où  demeurait  son  ami 
M.  Cordier. 

—  Madame  ,  répondit  l'abbé,  vous  me  demandez 
cela  fort  à  propos,  car  dans  trois  jours  ileiit  été  bien 
tard  ,  et  je  n'aurais  su  que  vous  dire. 

—  Est-ce  que  vous  allez  déménager?  dit  madame 
Moreau  ;  je  vous  plains.  C'est  fort  ennuyeux. 

—  Déménager  n'est  pas  le  difficile,  répondit  Cor- 
dier; ce  n'est  pas  non  plus  de  trouver  un  autre  gîte, 
mais  c'est  de  payer  un  terme  d'avance  qui  est  une 
grande- affaire ,  à  moins  qu'on  n'ait  de  l'argent. 

Madame  Moreau  se  leva  sans  rien  répliquer,  et 
prit  à  part  son  mari.  Au  bout  d'un  moment  elle  re- 
vint, et  après  un  peu  de  silence  elle  dit  en  travail- 
lant à  sa  tapisserie  : 

—  M.  l'abbé,  nous  avons  là-haut  une  chambre 
qui  ne  sert  à  personne;  si  vous  voulez  demeurer 
avec  nous,  mon  mari  vous  otTre  ce  petit  logement. 

—  J'accepte  sans  me  laisser  prier,  madame,  et 
de  tout  mon  cœur. 

—  Votre  lit  sera  prêt  demain  ;  vous  viendrez 
quand  il  vous  plaira. 

Madame  Moreau  ,  voyant  que  le  plaisir  et  la  re- 
connaissance avaient  ému  l'abbé,  lui  tendit  une 
main  par-dessus  son  métier  à  tapisserie,  et  lui  dit 
pendant  qu'il  y  déposait  un  baiser  respectueux  : 

—  Les  enfants  seront  bien  contents  d'avoir  leur 
ami  dans  la  maison. 

Le  lendemain,  Cordier  arriva,  tenant  sous  son 
bras  un  petit  paquet  enveloppé  dans  un  mouchoir, 
et  qui  ne  pesait  pas  trois  livres.  On  le  mena  au 
(luatrième  étage  dans  une  chambre  fort  propre  ,  et 
son  déniénaaemenl  se  trouva  fait. 


IL 


Les  gimsdu  siècle  passé,  qui  n'étaient  pas  bien 
dans  les  papiers  de  la  fortune,  avaienidii  moins  en 
eux-mêmes  un  soutien,  c'était  le  manque  d'ambi- 
tion. Jamais  l'idée  ne  serait  venue  à  un  petit  abbé 
de  vouloir  être  un  personnage,  ni  de  perdre  dans  la 
triste  passion  de  l'envie  les  belles  années  de  la  jeu- 
nesse. Lorsque  Cordier  ouvrit  les  veux  aux  premiers 
rayons  du  jour,  et  qu'il  se  vit  dans  un  beau  lit  en 
bois  peint  avec  des  rideaux  de  serge,  avec  quatre 
chaises  de  paille  bien  rangées  le  long  des  murs,  et 
une  commode  en  noyer,  il  fut  tenté  de  se  croire  em- 
pereur d'Orient,  comme  le  dormeur  éveillé.  Ce  fut 
bien  autre  chose  quand  le  valet  de  cliambre  de 
y\.  Moieau  lui  apporta  du  chocolat  avec  un  petit 
pain  ,  et  qu'on  lui  donna  une  paire  de  pantoufles 
tandis  qu'on  cirait  ses  souliers  ;  pour  le  coup  ,  il  se 
crut  servi  par  des  génies  dans  le  palais  de  la  Clialle 
blanche.  Il  remercia  Dieu  ,  et  s'habilla  gaiement  en 
fredonnant  un  air  ù'Aranle  et  Crphi^e  ,  dont  la  mu- 
sique était  du  célèbre  Rameau. 

Pendant  cette  heureuse  journée,  l'abbé  se  sentit 
l'esprit  plus  léger  que  d'iiabitude.  .Avant  de  quittei' 
la  maison  pour  aller  chez  M.  Berton  ,  il  descendit 
au  salon,  où  étaient  JL  Moreau  et  sa  femme  jouant 
avec  leurs  petites  filles.  Madame  iMoreau,  qui  faisait 
danser  un  des  enfants  sur  ses  genoux,  se  mit  à  chan- 
ter en  badinant  la  chanson  suivante,  qui  n'a  d'autre 
mérite  que  d'être  connue  de  tout  le  monde  : 

Il  (lait,  il  était 

l  ne  jeune  fille 

Qui  n'avait,  qui  n'avait 

Qu'une  (  hemise, 

tt  encore  elle  était 

A  la  lessive. 

Un  nuage  passa  dans  l'àme  <le  Cordier  en  enten- 
dant ces  paroles  ;  un  peu  de  rougeur  lui  monta  au 
visage.  Il  ouvrit  sa  tabatière  et  la  referma  sans  y 
rien  prendre  ;  puis  il  se  leva,  et,  après  avoir  fait  le 
leur  du  salon  d'un  air  embarrassé,  il  tira  M.  Moreau 
par  la  manche  de  son  habit. 

—  Monsieur,  lui  dit-il  en  hésitant,  je  ne  pense 
pas  que  madame  Moreau  .  qui  est  la  boulé  même, 
ait  envie  de  se  moquer  d'un  honuiie  qui  lui  est  tout 
dévoué.  Ce  n'est  d'ailleurs  qu'une  plaisanterie  fort 
innocente... 

—  Ou'a^'e''--'^'ous,  mon  cher  ami?  répondit  l'archi- 
tecte du  roi  ;  je  ne  vous  comprends  pas. 

—  C'est,  reprit  l'abbé,  ([ue  je  n'ai  en  elTet  qu'une 
chemise,  et  qu'encore  elle  est  à  la  lessive ,  comme 
dans  la  chanson. 

—  Soyez  assuré,  dit  Moreau  ,  que  ma  femme  n'y 


122  REVUE  PITTORESQUE, 

entendait  pas  malice,  et  qu'elle  ne  sait  pas  si  vous 
manquez  de  chemises.  Votre  veste  est  boutonnée 
jusqu'au  rabat,  et,  pour  ma  part,  je  vous  trouve 
fort  bien  vêtu.  Cependant  je  dirai  à  ma  femme  de 
prendre  garde  une  autre  fois  à  ce  qu'elle  cliantera. 
L'abbé  pressa  la  main  de  M.  Moreau,  et  s'en  alla 
chez  le  directeur  de  l'Opéra.  Il  le  trouva  en  confé- 
rence avec  mademoiselle  Doligny  de  la  Comédie- 
Française,  qui  venait  solliciter  un  spectacle  à  son 
proSt.  Cette  jeune  actrice,  qui  jouait  admirablement 
les  ingénues,  était  fort  aimée  du  public;  mais  la  ja- 


lousie de  ses  camarades  lui  donnait  beaucoup  de 
soucis,  comme  il  arrive  souvent  aux  gens  de  talent. 
On  lui  enlevait  ses  rôles ,  sous  le  prétexte  qu'elle 
avait  au-dessus  d'elle  des  chefs  d'emploi.  Dans  la 
soirée  à  son  bénéfice,  ses  amis  voulaient  qu'elle 
jouât,  sur  la  scène  de  l'Académie,  la  pastorale  d'En- 
dijmion  de  feu  Fonteuelle.  M.  Berton  élevait  des 
difficultés;  cependant  il  céda  enfin,  grâce  aux  in- 
stances de  Cordier,  qui  pria  en  faveur  de  mademoi- 
selle Doligny.  Sans  être  fort  jolie,  cette  jeune  ac- 
trice avait  une  figure  intéressante ,  un  son  de  voix 


qui  allait  au  cœur,  de  la  gaieté,  quelque  chose  dans 
les  manières  qui  charmait  à  la  première  vue.  Cette 
aimable  fille  remercia  Cordier  d'avoir  intercédé 
pour  elle,  et  y  mit  tant  de  grâce,  que  l'abbé  en  de- 
vint tout  rouge  de  plaisir.  Mademoiselle  Doligny 
savait  par  les  bruits  de  coulisses  qu'il  était  homme 
de  bon  conseil ,  et  comme  elle  avait  besoin  d'être 
un  peu  soutenue  au  milieu  de  ses  ennemis ,  elle 
désira  qu'il  vînt  aux  répétitions.  Elle  l'invita  même 
à  être  dans  sa  loge  le  jour  du  spectacle  à  son  profit, 
afin  de  la  secourir  au  moment  de  sa  toilette ,  s'il 
lui  survenait  quelque  embarras.  Cordier  n'eut  garde 
d'y  manquer ,  et  bien  leur  en  prit  à  tous  deux. 

La  jeune  actrice  avait  commandé  pour  son  réie 
de  Phoebé  un  croissant  avec  des  pierreries.  On  n'ap- 
porta ce  joyau  de  rigueur  qu'une  heure  avant  le 


lever  du  rideau,  et  il  se  trouva  que  le  cercle  d'or 
par  011  il  s'attachait  aux  cheveux  était  beaucoup 
trop  large  pour  la  coifi'ure  de  mademoiselle  Doligny. 
Il  n'y  avait  pourtant  pas  moyen  de  jouer  la  lune 
sans  un  croissant.  La  pauvre  actrice  poussait  des 
cris  de  désespoir,  et  ses  camarades  se  réjouissaient 
déjà  ,  mais  Cordier  ne  perdit  pas  la  tête.  11  était 
versé  dans  l'art  du  serrurier;  il  s'arma  d'une  lime, 
fit  un  marteau  avec  une  clef,  un  étau  avec  le  tiroir 
d'une  table,  et  se  mit  à  l'ouvrage.  En  moins  d'un 
quart  d'heure,  il  eut  arrangé  le  cercle  d'or  et  posé 
lui-même  le  croissant  avec  goût  dans  la  chevelure 
de  la  Phœbé. 

Mademoiselle  Doligny  sécha  ses  pleurs,  se  re- 
garda bien  dans  la  psyché,  s'assura  qu'il  ne  lui  man- 
quait plus  rien  ,  et  se  tourna  enfin  vers  notre  abbé. 


LE  DERNIER  ABBÉ. 


123 


Elle  était  éblouissante  de  fraîcheur  et  de  jeunesse. 

—  Embrassez-moi  pour  votre  peine,  lui  dit-elle, 
avant  que  je  mette  mon  rouge  ;  cela  me  portera 
bonheur. 

Cordier  baisa  la  belle  Phœbé  sur  les  deux  joues, 
et  les  poisons  de  l'amour  pénétrèrent  pour  la  pre- 
mière fois  dans  ses  veines.  On  venait  de  frapper  les 
trois  coups;  l'abbé  regagna  sa  place  à  l'orchestre 
avec  un  cruel  désordre  dans  l'imagination  et  un 
poids  atfreux  sur  le  cœur,  car  quelle  vraisemblance 
qu'un  garçon  pauvre  comme  lui  pût  réussir  à  rien 
auprès  d'une  ingénue  de  la  Comédie-Française"?  Il 
ne  voulait  pas  même  y  songer,  et  ne  rassemblait  ses 
forces  que  pour  chasser  bien  loin  ses  désirs. 

Cependant  mademoiselle  Doligny  obtint  un  véri- 
table triomphe.  Le  parterre  applaudit  avec  enthou- 
siasme. Une  pluie  de  bouquets  accompagna  la  chute 
du  rideau.  Notre  abbé  courut,  après  le  spectacle,  à 
la  loge  de  l'actrice  ;  mais  il  trouva  la  place  encom- 
brée par  une  foule  d'amis  et  de  grands  seigneurs, 
qui  se  pressaient  pour  offrir  les  félicitations  et  les 
madrigaux.  A  peine  s'il  put,  en  se  dressant  sur  la 
pointe  des  pieds ,  apercevoir  la  reine  de  la  soirée 
couchée  sur  un  sofa  et  enveloppée  de  fourrures.  Il 
se  retirait  le  cceur  fort  serré,  quand  une  femme  de 
chambre  le  saisit  par  le  bras  comme  il  traversait 
le  vestibule,  et  lui  mit  un  billet  dans  la  main. 

«  Mon  cher  abbé,  lui  dit-on  ,  votre  baiser  m'a 
porté  bonheur,  comme  je  m'y  attendais.  Venez  de- 
main déjeuner  avec  moi  sur  les  dix  heures  du  matin. 
Les  sots  et  les  complimenteurs  n'entreront  qu'à 
midi. 

»  .IlLIE  DOLIGNV.  I' 

—  Grand  Dieu!  s'écriait  Cordier  en  bondissant 
au  milieu  des  rues ,  elle  m'accorde  deux  heures  de 
téte-à-tète!  Que  vais-je  lui  dire?  Comment  lui  ca- 
cher mon  amour? 

La  crainte  et  l'espérance  allaient  et  venaient  dans 
l'âme  du  jeune  abbé.  Lorsqu'il  fut  rentré  dans  sa 
petite  chambre,  il  promena  autour  de  lui  des  regards 
désolés,  et  le  sentiment  de  sa  pauvreté  lui  perça  le 
cœur. 

—  Non  ,  dit-il  avec  abattement ,  je  n'irai  pas 
m'exposer  au  feu  de  ses  beaux  yeux.  Puisque  les 
bonheurs  excessifs  ne  sont  pas  faits  pour  moi .  sa- 
chons au  moins  fuir  les  dangers.  Il  m'appartient 
bien  de  courtiser  une  actrice,  à  moi  qui  n'ai  pas  de 
chemise  !  Allons,  n'y  pensons  plus. 

Cordier,  ayant  bravement  pris  son  parti,  se  mit  à 
chanter  la  chanson  de  madame  Moreau  : 

Il  était ,  il  était 
Une  jeune  fille,  etc. 

Il  ouvrit  un  tiroir  de  sa  commode  pour  y  serrer 


le  billet  de  la  séduisante  Phœbé.  0  miracle  !  ce 
tiroir  contenait  six  chemises  neuves  !  Les  merveilles 
delà  civilisation,  lorsqu'elles  frappèrent  les  regards 
du  jeune  barbare  qui  le  premier  traversa  le  Bos- 
phore n'eurent  pas  un  éclat  plus  surprenant  que 
celui  de  celte  admirable  trouvaille.  L'abbé  n'osait 
porter  ses  mains  sur  la  toile  fine,  de  peur  qu'elle  ne 
vînt  à  s'évanouir  comme  une  illusion  des  sens. 

—  0  madame  Moreau  I  dit-il  avec  émotion,  vous 
êtes  une  seconde  Providence  ! 

Le  diable,  qui  était  sans  doute  jaloux  du  bonheur 
de  notre  abbé ,  lui  fit  découvrir  alors  un  petit  trou 
au  coude  de  son  habit  ;  mais  Cordier  n'était  pas 
homme  à  ce  déconcerter  pour  si  peu  de  chose. 

—  Ce  n'est  rien  que  cela ,  dit-il  gaiement;  on  ne 
manque  pas  un  rendez-vous  faute  d'un  bout  de  fil 
noir  pour  faire  une  reprise. 

Et  il  se  coucha  tout  joyeux.  Cette  fois,  il  rêva  qu'il 
était  dans  le  paradis  des  Orientaux  et  que  Mahomet 
lui-même  n'avait  pas  une  veste  aussi  belle  que  la 
sienne. 


III. 


Le  lendemain,  notre  abbé  regardait  l'effet  de  sa 
chemise  blanche  dans  son  miroir  à  barbe.  Il  appela 
le  valet  de  chambre  pour  avoir  son  habit  qu'on  avait 
emporté. 

—  Le  voici,  M.  l'abbé,  dit  le  domestique  d'un  air 
significatif. 

Cordier  passa  une  manche  avec  empressement  et 
resta  immobile  de  surprise. 
■ —  Mais  c'est  un  habit  neuf!  s'écria-t-il. 

—  Oui ,  M.  l'abbé. 

—  Et  d'où  vient  cela? 

—  Je  ne  sais  pas,  monsieur.  Mon  maître  m'a  dil 
que  c'était  à  vous,  et  je  vous  l'apporte. 

—  Allons  !  il  vient  à  propos. 

L'abbé  descendit  les  escaliers  en  voltigeant  sur  la 
pointe  de  ses  souliers  ,  et  une  voix  intérieure  lui  di- 
sait :  Tu  es  un  heureux  mortel. 

Le  hasard  avait  trop  fait  pour  Cordier  depuis 
vingt-quatre  heures  pour  qu'il  ne  s'amusât  pas  un 
peu  à  lui  rabattre  de  sa  joie.  En  arrivant  chez  made- 
moiselle Doligny,  le  cœur  enflé  par  l'espoir,  l'abbé 
vit,  en  traversant  la  salle  à  manger,  ((u'on  avait 
dressé  une  table  de  quatre  couverts.  Deux  étrangers 
attendaient  au  salon;  l'un  était  un  mondor,  et  l'au- 
tre un  officier  des  gardes. 

—  Adieu  le  lête-à-tète!  pensa  l'abbé.  Comment 
diable  aussi  ai-je  pu  me  mettre  dans  l'esprit  que 
cette  créature  divine  avait  jeté  les  yeux  sur  moi  ? 

L'espérance  s'envola  ;  mais  Cordier  n'en  garda  pas 
moins  une  contenance  ferme,  et  sentit  qu'il  fallait 
montrer  sa  bonne  humour  des  dimanches.  L'ingénue 
parut  bientôt  dans  une  toilette  fort  jolie.  Elle  remer- 


124 


REVUE  PITTORESQUE. 


fia  le  mondor  d'un  collier  de  perles  dont  il  venait 
de  lui  faire  présent ,  et  donna  la  main  au  militaire 
en  l'appelant  son  cousin.  Cordier  avait  la  mort  dans 
l'âme.  Cependant  on  se  mit  à  table;  le  courage  lui 
revint  lorsqu'il  vit  que  sa  présence  donnait  aussi  de 
la  peine  à  ses  rivaux,  et  que,  de  plus,  ils  n'avaient 
point  d'esprit.  Il  se  remit  en  frais ,  se  ranima  peu  à 
peu  et  conta  des  histoires. 

—  Ma  foi,  messieurs,  dit  mademoiselle  Doligny 
aux  deux  autres  convives  ,  vous  êtes  tristes  comme 
des  capucins. 

On  parla  de  la  pièce  à' Endijmion  tout  en  mangeant 
des  asperges. 

— L'abbé,  reprit  l'ingénue,  racontez-moi  quelques 
bons  mots  de  Fontenelle.  .le  les  aime  fort ,  et  il  en 
a  beaucoup  dit. 

— .Te  n'en  sais  qu'un,  répondilCordier;  mais  il  mon- 
tre assez  combien  le  personnage  était  sensible.  Fonte- 
nelle avait  un  vieil  ami  d'enfance  qui  s'appelait  l'abbé 
Dubos ,  et  avec  lequel  il  déjeunait  tous  les  matins. 
Ils  aimaient  tous  deux  les  asperges  et  en  mangeaient 
tant  que  la  saison  en  durait  ;  mais  Dubos  les  voulait 
à  la  sauce  et  Fontenelle  à  l'huile ,  ce  qui  était  entre 
eux  un  éternel  sujet  de  querelles  et  de  plaisanteries. 
Un  joiM',  au  moment  où  ils  allaient  manger  leur  plat 
favori  dont  on  avait  préparé  la  moitié  d'une  façon  et 
l'autre  moitié  de  l'autre  manière  pour  satisfaire  tous 
les  goûts,  M.  Dubos  tombe  subitement  frappé  d'apo- 
plexie. Fontenelle  se  baisse  ,  prend  la  main  de  son 
ami,  lui  tàte  le  pouls  et  reconnaît  qu'il  est  mort, 
.aussitôt  il  ouvi-e  la  porte  et  crie  au  domestique  : 
Préparez  tontes  les  asperges  à  l'huile  ! 

— .Te  connaissais  ce  mot,  dit  le  mondor. 

—  Moi,  dit  le  militaire,  je  ne  le  connaissais  pas, 
mais  je  n'y  trouve  rien  de  plaisant. 

L'abbé  comprit  qu'ils  étaient  jaloux  tous  deux  ,  et 
inventa  des  histoires  de  son  cru  pour  voir  si  elles 
seraient  connues  du  mondor  et  si  elles  auraient  l'ap- 
probation de  l'officier.  En  sortant  de  table  il  s'aper- 
çut que  ses  deux  rivaux  le  toisaient  avec  un  air  de 
dépit.  Chacun  d'eux  tâchait  de  prendre  mademoiselle 
Doligny  à  part  pour  lui  glisser  des  mots  à  l'oreille. 

—  'Vous  pouvez  vous  expliquer  tout  haut,  mes- 
sieurs, dit  l'actrice.  Je  ne  suis  pas  une  marquise, 
et  je  ne  fais  rien  en  cachette;  il  faut,  dites-vous, 
que  je  me  décide  pour  quelqu'un?  Il  n'est  pas  bien 
de  n'avoir  pas  encore  d'amant?  Mon  choix  est  fixé. 
.M.  l'abbé  Cordier  est  mon  affaire.  T'ai  lu  dans  ses 
yeux  qu'il  est  amoureux  de  moi ,  et  je  vous  déclare 
qu'il  me  plaît  beaucoup. 

L'abbé  tomba  sur  ses  genoux  et  saisit  avec  trans- 
port la  main  (ju'on  lui  offrait. 

—  Ah  !  madame ,  dit-il  d'un  air  pénétré ,  voici 
la  première  fois  qu'une  aussi  grande  joie  entre  dans 
mon  cœur,  .lamais  je  ne  perdrai  le  souvenir  de  cet 


instant,  et  je  défie  le  ciel  de  me  donner  une  peine 
qui  l'efface  de  ma  mémoire. 

Cette  parole  était  imprudente,  comme  on  le  verra 
par  la  suite;  mais  c'est  ainsi  que  parlent  les  gens 
amoureux,  et  d'ailleurs  mademoiselle  Doligny, 
n'ayant  à  cette  heure  que  de  tendres  sentiments 
dans  le  cœur,  répondit  qu'elle  était  charmée  de 
l'amour  qu'elle  inspirait.  Le  mondor  et  le  militaire 
enfoncèrent  leurs  chapeaux  sur  leurs  oreilles,  et 
s'en  allèrent  en  frappant  les  portes  ;  mais  on  ne  s'a- 
perçut pas  de  leur  sortie.  Notre  abbé  devint  l'En- 
dyniion  de  la  Phœbé.  Le  nom  lui  en  resta  ,  et  dans 
les  coulisses  on  l'appela  l'abbé  Endymion  tant  que 
durèrent  ses  amours. 

Le  bon  Cordier  n'était  pas  de  ces  gens  vaniteux 
qui  mettent  la  plus  forte  part  de  leurs  plaisirs  dans 
l'ostentation.  Il  aimait  mademoiselle  Doligny  pour 
elle-même  et  non  pour  la  gloire  qu'il  en  relirait. 
Elle  lui  eût  plu  aussi  bien  si  elle  n'eût  été  qu'une 
simple  bergère.  C'était  une  chose  plaisante  que  de 
voir  cet  homme  modeste,  et  qui  n'avait  pas  seule- 
ment deux  culottes  ,  passer  devant  la  cour  brillante 
de  la  jeune  actrice  ,  recueillir  les  douces  œillades  à 
la  barbe  des  marquis  les  plus  hauts  sur  talons,  et 
conduire  à  son  bras  cette  fille  si  recherchée.  On 
riait  tant  qu'on  pouvait,  mais  on  enrageait  sous 
cape.  Mademoiselle  Doligny  eut  vent  de  quelques 
moqueries  sur  la  pauvreté  de  son  Endymion.  Elle 
voulait  donner  à  Cordier  un  habit  magnifique  en 
velours  cramoisi,  et  lui  faire  quitter  le  petit  collet; 
mais  il  eut  le  bon  sens  de  n'y  pas  consentir.  Tout 
ce  que  l'ingénue  put  obtenir  de  lui  fut  qu'il  por- 
terait, pour  l'amour  d'elle,  tme  veste  de  soie  noire, 
qu'elle  broda  de  sa  main.  Le  jour  que  sa  maîtresse 
lui  envoya  cette  veste ,  l'abbé  trouva  dans  la  poche 
une  bourse  bien  garnie.  Les  scrupules  le  prirent  à 
la  gorge  à  cette  découverte.  Il  courut  chez  sa  belle, 
et,  ne  sachant  comment  lui  dire  ce  qu'il  avait  dans 
l'esprit,  il  la  regarda  timidement  en  frappant  sur 
sa  poche  de  manière  à  faire  sonner  les  pièces  d'or. 

—  Je  vois  à  votre  mine  ce  que  vous  pensez,  lui 
dit-on.  Si  j'étais  une  princesse,  vous  n'auriez  pas 
de  ces  sottes  délicatesses.  Eh  bien!  sachez,  mon- 
sieur, que  je  veux  être  pour  vous  au-dessus  de  la 
plus  fière  princesse  du  monde.  Si  vous  avez  le  cœur 
assez  mal  placé  pour  être  honteux  d'accepter  quel- 
que chose  de  moi ,  jetez  cela  par  la  feiu'tre. 

—  Ne  vous  fâchez  point ,  dit  l'abbé  ;  j'ai  le  cœur 
où  il  faut  l'avoir,  et  je  vous  remercie  de  toute  mon 
âme. 

M.  Moreau  se  mit  à  rire  en  apprenant  les  triom- 
phes de  son  ami  Cordier. 

—  Prenez  garde  à  vous,  lui  disait-il,  mon  cher 
Endymion.  La  lune  est  changeante  ;  elle  ne  vous 
aimera  que  le  temps  d'un  quartier. 

M.  Berton  lui  accordait  davantage. 


LE  DERNIER  ABBE 

disait-il,  jusqu'à  la  nouvelle  lune  de 


1: 


—  Cela  ira 
vingt-huit  jours. 

Mais  quand  le  second  mois  fut  commence,  il  fallut 
trouver  d'autres  railleries,  et  il  n'en  restait  plus 
qu'une  seule  dans  le  calendrier. 

—  Quand  arrivera  l'éclipsé".'  demandaient  les 
mauvais  plaisants. 

—  Quand  le  soleil  me  voudra  jouer  un  mauvais 
tour,  répondait  l'abbé.  Je  suis  préparé  à  tout 
événement,  comme  le  sage. 

La  tendresse  de  mademoiselle  Doligny  pour  son 
l)elit  abbé  se  soutenait  malgré  les  plaisanteries. 
Elle  alla  tout  doucement  jusqu'à  l'accomplissement 
de  l'année  entière,  ce  qui  nous  paraît  être  la  bonne 
mesure  pour  une  ingénue. 

Un  marquis  du  bel  air  vint  se  jeter  à  la  traverse 
cl  fouler  aux  pieds  le  bonheur  de  notre  pauvre 
abbé.  C'était  un  homme  prodigue  et  ruiné  de  toutes 
les  façons,  criblé  de  dettes,  fatigué  de  corps  et 
blasé  d'esprit,  un  homme  adorable  enfin,  selon  les 
goùls  du  temps.  Il  supplanta  Cordicr  dans  l'espace 
de  deux  heures ,  et  n'eut  besoin  que  de  paraître 
pour  vaincre ,  comme  le  défunt  empereur  César.  Cor- 
dier  vit  le  coup  de  foudre  qui  le  frappait ,  et  de- 
meura un  peu  interdit. 

—  Mon  cher  garçon,  lui  dit  son  infidèle,  vous 
m'avez  souvent  donné  l'assurance  que  vous  auriez 
du  courage ,  s'il  m'arrivait  de  ne  plus  vous  aimer. 
Voici  le  moment  de  montrer  votre  bravoure.  Il  va 
sans  dire  que  nous  resterons  toujours  bons  amis, 
car  vous  me  feriez  de  la  peine  en  cessant  pour  cela 
de  venir  me  voir. 

—  J'aurai  du  courage,  répondit  l'abbé;  mais  ne 
comptez  pas  m'avoir  parmi  vos  suivants.  Je  ne  des- 
cendrai pas  m'asseoir  au  banc  des  violons  ,  moi  qui 
ai  tenu  le  siège  du  chef  de  musique. 

.\près  cette  réponse  ,  digne  des  temps  anciens  , 
l'abbé  se  retira  héroïquement;  mais  il  ne  retrouva 
pas  du  tout  la  force  dont  il  avait  fait  parade ,  et 
dont  les  indifférents  et  les  égoïstes  seuls  sont  capa- 
bles. 11  gardait  un  visage  impassible  en  public,  et 
ses  amis  ne  soupçonnaient  pas  l'état  cruel  où  il 
était.  Son  cœur  était  déchiré  mille  fois  par  jour; 
tous  les  objets  qui  frappaient  ses  regards  lui  rappe- 
laient le  bonheur  perdu.  Des  souvenirs  accablants 
le  troublaient  a  chaque  pas. 

—  Hélas!  disait-il  en  se  tordant  les  bras  ,  pour- 
quoi me  suis-je  précipité  dans  ce  monde  des  pas- 
sions, loin  duquel  j'aurais  pu  vivre  paisiblement? 
Quels  êtres  sont  donc  ces  femmes  qui  demeurent 
toujours  dans  cet  enfer,  et  y  respirent  à  l'aise  comme 
l'oiseau  sur  les  buissons  ? 

Et  puis,  au  moment  de  maudire  le  nom  de  son 
ingrate ,  le  pauvre  garçon  en  avait  des  remords ,  et 
remerciait  le  ciel  de  lui  avoir  donné  au  moins  quel- 
ques jours  heureux  avant  de  mourir.  En  un  mot , 


Cordier  étiiit  en  proie  au  désespoir.  Il  résolut  d  a- 
bandonner  une  existence  vouée  à  l'amertume.  Il  se 
mit  en  tête  de  se  faire  trappiste  ;  mais  son  étoile 
était  d'une  humeur  plus  folâtre  qu'il  ne  l'imaginait, 
comme  on  le  verra  tout  à  l'heure. 


IV. 


I.abbé  (Cordier  lit  un  marché  avec  un  maître  de 
voiture  jour  être  conduit  à  la  Trappe,  située  près 
d'.\vranches  ;  il  mit  dans  sa  poche  une  bourse  où 
il  lui  restait  encore  quinze  louis  d'or,  et  partit  avec 
un  très-léger  bagage  sans  dire  à  personne  où  il  al- 
lait. On  était  alors  au  mois  de  mai.  Les  chaleurs  du 
printemps  se  répandaient  dans  la  campagne ,  les 
arbres  et  les  champs  prenaient  des  airs  de  fête  ; 
mais  Cordier,  tout  entier  à  ses  douleurs,  demeu- 
rait morne  en  face  des  beautés  du  paysage.  Il  voya- 
geait d'ailleurs  dans  une  mauvaise  guimbarde  avec 
des  marchands  de  bestiaux,  qui  n'étaient  pas  gens 
à  le  distraire.  Il  s'enfonça  le  plus  avant  qu'il  put 
dans  ses  sombres  pensées,  et  demeura  silencieux 
contre  son  ordinaire  tout  le  long  du  chemin. 

Le  quatrième  jour,  on  arriva  sur  le  soir  au  petit 
bourg  de  Mortain,  situé  non  loin  d'.\vranches.Ondes- 
cendità  l'uniqueaubergedu  lieu  pourla  dernièrecou- 
chée.  L'hôtelière  était  une  jeune  femme  de  vingt-cinq 
ans,  qui  avait  des  yeux  engageants,  des  appas  fort 
arrondis,  les  mains  propres,  la  bouche  fendue  et 
la  taille  bien  serrée  dans  le  tablier  le  plus  blanc  du 
monde.  Cordier  ne  songeait  guère  à  remarquer  tout 
cela  ,  et  d'ailleurs  il  n'était  point  dans  son  humeur 
de  courtiser  les  aubergistes.  Il  poussait  la  modestie 
jusqu'à  n'avoir  pas  l'idée,  qu'avec  sa  jolie  figure  , 
il  put  frapper  au  premier  regard  l'imagination  d'une 
femme.  L'hôtelière ,  qui  ne  iiensait  pas  à  se  faire 
trappiste,  s'aperçut  tout  de  suite  que  l'abbé  étai 
un  beau  garçon,  et  qu'il  paraissait  plongé  dans 
l'affliction.  Elle  fut  prévenue  en  sa  faveur  aussitôt 
qu'elle  vit  son  air  triste  et  sa  jambe  faite  au  tour. 
La  curiosité  s'en  mêlant ,  elle  voulut  savoir  qui 
était  ce  gentil  voyageur  et  d'où  lui  venait  sa  mé- 
lancolie ;  c'est  pourquoi  elle  lui  fit  dresser  une  table 
dans  une  chambre  à  part,  tandis  qu'elle  mit  le 
couvert  des  marchands  de  bestiaux  dans  la  cuisine. 

Notre  abbé  mangea  son  potage  sans  dire  mot  ; 
mais  ,  lorsqu'il  eut  avalé  un  civet  de  lièvre  et  vidé 
la  moitié  dune  bouteille,  il  se  trouva  moins  acca- 
blé. L'hôtelière  ,  qui  le  servait  elle-même  ,  et  qui 
le  regardait  d'un  œil  compatissant,  jugea  que  le 
moment  était  favorable  pour  entrer  en  conversation. 
Elle  prit  donc  une  chaise,  et,  s'asseyant  en  face  de 
son  hôte,  elle  lui  demanda  s'il  trouvait  le  dîner  bon. 

—  Je  le  trouve  excellent ,  répondit  Cordier. 

—  Vous  répondez  cela  par  complaisance  ,  reprit 
l'hôtelière,  car  on  voit,  monsieur  l'abbé,  que  vous  ne 


126 


KEVUE  PITTORESQDE. 


sentez  ]);is  le  goût  de  vos  moireaux  lant  vous  êtes 
rêveur.  Je  gage  que  vous  ne  sauriez  pas  dire  ce  que 
vous  venez  de  manger  ? 

—  C'est  la  vérité,  madame;  je  n'ai  pas  l'esprit 
à  ce  que  je  fais ,  et  cela  vient  de  ce  que  je  suis 
l'homme  le  plus  malheureux  qui  soit  sur  la  terre. 

—  Mon  Dieu!  (juel  dommage  !  que  j'en  suis  fâ- 
chée !  (juel  est  donc  ce  malheur  si  grand  ?  Pouyez- 
vous  me  le  conter,  monsieur  l'abbé  ?  je  n'en  dirai 
rien. 

—  Volontiers,  madame,  ce  sera  peut-être  un 
soulagement  que  de  parler  de  mes  peines. 

Cordier  raconta  ses  amours  avec  mademoiselle 
Doligny  ,  et  comment  elles  avaient  tini.  L'hôtelière, 
les  deux  coudes  sur  la  table  et  la  tète  posée  entre 
SCS  mains,  la  bouche  à  demi  ouverte,  écoutait  le 
récit  de  toutes  ses  oreilles.  Elle  n'avait  jamais  en- 
tendu parler  des  théâtres  de  Paris  ,  et  toutes  ces 
aventures  lui  semblaient  tirées  d'un  conte  de  fées. 
Elle  no  se  sentait  pas  de  joie  d'avoir  sous  les  yeux 
le  héros  de  cette  histoire.  L'abbé  ,  qui  ressentait  les 
eflets  bienfaisants  de  la  digestion ,  se  plaisait  à 
chaque  minute  davantage  dans  la  situation 'où  il 
était;  l'intérêt  que  lui  montrait  la  belle  hôtelière 
adoucissait  remarquablement  ses  peines.  Quand 
son  histoire  l'ut  achevée,  il  lit  un  gros  soupir  et 
murmura  sur  le  ton  d'un  berger  de  Fonlenelle  : 

—  Hélas!  c'est  la  dernière  fois  que  je  parle  à 
quelqu'un  de  mes  chagrins. 

—  La  dernière  fois  !  s'écria  l'aubergiste  ;  eh  ! 
pourquoi  donc? 

—  Parce  que  demain  je  vais  entrer  à  la  Trappe. 

—  Sainte  Vierge  !  à  la  Trappe  !  Dans  un  si  bel 
âge!  Ah  !  cjue  ne  puis-je  vous  en  détourner  !  Excu- 
sez-moi, monsieur  l'abbé,  mais  je  suis  toute  boule- 
versée de  ce  que  vous  me  dites. 

La  bonne  hôtelière  se  leva  et  sortit  en  pleurant 
de  tout  son  cœur.  Cordier,  ému  de  voir  une  amitié 
si  tendre ,  en  eut  aussi  une  larme  dans  les  yeux. 
Le  soir,  lorsqu'il  se  'coucha ,  il  s'avoua  tout  bas  à 
lui-même  qu'il  était  ébranlé  dans  ses  résolutions. 
Le  lendemain,  au  point  du  jour,  l'hôtelière  entra 
dans  sa  chambre  ; 

—  Monsieur  l'abbé,  lui  dit-elle,  on  va  mettre 
les  chevaux  à  la  voiture  ;  mais,  si  vous  m'en  croyez, 
vous  resterez  à  dormir  la  grasse  matinée.  Demain 
je  vous  mènerai  dans  ma  carriole  à  .\vranches , 
si  vous  tenez  encore  à  votre  projet  d'entrer  à  la 
Trappe. 

Les  esprits  sont  faibles  le  matin,  pendant  le  demi- 
sommeil.  L'abbé  ouvrit  un  ceil ,  étendit  les  bras  ,  et 
dit  qu'il  voulait  bien  rester  jusqu'à  demain  ;  puis  il 
se  tourna  sur  le  côté  pour  recommencer  à  dormir. 
On  partit  sans  lui.  Sur  le  coup  de  dix  heures  ,  Cor- 
dier descendit,  un  peu  honteux  de  sa  faiblesse.  L'hô- 


telière, qui  avait  mis  un  bonnet  neuf,  lui  parut 
plus  fraîche  et  plus  jolie  que  la  veille.  Elle  lui  servit 
un  excellent  déjeuner,  et  lui  tint  encore  compagnie. 
Elle  le  mena  ensuite  promener  dans  son  jardin  ,  lui 
offrit  des  fleurs  et  fit  mille  choses  pour  lui  être 
agréable  qui  le  touchèrent  de  plus  en  plus.  Il  ne 
partit  pas  le  lendemain  ,  parce  que  l'hôtesse  le  pria 
d'attendre  pour  aller  à  .4vranches  jusqu'au  samedi 
suivant,  qui  était  jour  de  marché.  Nous  ne  savons 
pas  au  juste  ce  qui  se  passa  entre  la  belle  hôtelière 
et  iM.  Cordier;  mais,  quand  le  samedi  fut  venu,  il 
ne  fut  pas  question  de  la  Trappe,  et  madame  l'au- 
bergiste envoya  >a  servante  au  marché  avec  la  car- 
riole. Plus  d'une  semaine  après,  Cordier  était  en- 
core à  Mortain,  ne  songeant  pas  du  tout  à  se  reti- 
rer du  monde. 

Un  beau  jour,  avant  le  soleil  levé,  on  dormait 
encore  dans  l'auberge;  Cordier  se  trouvait,  je  ne 
sais  pourquoi,  dans  la  chambre  de  l'hôtelière ,  lors- 
qu'on frappa  au  dehors  à  coups  redoublés. 

—  Ilolà  !  hé  '.  ma  femme  !  criait-on  ;  viendras-tu 
m'ouvrir  tout  à  l'iieure  '? 

—  Qu'est-ce  que  ce  bruit?  demanda  l'abbé  en 
s'habillant  à  la  hâte. 

—  C'est  mon  mari  qui  revient  de  voyage. 

—  Votre  mari!  quoi  !  vous  êtes  mariée  ? 
Ils  n'y  avaient  pensé  ni  l'un  ni  l'autre. 
L'hôtelière  se  mit  à  la  fenêtre  et  cria  qu'elle 

allait  descendre  ;  mais  une  servante  venait  d'ouvrir 
la  porte,  et  le  mari,  qui  montait  déjà  l'escalier, 
rencontra  l'abbé. 

—  Voilà  donc  pourquoi  l'on  ne  mouvrait  pas!  dit 
l'aubergiste  outré  de  colère.  Il  s'en  passe  de  belles 
en  mon  absence.  Je  vais  d'abord  assommer  ce  petit 
godelureau. 

L'hôtelier  courut  après  Cordier  en  levant  un  gros 
bâton  noueux  qu'il  tenait  à  la  main.  Heureusement 
l'abbé  sut  esquiver  le  coup  en  se  baissant  à  propos. 
Il  gagna  la  rue  d'un  bond  et  se  sauva  par  les 
champs.  Comme  il  croyait  toujours  avoir  le  mari  et 
le  bâton  noueux  à  ses  trousses,  il  joua  des  jambes 
pendant  une  demi-heure,  et  ne  s'arrêta  qu'au  mi- 
lieu d'une  forêt  où  il  tomba,  épuisé  de  fatigue,  an 
pied  d'un  arbre. 

Tout  cela  semblait  un  rêve  à  notre  pauvre  abbé, 
tant  l'événement  avait  été  brusque  et  surprenant. 
11  lui  fallut  cinq  minutes  de  réflexion  pour  bien  com- 
prendre ce  qui  lui  arrivait  et  mesurer  l'étendue  de 
son  infortune. 

—  Quelle  aventure!  s'écria-t-il  enfin.  Être  perdu 
dans  les  bois,  sans  habit,  et  n'avoir  pas  mis  hier  au 
soir  ma  bourse  dans  la  poche  de  ma  culotte  !  0  dés- 
espoir !  il  y  a  de  quoi  se  pendre! 

Il  se  serait  pendu  en  effet  à  quelque  branche,  s'il 
eût  tenu  une  corde ,  mais  n'ayant  pas  le  nécessaire 


LE  DERNIER  ABBE. 


127 


pour  se  tuer,  il  se  mit  à  chercher  quelque  chaumière 
où  l'on  voulût  bien  lui  donner  un  morceau  de  pain 
pour  déjeuner. 

Cordier ,  qui  ne  connaissait  pas  les  chemins  et 
n'osait  pas  retourner  du  côté  de  Mortain ,  s'égara 
dans  la  forêt.  11  trouva  enfin  des  bûcherons  qui  tra- 
vaillaient, et  leur  demanda  s'il  n'y  avait  pas  près  de 
là  quelque  habitation.  Ces  bonnes  gens  lui  indiquè- 
rent une  lorge  qui  n'était  pas  loin.  11  y  alla  aussitôt, 


dirigé  par  le  bruit  que  faisaient  les  ouvriers.  A  côté  de 
la  forge  était  une  jolie  maison  ,  située  au  plus  épais 
du  bois  et  entourée  d'un  jardin  bien  entretenu.  La 
porte  en  était  ouverte.  L'abbé,  poussé  par  la  faim, 
entra  sans  hésiter.  Les  bûcherons  lui  avaient  ajjpris 
que  le  maître  de  forges  s'appelait  M.  Durand  et  que 
c'était  un  excellent  homme.  11  demanda  donc  u 
parler  à  M.  Durand.  On  le  conduisit  dans  un  cabinci 
ou  U  trouva  un  gros  homme  d'assez  bonne  physio- 


nomie, qui  mit  sa  plume  à  son  oreille  pour  l'écouter. 

—  Monsieur,  lui  dit  l'abbé,  je  viens  de  Paris 
pour  me  faire  trappiste  à  Avranches,  et  je  me  suis 
égaré  dans  les  bois.  Aurez-vous  la  bonté  de  me 
faire  donner  un  peu  de  pain  et  de  m'indiquer  la 
route  qu'il  faut  suivre  pour  aller  au  couvent  de  la 
Trappe"? 

M.  Durand  reconnut  tout  de  suite  qu'il  n'avait  pas 
affaire  à  un  mendiant. 

—  Bien  volontiers,  mon  garçon  ,  répondit-il.  Un 
morceau  de  pain!  cela  ne  se  refuse  pas.  Je  vous 
offrirai  davantage,  on  va  sonner  le  déjeuner;  je 
vais  dire  qu'on  vous  mette  un  couvert  à  ma  table. 


Vous  avez  là  une  chienne  d'envie ,  de  vous  faire 
trappiste.  Est-ce  par  vocation ,  ou  par  suite  de 
quelque  chagrin  '? 

—  C'est  parce  que  je  suis  malheureux. 

—  Bah  !  le  diable  n'est  pas  toujours  attaché  à  la 
peau  des  gens.  Laissez  là  votre  idée  de  la  Trappe. 
Voulez-vous  travailler  dans  mes  forges"? 

—  Nous  verrons  cela,  monsieur;  donnez-moi  le 
temps  de  réfléchir. 

—  Oui,  nous  allons  en  causer.  Venez,  que  je 
vous  prête  une  veste.  Il  ne  faut  pas  que  vous  soyez 
en  manches  de  chemise  pour  déjeuner  avec  ma 
femme  et  ma  fille. 


I2H  REVUE  PITTORESQUE 

M.  Durand  avail  un  lils  t'n  voyage.  11  prit  dans 
les  habits  de  ce  lils  une  vieille  vesie  de  campagne, 
([ui  se  trouva  parfailement  à  la  taille  de  Cordier.  Le 
déjeuner  étant  prêt,  notre  abbé  lut  conduit  dans  la 
salle  à  manger,  et  il  prit  place  entre  madame  Du- 
rand et  mademoiselle  Charlotte  sa  fdie  ,  qui  avait 
dix- huit  ans  et  qui  était  jolie.  11  mangea  bien,  plai- 
santa de  bonne  grâce  sur  son  appétit  dévorant,  fit 
rire  les  daines  et  raconta  son  hisloiro .  sans  parler 
cette  fois  de  ses  amours  M.  Durand  et  sa  famille 
ne  voyaient  personne;  ils  s'amusèrent  des  discours 
de  notre  abbé.  Au  dessert,  le  maître  de  forges,  qui 
était  un  grand  buveur,  e.\ci(a  son  hôte  ù  lui  tenir 
tête.  L'abbé  but  un  peu  d'eau-de-vic  par  complai- 
sance, et,  sans  perdre  son  air  simple  et  modeste, 
il  se  mit  pourtant  en  bonne  humeur.  M.  Durand 
l'engagea  cordialement  à  passer  une  couple  de  jours 
dans  sa  maison. 


V. 


En  sortant  de  table,  le  maître  de  forges,  selon 
l'habitude  des  propriétaires,  mena  son  hôte  voir  ses 
basses-cours  et  ses  potagers.  Ils  allèrent  ensemble 
visiter  les  usines,  et  dans  cette  promenade,  Cordier 
admira  tout  avec  politesse.  Ils  s'arrêtèrent  à  regar- 
der des  ouvriers  en  charpente  qui  avaient  à  tailler 
ime  table  en  ovale,  et  qui  ne  savaient  comment  s'y 
prendre.  Ces  braves  gens,  par  ignorance  ,  traçaient 
sur  le  bois  des  cercles  à  l'infini ,  sans  pouvoir  réus- 
sir à  calculer  exactement  leurs  mesures.  L'abbé, 
qui  savait  un  peu  de  tout,  se  souvint  alors  du  pro- 
cédé simple  qu'on  trouve  dans  les  livres  de  géomé- 
trie descriptive  pour  tracer  des  ovales  de  toutes 
grandeurs,  et  qui  se  formule  ainsi  :  Placer  aux  deux 
foyers  de  l'ellipse  les  extréinilés  d'un  fil  égal  en  lon- 
gueur au  grand  axe,  el  tracer  avec  un  crayon  que 
Von  place  de  manière  à  tenir  le  fil  toujours  tendu. 
Cordier  mesura  les  deux  foyers  de  l'ellipse  avec  un 
compas,  y  fixa  deux  clous  auxquels  il  attacha  un 
morceau  de  ficelle,  et  décrivit,  en  moins  d'une  mi- 
nule,  un  ovale  parfait  de  la  grandeur  désirée.  M.  Du- 
rand fut  saisi  d'admiration,  et  les  ouvriers,  qui  cher- 
chaient en  vain  depuis  une  heure  à  résoudre  ce 
problème  ,  auraient  pris  volontiers  notre  abbé  pour 
un  sorcier. 

—  Comment!  dit  le  mailre  de  forges,  mais  vous 
êtes  donc  un,  mathématicien  ! 

—  Je  n'en  sais  guère  plus  que  cela  ,  répondit 
l'abbé  en  riant. 

—  C'est  beaucoup,  par  ma  foi.  Il  n'y  a  pas  à 
vingt  lieues  à  la  ronde  un  homme  qui  en  sache  autant 
que  vous.  Si  vous  voulez  appliquer  vos  connaissances 
dans  mes  usines ,  je  vous  donnerai  un  bon  emploi 
et  des  appointements  fort  honnêtes. 

—  Excusez-moi,  monsieur,  dit  Cordier;  je  suis 


trop  franc  pour  vous  Iromper.  Je  ne  tiens  jias  a 
l'argent,  et  je  ne  suis  pas  capable  de  m'apiiliquei 
longtem|is  au  même  travail;  je  ne  ferais  pas  votre 
affaire. 

— C'est  donnnage!  c'est  pardieu  dommage  1  répéta 
plusieurs  fois  M.  Durand. 

Mademoiselle  Charlotte  était  une  grande  et  jolie 
fille  qui  avait  des  yeux  bleus  et  des  doigts  efiilés. 
L'isolement  et  son  goût  pour  la  lecture  lui  avaient 
donné  des  idées  romanesques.  L'abbé  ne  lui  montra 
pas  les  mathématiques,  mais  il  lui  enseigna  des 
jeux  de  cartes  pour  occuper  les  heures  de  la  soirée. 
La  jeune  personne  était  versée  dans  la  botanique,  et 
Cordier  en  avait  quelques  notions.  Ils  cueillirent  en- 
semble une  foule  de  fleurs  dont  ils  cherchèrent  les 
noms  dans  les  livres.  On  lit  encore  dans  les  talents 
de  notre  abbé  une  découverte  importante.  Le  lecteur 
nous  pardonnera-t-il  de  l'avoir  mené  jusqu'à  cet  en- 
droit sans  lui  dire  que  Cordier  savait  jouer  de  la 
Mule,  non  pas  en  virtuose,  mais  de  façon  à  enchanter 
un  maître  de  forges  des  bois  de  Morlain?  De  tous 
temps  les  sons  de  la  flûte  ont  flatté  agréablement  les 
sens  des  jeunes  filles.  Or,  il  y  avait  une  flûte  dans 
la  maison,  et  mademoiselle  Charlotte  jouait  du  cla- 
vecin. Ils  firent  de  la  musique  ensemble,  et  dès  lors 
leurs  cœurs  eurent  un  grand  sujet  de  sympathie.  La 
demoiselle  levait  ses  yeux  bleus  sur  l'accompagna- 
teur dans  les  moments  où  le  morceau  avait  de  la 
passion  ;  de  son  côté ,  le  joueur  de  flûte  abaissait  ses 
yeux  noirs  sur  la  jeune  personne  en  soufllant  avec 
plus  de  tendresse.  Sans  se  parler,  ils  se  disaient 
ainsi  beaucoup  de  choses ,  tandis  que  le  père  dor- 
mait et  que  la  mère  travaillait  à  l'aiguille. 

Lorsque  deux  cœurs  se  sont  entendus,  ils  savent 
bien  trouver  les  |)etites  occasions  de  communiquer 
ensemble.  Cordier,  qui  occu[iait  une  chambre  au 
second  étage  de  la  maison  ,  avait  l'habitude  de  s'as- 
seoir un  moment  au  bord  de  la  fenêtre,  et  de  regar- 
der le  paysage  avant  de  se  coucher  ;  mademoiselle 
Durand  faisait  de  même  à  l'étage  inférieur  :  elle 
toussait  timidement  deux  ou  trois  fois,  et  l'abbé  lui 
répondait  en  manière  de  bonsoir.  Le  matin  ,  ils  re- 
commençaient ce  manège.  C'eût  été  une  chose  bien 
innocente,  s'ils  s'en  étaient  tenus  là;  mais  on  en 
vint  bien  vite  à  échanger  quelques  mots ,  et  puis  des 
conversations  s'engagèrent.  On  parlait  d'abord  du 
clair  de  lune,  et  ensuite  du  bonheur  de  vivre  deux 
tout  seuls  au  milieu  des  bois.  Leur  imagination  se 
montant  peu  à  peu ,  ils  supprimaient  de  la  surface 
du  globe  ,  sans  y  prendre  garde,  le  père  et  la  mère, 
la  nourrice  et  les  domestiques,  pour  se  créer  un 
intérieur  selon  leurs  goûts.  Quand  l'abbé  sortait  de 
sa  chambre ,  il  fermait  la  porte  avec  beaucoup  do 
bruit;  aussitôt  celle  de  la  jeune  personne  s'ouvrait, 
et  ils  se  rencontraient  comme  par  hasard  ;  ils  des- 
cendaient les  escaliers  cote  à  côte,  le  plus  lentement 


LE  DERNIER  ABBÉ. 


\iii 


possible  et  en  silence.  Mademoiselle  Charlotte  rou- 
gissait; Cordier  devenait  tremblant.  Enfin  ,  un  beau 
matin ,  ils  s'embrassèrent  naturellement.  Par  mal- 
heur, les  mères  ont-dcs  yeux  de  lynx  pour  lire  dans 
l'àme  de  leurs  filles  :  madame  Durand  reconnut  sur- 
le-champ  le  danger  qui  menaçait;  elle  courut  chez 
son  mari ,  et  le  pria  de  congédier  Cordier  sans  dif- 
férer. 

—  Mon  jeune  ami ,  dit  le  bon  maître  do  forges  à 
son  hôte,  ma  femme  croit  que  vous  faites  la  cour  à 
ma  fille.  Je  ne  m'en  fâche  pas,  j'aurais  agi  tout  de 
même  à  voire  âge  ;  mais  vous  ne  pouvez  pas  l'é- 
pouser, n'ayant  pas  le  sou.  Il  faut,  s'il  vous  plaît, 
quitter  la  maison. 

—  Je  n'ai  rien  à  répondre  à  cela ,  dit  Cordier  ;  il 
est  vrai,  monsieur,  que  j'aime  mademoiselle  votre 
fille,  et  que  jo  n'ai  pas  le  sou.  Vous  m'avez  donné 
l'hospitalité  pendant  une  semaine,  et  j'en  suis  péné- 
tré de  reconnaissance.  Adieu,  monsieur;  je  vais  par- 
tir, mais  j'en  ai  bien  du  regret. 

—  Pauvre  garçon  !  Tenez  :  voilà  cent  écus  que  je 
vous  prèle ,  vous  me  les  rendrez  quand  vous  aurez 
trouvé  la  fortune.  N'allez  pas  à  la  Trappe  :  jo  vais 
vous  faire  mener  sur  le  chemin  de  Paris. 


Madame  Durand  voulait  que  labbe  s'éloignât  sans 
revoir  sa  fille  ;  mais  mademoiselle  Charlotte  s'é- 
chappa de  la  maison,  et  accourut  au  moment  où 
l'abbé  aller  monter  en  voilure. 

—  M.  Cordier,  dit-elle  avec  émotion,  l'on  nous 
sépare!  Est-ce  que  je  ne  vous  verrai  plus? 

—  Hélas!  mademoiselle,  je  le  crains  bien,  car  je 
vais  peut-être  mourir  de  chagrin. 

—  Ah!  si  vous  mourez,  faites-le-moi  savoir;  je  ne 
vous  survivrai  pas.  Donnez-moi  quelque  chose  que 
je  puisse  garder  en  souvenir  de  vous. 

L'abbé  ôta  do  son  doigt  une  petite  bague  qui  Un 
venait  de  mademoiselle  Doligny  ;  c'était  tout  ce  qu'il 
pouvait  offrir.  La  jeune  personne  lui  donna  en  échange 
un  mouchoir  brodé. 

—  Vous  ne  vous  en  séparerez  jamais  !  dit-elle. 

—  Jamais!  répondit  Cordier  en  le  mettant  sur  tuu 
cœur. 

Madame  Durand  arriva  sur  ces  enirefailcs;  l'abbé 
s'élança  dans  le  fond  de  la  voiture,  et  les  chevau.x 
parlirenl. 

—  Adieu!  adieu!  lui  cria  encore  mademoiselle 
Charlotte,  en  s'évanouissant,  comme  c'est  l'usage. 


Le  pauvre  abbé  ne  comprenait  pas  qu'on  pût  se 
séparer  d'une  personne  aussi  aimable;  il  lui  sem- 
blait que  les  démons  s'étaient  emparés  de  lui  par 
force,  et  le  voituraient  dans  les  chemins  de  traverse 
pour  le  tourmenter.  Il  gagna  la  grande  route  au 
milieu  de  ces  tristes  pensées,  et  le  cocher  de  M.  Du- 
rand, l'ayant  mené  à  l'auberge,  lui  souhaita  un  bon 
voyage.  Un  carrosse  public  qui  allait  à  Paris  em- 
porta Cordier.  A  mesure  qu'il  s'approchait  de  la 
grande  ville  ,  l'ordre  se  rétablissait  dans  ses  idées 

T.   IV. 


et  sa  mémoire  :  il  se  rappela  bientôt  qu'il  s'était 
mis  en  voyage  à  cause  d'un  désespoir  d'amour,  et 
il  soupira  en  rêvant  à  l'ingrate  ingénue  ;  puis  il  se 
souvint  de  l'hôtelière  de  Morlain,  et  donna  le  mari 
à  tous  les  diables,  avec  son  bâton  noueux;  mais 
lorsqu'il  revint,  après  ce  long  circuit,  à  la  fille  du 
maître  de  forges,  il  faillit  éloulîor  do  douleur. 

—  Ah!  dit-il ,  j'aurais  mieux  fait  de  rester  à  Pa- 
ris que  de  courir  les  champs  ;  je  n'aurais  eu  qu'une 
peine,  au  lieu  d'en  avoir  trois.  Grand  Dieu!  quelle 

9 


130 


REVUE  PITTORESQUE. 


en  cuiUe  de  vouloir  se 


expérience!  je  sais  ce  qu  i 
l'aire  trappiste. 

En  débarquant  à  Paris,  Cordier  loua  une  petite 
chambre  dans  un  quatrième  étage  de  la  rue  Mont- 
martre; il  en  paya  prudemment  le  terme  d'avance. 
Il  s'en  alla  diner  ensuite  au  cabaret,  puis  il  fit  cirer 
ses  souliers  et  lut  les  affiches  des  théâtres  :  on  jouait 
l.a  Fausse  Agnès!  sou  cœur  battit  en  voyant  le  nom 
de  mademoiselle  Doligny. 

A  onze  heures  du  soir,  l'abbé  était  dans  les  cou- 
lisses de  la  Comédie-Française  ,  debout  à  la  même 
place  qu'autrefois,  et  suivant  des  yeux  tous  les  mou- 
vements de  son  infidèle. 

—  'Vous  voilà,  mon  cher  abbé"?  dit  la  jeune  actrice 
en  s'arrêtant  devant  lui  ;  on  disait  que  vous  étiez  à 
la  Trappe. 

—  C'est  un  grand  hasard  si  je  n'y  suis  pas  entré. 

—  Est-ce  par  une  aventure  piquante? 

—  Par  une  suite  d'aventures  bien  étranges. 

—  Venez  me  voir  demain  pour  me  conter  cela. 

—  Non,  pas  demain  ;  il  me  serait  encore  trop  pé- 
nible de  retourner  chez  vous  en  ami. 

—  Vous  m'aimez  donc  toujours  ? 

—  Je  ne  puis  m'en  empêcher  aussitôt  que  je  vous 
vois. 

—  Tant  pis  1  l'abbé ,  cela  vous  donne  du  chagrin. 

—  Avez-vous  été  heureuse,  au  moins,  avec  votre 
marquis  ? 

—  Il  m'a  plantée  là ,  le  traître  ;  mais  je  ne  suis 
l)as  comme  vous,  je  me  suis  consolée.  Aujourd'hui, 
j'appartiens  à  un  receveur  des  gabelles  qui  me  fait 
mourir  d'ennui;  j'ai  bien  envie  de  le  congédier.  Je 
n'ai  pas  ri  depuis  un  mois.  Vous  me  manquez  avec 
vos  histoires. 

—  Si  vous  vouliez  m'avoir  demain,  il  y  aurait  un 
moyen  sur  de  me  mettre  en  gaieté. 

—  Je  vpus  entends.  Allons  !  venez  toujours  ,  et 
l'on  verra  s'il  nous  reste  un  brin  de  tendresse  pour 
un  ancien  ami. 

L'abbé  sortit  tout  palpitant  de  joie  et  d'espérance. 
11  se  promit,  en  homme  sage,  de  profiter  du  caprice 
de  l'ingénue  sans  penser  au  réveil  du  lendemain. 

Pour  tout  l'or  de  l'univers,  Cordier  n'aurait  pas 
voulu  tromper  mademoiselle  Doligny  dans  l'instant 
où  elle  se  montrait  pour  lui  si  bonne  fille.  Il  raconta 
na'ivement,  sans  y  rien  changer,  ses  deux  aventures 
avec  l'hôtelière  et  la  fille  dû  maître  de  forges.  L'ac- 
trice en  riait  de  tout  Son  cœur.  L'abbé  eut  pourtant 
ui\  peu  de  confusion  lorsqu'il  avoua  qu'il  avait 
donné  la  bague  de  sa  première  maîtresse  ;  mais  ma- 
demoiselle Doligny  s'écria  : 

—  Dieu  soit  loué  !  je  tremblais  en  pensant  que 
vous  n'aviez  pas  un  seul  bijou  à  offrir  à  cette  ai- 
mable enfant.  Non-seulement  je  vous  pardonne, 
iirjis  je  vous  prie  d'accepter  une  autre  bague  pour 
^uus  en  servir  en  pareille  occasion. 


Mademoiselle  Doligny  était  de  ces  femmes  dont 
l'imagination  s'exalte  aisément.  Le  récit  de  l'abbé 
lui  parut  si  drôle  et  si  amusant,  qu'elle  lui  laissa 
tout  juste  le  temps  de  l'achever,  et  qu'elle  se  mit  à 
dire  : 

—  En  vérité ,  mon  cher  garçon ,  je  crois  que  je 
vous  aime  de  toute  mon  âme. 

Elle  aurait  dû  ajouter  par  réflexion  : 

—  Pour  jusqu'à  demain. 

Mais  elle  n'en  fit  rien ,  parce  que  les  cœurs  les 
plus  inconstants  ont  cela  de  bon  que  l'expérience 
même  ne  leur  apprend  pas  à  connaître  leur  fragilité. 

Lorsqu'arriva  l'instant  de  la  séparation,  Cordier^ 
quoique  résigné  à  son  sort,  voulut  cependant  em- 
porter quelque  souvenir  de  ce  jour  heureux.  L'in- 
génue lui  otîrit  à  choisir  parmi  ses  joyaux  ;  mais 
l'abbé  n'y  trouva  pas  ce  qu'il  désirait.  En  regardant 
autour  de  lui  dans  la  chambre,  il  aperçut  le  chat  de 
mademoiselle  Doligny  qui  dormait  sur  la  toilette  au 
milieu  des  pots  de  rouge  et  des  boîtes  à  poudre  ; 
c'était  une  jeune  bête  fort  espiègle  ,  qui  avait  pour 
lui  une  préférence  sur  les  autres  habitués  de  la 
maison,  car  Cordier  savait  se  mettre  bien  avec  tout 
le  monde. 

—  Donnez-moi  votre  chat ,  dit  l'abbé  en  posant 
la  main  sur  le  dos  du  petit  animal  qui  ouvrait  à 
demi  les  yeux  et  les  refermait  sans  défiaiwe  en  re- 
cevant les  casesses  de  son  ami  Cordier. 

—  Je  vous  le  donne,  dit  l'ingénue,  mais  c'est  un 
vrai  sacrifice  ;  la  pauvre  bête  fera  maigre  chère  plus 
d'une  fois. 

—  Je  vous  promets  qu'il  aura  son  déjeuner  tant 
qu'il  me  restera  un  sou  dans  la  poche. 

—  Eh  bien  !  emportez-le. 
L'abbé  prit  le  chat  et  disparut. 


VI. 


Plusieurs  années  s'écoulèrent,  pendant  lesquelles 
l'histoire  du  bon  Cordier  n'offre  rien  de  remarquable. 
Nous  en  avons  même  perdu  le  fil  un  moment.  En 
"1780,  on  ne  trouve  plus  de  traces  de  lui  nulle  part, 
si  ce  n'est  dans  une  occasion  solennelle  :  le  jour  où 
M.  Moreau  maria  sa  fille  aînée.  L'abbé  devait  trop 
à  M.  l'architecte  du  roi  pour  manquer  d'apporter 
son  cadeau  de  noces.  Il  donna  une  boîte  en  bois 
blanc  qui  valait  bien  vingt  sous,  et  dans  laquelle 
étaient  un  briquet  et  des  allumettes ,  avec  cette  in- 
scription sur  le  couvercle  :  Fiai  lux!  Cordier  avait 
tracé  ces  mots  de  sa  plus  belle  main ,  car  il  était 
habile  calligraphe.  Le  présent  n'était  pas  considé- 
rable ;  mais  mademoiselle  Moreau  connaissait  la 
fortune  de  son  ami  et  savait  bien  de  quel  cœur  ve- 
nait ce  modeste  cadeau.  Elle  accepta  d'aussi  bonne 
grâce  que  s'il  eût  coûté  mille  écus. 

Après  cela,  Cordier  devint  ce  qu'il  put,  et  per- 


LE  DERNIER  ABBÉ. 


131 


sonne  n'a  su  nous  dire  ce  qu'il  avait  fait  jusqu'en 
1791  ,  où  nous  le  voyons  reparaître  toujours  aux 
prises  avec  le  destin  contraire,  et  toujours  ingénieux 
et  fécond  en  expédients. 

L'étoile  de  notre  abbé  le  conduisit  un  beau  jour  à 
la  Bourse,  et  le  lecteur  va  reconnaître  que  le  temps 
et  les  traverses  n'avaient  rien  changé  à  son  carac- 
tère. Les  négociants  s'assemblaient  alors  dans  les 
terrains  de  Notre-Dame-des-Victoires.  L'abbé  y 
était  à  peine  depuis  une  heure  ,  examinant  avec 
curiosité  ce  qu'on  y  faisait  lorsqu'une  idée  lumi- 
neuse lui  vint  à  l'esprit.  Il  était  assez  observateur  ; 
il  remarqua  tout  de  suite  que  dans  cette  foule  agitée 
de  gens  qui  lâchaient  de  se  duper  les  uns  les  autres, 
le  moyen  en  usage  était  de  répandre  de  faux  bruits. 
Sur  six  nouvelles  qu'on  débitait ,  cinq  au  moins 
étaient  des  mensonges.  Cordier  comprit  aussitôt  que, 
s'il  trouvait  à  parier  toujours  contre  les  porteurs  de 
nouvelles ,  il  gagnerait  cinq  fois  pour  une  qu'il  per- 
drait. Afin  de  mettre  sans  tarder  la  chose  à  exécu- 
tion ,  il  s'approcha  d'un  groupe  où  l'on  se  contait 
un  événement  tout  récent,  et  après  avoir  salué  poli- 
ment la  personne  qui  avait  la  parole ,  il  lui  dit  avec 
sang-froid  : 

—  Je  parie  douze  sous  que  ce  bruit  est  une  erreur. 

—  Vous  avez  donc,  lui  répondit-on,  des  raisons 
de  croire  le  contraire  de  ce  que  j'avance? 

^  .\ucune  raison;  mais  je  parie  que  ce  bruit  n'a 
pas  de  fondement. 

—  C'est  donc  pour  le  plaisir  de  me  contredire? 

—  Point  du  tout  ;  mais,  si  vous  êtes  sur  de  ce  que 
vous  avancez,  tenez  la  gageure;  douze  sous  ne  sont 
pas  la  mort  d'un  homme. 

Le  porteur  de  nouvelles  tint  le  pari  par  vanité  ou 
par  obstination.  L'abbé  chercha  bien  vite  un  autre 
parieur.  Sur  quatre  nouvelles  qu'on  répandit  dans 
la  journée,  il  y  en  eut  trois  démenties  avant  la  fin 
de  la  séance,  et  une  seule  qui  se  trouva  vraie.  Cor- 
dier eut  donc  à  recevoir  trente-si.x  sous  et  à  en  payer 
douze,  ce  qui  lui  fit  vingt-quatre  sous  de  bénéfice, 
avec  lesquels  il  s'en  alla  dîner.  Le  lendemain,  il  re- 
commença le  même  manège.  Il  vécut  pendant  une 
semaine  aux  dépens  des  faiseurs  de  mensonges,  qui 
le  désignaient  sous  le  sobriiiuet  de  l'abbé  Douze- 
Sous;  mais  bientôt  on  ne  voulut  plus  parier  contre 
lui ,  et  il  fallut  recourir  à  d'autres  moyens  d'exis- 
tence. 

.  Notre  abbé  avait  à  se  débattre  contre  une  misère 
si  acharnée,  qu'elle  ne  lui  laissait  pas  le  temps  de 
songer  aux  graves  événements  qui  se  passaient  alors 
sous  ses  yeux.  La  révolution  s'opéra  sans  qu'il  en 
comprît  toute  l'importance.  Cependant  il  la  vit  de 
près  un  beau  matin  qu'il  rencontra  un  rassemble- 
ment populaire.  Les  prêtres  venaient  de  jeter  de  gré 
ou  de  force  le  froc  aux  orties,  et  lorsqu'on  aperçut 
le  pauvre  Cordier  avec  son  petit  collet,  on  l'apostro- 


pha en  pleine  ^l(^  Les  cris:  A  la  /nnd'nic' com- 
mençaient à  lui  sonner  désagréablement  aux  oreilles. 

—  Eh!  messieurs,  dit-il,  reconnaissez  donc  les 
gens  avant  de  les  insulter.  Je  ne  suis  pas  ce  que 
vous  pensez.  Donnez-moi  un  autre  habit,  et,  s'il  est 
neuf,  vous  me  ferez  grand  plaisir,  car  le  mien  est 
fort  râpé. 

On  riait  déjà  de  la  bonhomie  de  l'abbé,  et  on 
l'eût  relâché,  si  des  femmes  du  peuple,  qui  dési- 
raient voir  une  exécution,  n'eussent  redoublé  leurs 
imprécations. 

—  Puisque  vous  y  tenez,  reprit  Cordier,  je  In 
veux  bien;  meitez-moi  à  la  lanterne,  cela  me  ren- 
dra service,  car  si  j'avais  seulement  cinq  sous,  j'a- 
chèterais une  corde  pour  me  pendre. 

—  Laissez  donc  ce  pauvre  diable,  cria  une  âme 
charitable. 

Des  hommes  qui  portaient  l'uniforme  de  la  garde 
nationale  avivèrent  à  propos  pour  enlever  l'abbé  à 
une  mort  certaine  en  feignant  de  le  reconnaître.  A 
peine  rentré  chez  lui,  Cordier  prit  des  ciseaux, 
abattit  son  petit  collet,  et  changea  son  habit  en  frac 
à  l'anglaise,  mais,  quoi  qu'il  fît,  on  sentait  toujours 
un  peu  sous  ce  nouveau  costume  l'abbé  de  l'ancien 
régime,  et  il  n'en  perdit  jamais  les  manières  ni  In 
tournure. 

Nous  sommes  fâché  de  ne  pas  savoir  par  quelle 
suite  de  circonstances,  propablement  fort  romanes- 
ques, Cordier  s'est  retrouvé,  cinq  ans  pluâ  tard, 
logé  proprement  dans  la  rue  Montorgueil.  Il  était 
alors  secrétaire  de  la  Société  des  Neuf  Sœui's  et  lié 
intimement  avec  une  foule  de  personnages  mar- 
quants. On  nous  a  dit  seulement  qu'un  de  ses  amis 
l'avait  amené  un  jour  à  ce  club ,  qu'il  y  avait  plu  à 
tout  le  monde  par  sa  douceur  et  son  esprit,  qu'on  y 
avait  apprécié  ses  talents  dans  l'art  d'organiser  les 
jeux ,  les  repas  de  corps  et  les  fêtes.  C'était  ainsi 
qu'il  était  arrivé  au  rang  de  secrétaire  perpétuel  de 
la  société,  avec  douze  cents  livres  d'appointement. 
Cordier  ne  s'était  pas  encore  vu  à  la  tète  d'une  aussi 
grande  fortune,  et  son  ambition  n'allait  pas  au  delà. 
Il  aurait  pu  cependant  tirer  parti  de  sa  position  nou- 
velle. La  Société  des  Neuf  Sœurs  comptait  parmi  ses 
membres  des  hommes  puissants  ou  qui  allaient  le 
devenir,  tels  que  MM.  Monge,  Barras,  de  Laplace  et 
bien  d'autres;  mais  l'abbé  mettait  tout  son  amour- 
propre  à  remplir  ses  fonctions  de  secrétaire,  à  veil- 
ler aux  fonds  votés  par  son  club,  et  à  préparer  tout 
pour  les' jours  de  cérémonie  à  la  satisfaction  géné- 
rale. Il  y  apportait  autant  de  zèle  et  même  de  pas- 
sion que  le  fameux^'Yatel  en  avait  mis  autrefois  à 
ses  devoirs  de  maître  d'hôtel. 

L'abbé  jouissait  d'une  véritable  réputation  d'ha- 
bile organisateur,  à  cause  du  théâtre  plus  large 
sur  lequel  il  exerçait  son  génie.  Une  seule  chose 
manquait  encore  à  sa  gloire,  et  il  en  était  souvent 


REVUE  PITTORESQUE. 


132 

préoccupé.  Il  avait  obtenu  des  mentions  honorables 
pour  des  dîners  de  cinq  cents  couverts,  pour  des 
séances  publiques  et  solennelles,  pour  des  bals,  des 
concerts  et  des  noces  ;  jamais  il  n'avait  eu  à  ordon- 
ner d'enterrements,  et  celte  idée  le  privait  de  som- 
meil. 11  était  trop  bon  pour  souhaiter  la  mort  de 
personne,  mais  il  demandait  à  Dieu  de  le  faire  vivre 
jusqu'après  un  membre  éminent  de  la  Société  des 
Neuf  Sœurs,  afin  qu'il  put  réaliser  les  magnificences 
funèbres  dont  son  imagination  était  obsédée. 

Un  matin  tous  les  journaux  de  Paris  publièrent 
la  nouvelle  suivante  : 

«  Le  célèbre  astronome  de  Lalande  vient  d'être 
assassiné  à  Metz  par  une  femme.  On  assure  que  la 
jalousie  a  poussé  celte  malheureuse  à  commettre 
son  crime.  La  patrie  et  les  sciences  ont  fait  en  Jé- 
rôme de  Lalande  une  perte  irréparable,  dont  les 
bons  citoyens,  etc.  » 

Cordier  ne  put  retenir  un  cri  de  joie;  le  célèbre 
astronome  était  de  la  Société  des  Neuf  Sœurs.  On  ne 
pouvait  manquer  de  rendre,  même  de  loin,  les  der- 
niers honneurs  à  son  mérite  et  à  son  patriotisme. 
L'abbé  courut  chez  les  membres  du  comité,  se  fit 
donner  carte  blanche  pour  un  catafalque,  et  obtint 
de  M.  de  Laplace  la  promesse  de  prononcer  un 
éloge  du  défunt.  Des  circulaires  de  convocation  fu- 
rent envoyées  tout  de  suite  pour  l'assemblée  du  len- 
demain, et  notre  abbé  passa  le  plus  heureux  jour  de 
sa  vie  à  préparer  la  cérémonie  qu'il  rêvait  depuis 
si  longtemps. 

Comme  le  culte  catholique  était  aboli  dans  ce 
temps-là  et  les  églises  fermées,  les  pompes  s'exécu- 
taient seulement  au  domicile  des  morts  et  au  cime- 
tière. Cordier  fit  dresser  un  superbe  catafalque.  Il 
ferma  les  fenêtres,  posa  des  bougies  partout,  dressa 
des  tentures  noires  et  convertit  le  salon  du  club  en 
•  manière  de  chapelle  ardente.  Sur  un  drap  mortuaire 
couvert  de  lames  d'argent  était  déposée  une  cou- 
ronne de  feuillage  au-dessus  de  cette  inscription  : 


Jérôme  de  Lalande,  immortel  comme  savaiit. 

Astronome  et  citoijen  vertueux, 

La  Société  des  Neuf  Sœurs. 

■  Autour  du  catafalque  étaient  rangées  les  ban- 
quelles.  Sur  un  siège  élevé  devait  se  placer  l'ora- 
teur qui  prononcerait  le  discours  à  la  mémoire  du 
grand  homme  que  la  patrie  venait  de  perdre.  L'abbé 
employa  la  nuit  entière  en  préparatifs,  et  au  point 
du  jour,  tout  étant  fini,  sa  joie  intérieure  fut  encore 
augmentée  par  l'air  solennel  dont  il  la  déguisa  pour 
cette  triste  circonstance. 

Huit  heures  venaient  de  sonner,  et  le  club  était 
convoqué  pour  neuf  heures.  Cordier  donnait  avec 
orgueil  le  dernier  regard  à  son  important  travail , 
lorsqu'on  raverlil  qu'un  ciloyen,  membre  de  la  sn- 


ciéié,  demandait  à  lui  parler.  Il  se  rendit  au  secré- 
tariat, et  qui  Irouva-t-il,  paisiblement  assis  devant 
la  cheminée?  Jérôme  de  Lalande  en  personne,  et, 
ce  qui  était  pire,  en  bonne  santé! 

—  Quoi  !  s'écria  naïvement  Cordier,  vous  n'êtes 
donc  pas  mori"? 

—  Non,  assurément,  répondit  Lalande;  mais  ce 
n'est  pas  votre  faute,  à  ce  qu'il  paraît.  Vous  m'en- 
terriez ce  matin ,  si  je  n'étais  arrivé.  ^ 

L'abbé  tomba  éperdu  et  sufl'oqué  dans  son  fau- 
teuil en  poussant  des  soupirs  à  fendre  les  murs. 

—  Remettez-vous,  mon  bon  Cordier,  reprit  M.  de 
Lalande.  Je  suis  fier  de  voir  combien  vous  me  pleu- 
riez sincèrement.  Cette  émotion  est  également  ho- 
norable pour  nous  deux. 

—  Ah  !  disait  l'abbé  tout  à  sa  cérémonie  dérangée, 
quel  affreux  contre-temps  !  Est-il  un  malheur  com- 
parable au  mien  ?  Moi  qui  attends  depuis  trois  ans 
une  occasion  de  faire  un  enterrement  !  Elle  se  pré- 
sente enfin  ,  et  il  se  trouve  que  le  mort  sort  du  tom- 
beau à  l'instant  même  où  j'allais  accomplir  mon 
plus  bel  ouvrage! 

—  Voilà  donc,  dit  l'astronome,  comme  vous  vous 
réjouissez  de  me  savoir  vivant! 

—  Hélas!  des  préparatifs  magnifiques!  do-  effets 
merveilleux!  j'avais  tout  prévu  pour  que  le  spectacle 
fût  imposant!  Je  ne  m'en  consolerai  jamais!  que 
faire  à  présent'? 

—  Il  faut  envoyer  bien  vite  prévenir  au  moins  le 
comité  que  je  suis  en  vie  et  que  je  ne  veux  point 
qu'on  me  pleure. 

Cordier  se  jeta  aux  genoux  de  Jérôme  de  Lalande. 

—  Mon  cher  monsieur,  lui  dit-il ,  passez  encore 
pour  mort  jusqu'à  ce  soir.  Laissez  la  cérémonie  s'a 
chever,  je  vous  en  supplie.  Je  vous  cacherai  dans 
un  coin,  d'où  vous  regarderez  cette  pompe  superbe; 
vous  entendrez  votre  éloge  prononcé  par  M.  de  La- 
place; vous  verrez  combien  vos  confrères  vous  ai- 
ment et  vous  regrettent.  N'est-ce  pas  un  plaisir  bien 
flatteur  que  de  juger  par  ses  yeux  des  souvenirs 
qu'on  laissera  un  jour  sur  la  terre? 

—  Je  me  moque  de  vos  cérémonies.  Je  suis  vivant, 
et  je  ne  puis  pas  me  faire  enterrer  pour  vous  être 
agréable.  Demain  je  serais  la  fable  de  tout  Paris. 

—  Au  contraire,  monsieur;  plus  longtemps  on 
vous  croira  mort,  et  plus  on  aura  de  joie  de  vous 
retrouver  en  vie.  Mais  ces  journaux  ont  donc  menti 
impudemment"? 

M.  de  Lalande,  qui  était  fort  laid  et  plein  de  va- 
nité, raconta  que  sa  maîtresse  l'avait  blessé  légère- 
ment d'un  coup  de  poignard  à  l'épaule.  Il  ôta  son 
habit  et  montra  la  cicatrice. 

—  La  maudite  créature!  répétait  l'abbé. 
Nous  ne  saurions  dire  s'il  la  maudissait  pour  sa 

méchancelé  ou  pour  avoir  manqué  son  coup.  Cordier 
amusait  le  tapis  à  dessein  pour  laisser  le  temjiss'é- 


LE  DERNIER  ABBÉ. 


133 


couler.  Neuf  heures  sonnèrent,  et  un  roulement  de 
voitures  qui  entraient  dans  la  cour  lui  apprit  qu'on 
arrivait  pour  la  séance. 

—  Allons,  mon  cher  monsieur  de  Lalande,  voici 
vos  confrères  qui  commencent  à  entrer  au  salon. 
Un  peu  de  complaisance;  restez  ici  jusqu'à  midi 
seulement. 

—  Non  pas,  s'il  vous  plaîi  ;  je  n'entends  pas  cela. 
! — 'Vous  êtes  donc  inébranlable? 

—  Absolument  inébranlable. 

—  Eh  bien  '  j'en  suis  fâché,  mais  il  faut  que  ma 
cérémonie  s'accomplisse. 

Cordier  s'élança  d'un  bon  hors  du  cabinet;  il 
ferma  les  deux  portes  à  double  tour ,  mit  les  clefs 
dans  sa  poche,  et,  se  composant  un  air  affligé,  il 
se  rendit  à  la  grande  salle,  où  la  moitié  des  membres 
de  la  société  étaient  déjà  rangés  en  silence.  Bientôt 
le  salon  fut  rempli.  Le  président  ouvrit  la  séance, 
et  l'orateur  monta  au  fauteuil ,  tenant  à  sa  main  le 
discours  à  la  mémoire  du  défunt.  Il  commença  en 
ces  termes  : 

«  Messieurs,  c'est  avec  un  profond  sentiment  de 
douleur  et  de  regrets  que  nous  allons  vous  entretenir 
d'un  membre  fameux  de  cette  société  dont  le  ciel 
vient  de  nous  priver.  Jérôme  de  Lalande  n'était 
pas  seulement  recommandable  par  son  génie;  c'était 
encore  le  modèle  des  vertus  civiques,  l'ennemi  des 
tyrans  et  l'un  des  défenseurs  zélés  et  intelligents 
de  la  patrie.  Le  fer  d'un  assassin  l'a  enlevé  à  ses 
amis,  à  sa  famille,  à  ses  travaux....  » 

Dans  ce  moment,  la  porte  s'ouvrit  avec  fracas, 
et  M.  de  Lalande  parut. 

—  Ah!  corbleul  s'écria-t-il  ,  c'est  trc^)  fort!  Puis- 
que vous  voulez  absolument  que  je  sois  mort,  tuez- 
moi  donc  avant  de  me  mettre  en  terre. 

Il  va  sans  dire  que  la  séance  fut  interrompue.  On 
se  pressa  en  tumulte  autour  de  M.  de  Lalande ,  qui 
raconta  ses  aventures  et  le  tour  que  Cordier  venait 
de  lui  jouer.  L'astronome  avait  ouvert  les  fenêtres 
et  appelé  à  son  aide  les  gens  de  la  maison ,  qui 
étaient  venus  le  délivrer.  Tout  cela  se  termina  par 
dos  rires;  mais  notre  abbé  en  demeura  triste  pen- 
dant quinze  jours,  et  ne  cessait  de  répéter  : 

—  Il  est  écrit  là-haut  que  je  ne  pourrai  jamais 
organiser  une  pompe  funèbre  ! 

VII. 

A  la  gravité  des  événements  qu'on  vient  de  lire, 
on  a  compris,  sans  qu'il  soit  besoin  de  consulter  les 
datés,  que  l'abbé  Cordier  avait  passé  l'âge  de  qua- 
rante ans.  La  vie  de  l'homme  n'est  pas  encore  assez 
courte  pour  qu'il  n'ait  pas  le  temps  de  voir  périr 
bien  des  choses.  Cette  Société  des  Neuf  Sœurs ,  qui 
lui  donnait  son  pain  et  le  mettait  à  même  d'exercer 


les  belles  facultés  qu'il  tenait  de  la  nature,  Cordier 
la  vit  s'éteindre  en  moins  de  rien  ;  le  18  brumaire  en 
amena  la  fin.  Notre  abbé  retomba  dans  le  néant. 
Par  quelle  chétive  destinée  il  fut  cahoté  dans  son 
âge  mùr,  nous  l'ignorons;  mais,  puisqu'il  arriva 
jusqu'à  la  vieillesse,  on  peut  le  citer  comme  exem- 
ple do  cette  vérité  certaine,  (|u'un  homme  coura- 
geux ne  meurt  jamais  de  faim. 

Au  milieu  des  fracas  et  des  gloires  de  l'empire , 
l'abbé  compta  ses  soixante  ans.  La  solitude  était 
venue  s'établir  autour  de  lui,  et  voyez  comme  le 
sort  est  injuste  et  cruel  :  lui  qui  avait  un  si  grand 
besoin  de  la  santé,  qui  était  la  sobriété  même,  il 
était  incommodé  de  la  goutte  !  Il  passait  de  som- 
bres jours  dans  un  taudis,  ne  recevait  de  soins  que 
d'une  portière  peu  attentive  ,  et  cependant  ce  cœur 
simple  et  bon  n'osait  pas  adresser  au  ciel  une  plainte 
ni  un  murmure.  La  plupart  de  ses  amis  étaient  morts  ; 
les  autres  l'avaient  oublié.  M.  Berton  avait  quitté 
l'Opéra,  M.  Moreau  habitait  la  Russie.  M.  Vassé  s'é- 
tait retiré  à  Nice.  Mademoiselle  Doligny  avait  dis- 
paru comme  un  brillant  météore;  elle  avait  gagné 
un  mal  de  poitrine  un  soir  à  la  fin  d'une  représen- 
tation. Les  médecins  l'avaient  envoyée  prendre  les 
eaux;  mais  elle  ne  s'était  qu'à  moitié  rétablie.  Elle 
avait  acheté  une  maison  en  province  avec  ses  éco- 
nomies. Les  almanachs  n'ayant  plus  son  nom  dans 
leur  catalogue  ne  firent  plus  son  éloge.  D'autres 
beautés  lui  succédèrent  Sa  place  fut  assez  bien  oc- 
cupée pour  qu'on  n'eût  pas  le  loisir  de  la  regretter. 
Elle  fit  d'ailleurs  comme  Cordier  et  beaucoup  d'au- 
tres :  elle  devint  vieille. 

Combien  il  nous  en  coûte  de  montrer  au  lecteur 
notre  excellent  abbé  tout  à  fait  malheureux  !  Il  le 
faut  pourtant.  Ce  ne  sera  du  moins  qu'un  tableau 
devant  lequel  nous  ne  resterons  qu'un  moment. 
Qu'on  se  représente  une  mansarde  sans  papier ,  si- 
tuée dans  la  rue  Lenoir  ;  une  porte  vitrée  donnant 
sur  un  corridor  obscur  ;  un  lit  de  sangle,  une  chaise, 
une  table  bancale  et  une  vieille  malle ,  pour  tout 
mobilier.  L'abbé  est  assis  sur  l'unique  siège  de 
paille,  une  jambe  étendue  sur  la  malle.  Il  appuie 
son  menton  sur  sa  poitrine,  et  regarde  tristement 
un  vieux  chat  infirme  comme  lui ,  qui  dort  sur  ses 
genoux.  11  n'ose  pas  remuer,  de  peur  d'éveiller  la 
pauvre  bête ,  car  il  n'a  pas  un  morceau  de  pain 
chez  lui ,  et  son  estomac  lui  dit  assez  que  son  vieil 
ami  a  besoin  de  nourriture.  Van  Ostade  aurait  mis 
cela  sur  la  toile  d'une  façon  qui  vous  eût  fait  rire 
et  vous  eût  attendri  en  même  temps. 

Cordier  rêvait  aux  beaux  jours  de  sa  jeunesse  où 
il  avait  le  couvert  mis  à  plusieurs  tables,  et  un  ap- 
partement chez  l'architecte  du  roi ,  oij  les  chemises 
neuves  tombaient  dans  ses  tiroirs  comme  par  ma- 
gie, où  le  valet  de  chambre  de  M.  Moreau  lui  appor- 
tait le  chocolat,  et  remplaçait  l'habit  percé  au  coude 


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REVUE  PITTORESQUE. 


par  un  habit  neuf,  sans  lui  laisser  le  temps  de  dé- 
sirer qu'on  y  fit  une  reprise.  Hélas  !  quelle  diffé- 
rence !  ses  vêtements  étaient  en  mauvais  état  et  les 
dîners  en  ville  n'étaient  plus  que  des  chimères. 
L'abbé  soupirait  en  se  rappelant  ses  amours  et  les 
tendres  œillades  de  sa  Phœbé.  Au  milieu  de  ces  sou- 
venirs déchirants,  il  passa  la  main  sur  le  dos  de  son 
chat ,  dernier  témoin  de  son  bonheur  passé.  L'ani- 
mal étendit  ses  membres  et  se  traîna  lentement  jus- 
qu'à l'écuelle  où  il  trouvait  ordinairement  son  repas 
du  matin;  mais,  comme  cette  écuelle  était  vide,  il 
revint  à  son  maître  et  le  regarda  d'un  air  piteux. 
L'abbé  sentit  alors  son  cœur  se  briser;  il  eût  donné, 
le  reste  de  sa  triste  vie  pour  un  peu  de  mou  de 
veau. 

Cependant  jamais  dans  les  moments  les  plus  dés- 
espérés Cordier  ne  s'était  laissé  abattre;  il  appela 


donc  à  l'aide  son  esprit  inventif  et  chercha  un  dernier 
stratagème  pour  amortir  l'appétit  de  son  compagnon 
d'infortune.  H  attira  sa  table  devant  lui,  prit  une 
feuille  de  papier  blanc  qu'il  se  mit  à  mâcher  en  se 
donnant  tous  les  airs  d'une  personne  qui  déjeune ,  et 
lorsqu'il  vit  que  le  chat  observait  ses  mouvements 
avec  intérêt,  il  lui  offrit  une  boulette  de  papier  qui 
ressemblait  assez  à  de  la  mie  de  pain.  Les  vivres 
étaient  si  rares  dans  la  maison  ,  que  le  chat  mangea 
en  toute  confiance.  Il  n'eût  jamais  supposé  d'ailleurs 
que  son  meilleur  ami  voulût  le  tromper.  Cordier  re- 
doubla la  dose  et  composa  ainsi  un  repas  factice  qui 
lui  assurait  un  jour  de  répit,  non  pas  pour  courir 
après  la  fortune,  puisqu'il  n'avait  presque  plus  do 
jambes,  et  qu'il  ne  pouvait  se  soutenir  sans  sa 
canne,  mais  pour  attendre  qu'elle  daignât  venir  le 
chercher. 


—  0  ma  Phœbé  !  s'écria-t-il ,  lorsque  j'étais  votre 
Endymion,  et  que  vous  me  brodiez  de  vos  divines 
mains  une  veste  en  soie  noire  ,  [qui  eût  pensé  que 


je  nourrirais  un  jour  votre  chat  avec  des  boulettes 
de  papier? 
Une  larme  coula  sur  les  joues  du  bonhomme.  Il 


LE  DERNIER  ABBE. 


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leva  les  yeux  vers  le  petit  coin  du  ciel  qu'on  aper- 
cevait à  travers  les  vitres  d'une  fenêtre  en  guillotine, 
et,  du  fond  de  son  cœur,  il  représenta  humblement 
à  Dieu  qu'il  avait  grand  besoin  de  secours.  Dans  cet 
instant  la  porte  s'ouvrit  et  il  vit  entrer  le  propriétaire 
de  la  maison. 

Sachant  bien  que  l'abbé  n'avait  pas  d'argent,  le 
propriétaire  ne  s'avisa  pas  de  lui  en  demander.  Il 
venais  offrir  à  l'abbé  de  lui  procurer  une  chambre  à 
l'hospice  des  Incurables,  où  il  trouverait  les  soins 
dont  il  avait  besoin.  Cordier  n'avait  pas  de  préjugés 
et  il  n'était  pas  en  état  de  faire  le  difficile.  La  pro- 
position lui  convint.  On  le  mit  le  lendemain  dans  un 
ûacre  avec  son  chat ,  et  il  s'en  alla  demeurer  aux  In- 
curables. 

Nous  ne  savons  pas  au  juste  combien  de  temps  il 
resta  dans  cet  hôpital  ;  mais  un  beau  jour  un  notaire 
vint  l'y  chercher. 

—  Monsieur,  lui  dit  cet  homme,  ètes-vous  bien 
l'abbé  Cordier  ? 

—  Lui-même,  monsieur. 

—  N'avez-vous  pas  connu  autrefois  mademoiselle 
Doligny,  actrice  des  Français? 

—  Si  je  l'ai  connue!  répondit  l'abbé;  ce  chat  que 
vous  voyez  mourant  de  vieillesse  à  mes  pieds ,  il  me 
vient  d'elle. 

—  Vous  êtes  bien  celui  que  je  cherche  depuis  trois 
mois.  Mademoiselle  Doligny  vous  laisse  par  son  tes- 
tament quinze  cents  livres  de  rente. 

—  A  moi ,  bon  Dieu  !  et  à  quel  titre  ? 

—  La  discrétion  est  inutile,  M.  l'abbé  ,  car  cette 
demoiselle  dit  formellement  qu'elle  vous  fait  ce  don 
comme  à  celui  de  ses  amis  dont  elle  a  gardé  le 
plus  tendre  souvenir ,  et  pour  que  vous  lui  par- 
donniez le  chagrin  qu'elle  vous  a  causé  en  vous  étant 
infidèle. 

—  Il  est  vrai  que  je  ne  m'en  suis  jamais  consolé 
entièrement;  mais  je  lui  avais  pardonné. 


—  La  défunte  vous  laisse  encore  sa  montre ,  ses 
bagues  et  un  croissant  d'argent  qui  lui  a  servi  dans 
le  rôle  de  Diane. 

—  Je  sais  ce  que  c'est ,  dit  l'abbé  avec  émotion. 
Elle  ne  le  porta  qu'une  fois  dans  la  pastorale  d'Eii- 
dijmiott. 

—  Voici  d'abord  trois  cent  soixante  et  quinze 
francs  pour  le  trimestre  échu  de  votre  rente.  Nous 
nous  entendrons  ensemble  pour  le  reste. 

Huit  jours  après  cela ,  l'heureux  Cordier  habitait 
un  petit  appartement  orné  de  glaces  et  meublé  hon- 
nêtement dans  le  quartier  du  Luxembourg.  Il  y  par- 
vint à  un  âge  fort  avancé  ,  se  fit  quelques  amis  nou- 
veaux et  acheta  beaucoup  de  livres  dans  ses  derniers 
temps,  car  il  avait  les  yeux  bons  et  il  aimait  la  lec- 
ture. 

L'abbé  Cordier  mourut  en  bon  chrétien.  Il  laissa 
par  surprise  son  petit  bien  à  un  pauvre  diable  céli- 
bataire aussi  et  qui  en  avait  autant  besoin  que  lui , 
en  le  priant,  lorsqu'il  mourrait,  d'en  disposer  de  la 
même  façon.  La  phrase  suivante  par  où  commençait 
son  testament  prouve  qu'il  apprécia  son  bonheur  et 
que  ses  derniers  jours  furent  doux  et  calmes  :  «  Je 
souhaite  à  tous  ceux  qui  ont  vu  la  misère  d'aussi 
prés' que  moi,  de  mourir,  comme  je  vais  le  faire,  dans 
un  bon  lit  orné  de  rideaux  bleus,  au  milieu  de  beaux 
meubles  d'acajou  et  dans  un  air  chaud,  avec  toutes 
les  aises  qui  ont  tant  de  prix  pour  la  vieillesse,  etc.  » 

Il  fut  enterré  modestement  à  Vaugirard,  et  son  lé- 
gataire universel  eut  soin  que  le  tombeau  fût  bien 
entretenu  jusqu'au  jour  où  ce  cimetière  a  été  détruit. 
Nous  souhaitons  au  lecteur,  non  pas  les  rideaux 
bleus  et  les  meubles  d'acajou  de  l'abbé  Cordier, 
mais  plutôt  la  simplicité  de  ses  mœurs,  sa  modestie 
et  son  heureux  caractère,  qui  sont  des  trésors  plus 
précieux  que  toutes  les  richesses  du  monde. 

Pail  DE  MUSSET. 


(%^^^ 


EXTRAITS  DES  GUEPES. 


M.  fie  B...  député,  demanda  un  jour  à  M.  Du- 
cliàtel  un  tableau  pour  une  église,  —  le  tableau  fut 
confié  à  M.  Champ...  et,  aussitôt  terminé,  envoyé 
au  desservant  de  l'église  désignée.  Grande  joie  du 
curé,  qui  désirait  depuis  longtemps  couvrir  d'un  ta- 
bleau l'imitation  libre  de  marbre  qui  était  la  seule 
décoration  de  son  niaitre-autel  ;  il  fait  déballer  et 
dérouler  la  toile  et  rétablir  le  tableau  dans  son  ca- 
dre,—  puis  ne  se  Ia5se  pas  d'examiner  et  d'admirer  ; 

—  mais  une  idée  l'obsédait  sans  qu'il  lui  fiït  possible 
de  s'en  débarrasser  :  —  c'est  singulier,  se  deman- 
daii-il,j'ai  vu  ce  saint-là  quelque  part....  j'ai  joué  au 
piquet  avec  lui  et  il  ma  gagné  douze  francs,  — j'ai 
dîné  avec  lui  et  il  a  mangé  énormément  do  maca- 
roni ,  —  et  la  sainte  aussi ,  elle  avait  une  douillette 
puce,  —  et  le  Saint-Jean  aussi ,  il  a  tant  crié  qu'on 
l'a  couché  de  très  borme  heure  ! 

En  effet,  le  curé  ne  se  trompait  pas.  M.  Champ... 
avait  donné  aux  personnages  de  son  tableau  les 
traits  des  membres  de  la  famille  de  B  .. 

Grande  anxiété  du  curé,  qui,  apiès  de  mûres  ré- 
flexions, envoya  le  tableau  au  ministère  de  l'inté- 
rieur —  en  disant  qu'il  ne  pouvait  offrir  M.  do  B... 

—  et  sa  famille  à  l'adoration  des  fidèles,  que  ce 
serait  du  paganisme  et  de  la  B olâtrie. 

M.  B.  .  averti  va  au  ministère  et  se  plaint  amére- 

rrtent  de  M.  Champ mais  M.  Champ...  invitée 

s'expliquer,  communique  dos  lettres  du  député,  des- 
quelles lettres  \\  ressort  que  c'est  sur  ses  instances 
réitérées  que  lui  Champ..  .  a  canonisé  l'honorable 
représentant  et  sa  famille. 

L'autre  soir,  je  rencontre  sur  le  boulevard,  au 
milieu  de  la  chaussée,  un  homme  mort-ivre  en- 
touré de  plusieurs  passants;  — je  m'arrête  comme 
les  autres,  —  j'aide  à  le  placer  à  l'abri  des  voitu- 
res; puis  les  assistanis  s'écoulent,  moins  un  qui 
reste  avec  moi.  —  Il  fait  froid:  que  va  devenir  ce 
malheureux?  S'il  passe  là  la  nuit,  il  sera  mort  de- 
main. —  A  toutes  mes  questions,  il  ne  répondait 
qu'une  chose  :  —  Respectable  famille  ;  _  ♦**,  épi- 
cier, ruedel'E....,  n°  ... 


Pouvez-vous  marcher?  —  Respectable  famille  ; 
'  **  ,  épicier,  rue  de  l'E....,  n°  ... 

Impossible  d'en  tirer  autre  chose.  —  Comme  in- 
telligence ,  notre  homme  était  descendu  au  degré 
d'un  caniche  qui  a  sur  son  collier  le  nom  et  l'adresse 
de  son  maître. 

Après  avoir  échoué  plusieurs  fois,  —  nous  obte- 
nons d'un  fiacre  qu'il  se  charge  du  malheureux,  et 
qu'il  le  conduise  à  l'adresse  qu'il  indique  avec  tant 
de  constance.  —  Le  cocher  nous  offre  de  monter 
dans  sa  voiture  ;  —  nous  préférons  suivre  à  pied. 
Bourgeois,  ou  faut-il  porter  ça?  —  Rue  de  l'ii...., 
n"  ...,  chez  M.  ***,  épicier.  —  Nous  arrivons  à  l'a- 
dresse indiquée.  On  frappe  une  demi-heure.  Enfin 
on  ouvre.  —  Nous  disons  à  l'épicier. —  Voici  votre 
fils.  —  Malheureux!  dit  le  père  en  chemise ,  —  dans 
quel  état  je  le  vois.  —  Respectable  famille  I  répond 
le  fils***,  épicier,  rue  de  l'E ,  n"... 

L'épicier  tàte  la  poche  de  son  Gis  —  et  s'écrie  : 

—  Il  a  encore  son  argent! 

Puis  —  un  peu  après  :  —  il  n'a  pas  sa  montre  I 

—  Qu'est-ceque  sa  montre  est  devenue? 
L'épicier  père  alors  se  livre  à  une  douleur  si  grande, 

que  je  pensai  que  si  je  lui  avais  rapporté  seulement 
la  montre  ,  il  n'aurait  peut-être  pas  réclamé  le  fils 
qui  devait  être  après. 

L'épicier  nous  regarde  d'un  air  soupçonneux  et 
ferme  la  porte. 

— Mon  cher  monsieur,  dis-je,  monsieur  et  moi  nous 
voulons  aller  nous  coucher  —  et  nous  vous  souhai- 
tons le  bonsoir.  Vous  feriez  peut-être  bien  d'ajour- 
ner vos  doléances  sur  la  montre  et  de  donner  à  votre 
fils  des  soins  dont  il  a  grand  besoin. 

—  Pardon,  messieurs,  vous  offrirai-jedu  cassis? 

—  Merci ,  nous  ne  prenons  rien;  pas  plus  le  cas- 
sis que  les  montres.  —  Voici  nos  caries. 

L'épicier  nous  laissa  partir  à  regret.  —  Nous  payâ- 
mes le  fiacre  —  et  nous  rentrâmes  chacun  chez  nous. 

Aucun  épicier  n'est  venu  nous  remercier —  et  nous 
passons  sans  doute  —  pour ,  ayant  trouvé  un  épi- 
cier et  une  montre  ,  —  n'avoir  rendu  que  l'épicier.  — 
Soyez  donc  vertueux  après  minuit. 


Alphonse  KARR. 


MAURICE, 


HISTOIRE  PARISIEXXE. 


I. 

LA  SALNTE-13ARBE. 

Lorsqu'on  gravil  les  sommités  de  la  rue  Saint-Jacques 
et  qu'on  est  arrivé  à  pied  jusqu  à  la  place  Cambrai  (je  dis  a 
pied,  car  les  fiacres  s'elevenl  rareu.ent  à  celle  hauteur), 
on  s'arrête  d'ordinaire,  ne  fùl-ce  que  pour  reprendre  haleine, 
et  inspiré  par  l'air  du  pays  latin,  air  épais,  scienlilique  et 
imprégné  de  ciiaiions,  on  esl  tenté  de  s'écrier  : 

Oie  tandem  sielimus  nobis  ubi  defuit  orbis! 

Que  si  cependant  le  voyageur  essoufflé  ne  perd  pas  courage 
et  se  dirige  a  lest,  vers  l'endroit  oii  la  place  Cambrai  va  tou- 
jours en  se  rétrécissant  ;  qu'il  laisse  a  sa  gauche  la  rue  des 
Sept-Voies,  rue  obscure  et  boueuse,  où  les  balayeurs  et  le 
gaz  n'ont  pas  encore  pénétré;  qu'il  gravisse  intrépidement  la 
rue  Charrelière,  espèce  d'escalier  sans  rampe  et  à  pic,  il 
arrivera,  après  quelques  ininuies  d'ascension  ,  en  face  a  un 
vieux  portique  que  je  iiai  jamais  pu  voir  sans  émotion  :  c'est 
rentrée  du  collège  de  Sainie-Barbe,  éial  constilulionuel  placé 
entre  deux  gouvernementà  absolus,  Henri  IV  et  Louis-le- 
Grand ,  borné  au  nord  par  la  rue  de  Reims,  et  au  midi  par 


I3S 

les  bâtiments  de  Montaigu  et  la  rue  Jean-Hubert. 
Jean-Hubert!  ce  nom  fut  celui  d'un  bon  curé  deSaint- 
Jean-de-Latran,  qui,  dans  le  mois  de  mai  1430. 
fonda  en  la  ville  de  Paris ,  au  liaut  de  la  monlagne 
Sainte -Geneviève,  un  collège  qu'il  mit  sous  le 
nom  et  la  protection  de  sainte  Barbe  ,  patronne  de 
sa  mère;  collège  bientôt  célèbre,  et  qui,  pour  soute- 
nir sa  gloire,  ne  s'est  pas  contenté,  comme  tant 
d'illustres  maisons,  de  sa  haute  antiquité  et  de  ses 
quatre  cents  ans  de  noblesse.  Il  a  conservé  intacte 
d'âge  en  âge  la  haute  réputation  de  ses  études  et  de 
sa  discipline  classique. 

Nos  pères  nous  ont  raconté  ses  succès  universi- 
taires et  ses  longues  rivalités  avec  Montaigu,  son 
voisin,  guerres  ardentes  et  passionnées,  que  les  rhé- 
toriciens  d'alors  comparaient  à  celles  de  Rome  et  de 
Carthage. —  Il  paraît  que  Montaigu  fulCarlhage, 
car  il  a  disparu  depuis  longtemps,  et  Sainte-Barbe 
est  encore  debout,  plus  florissante  que  jamais. 

En  93  seulement,  ses  portes  furent  fermées,  ses 
classes  désertes,  ses  chaires  silencieuses;  l'ortie  et 
le  chardon  osèrent  pousser  sur  celte  terre  savante, 
jusque-là  cultivée  par  les  muses;  mais  celles-ci  ne 
furent  pas  longtemps  exilées  :  le  premier  collège 
qui  se  rouvrit  en  France  fut  encore  celui  de  Sainte- 
Barbe,  comme  si  la  lumière  devait  toujours  venir  de 
là;  non  pas  qu'elle  fût  éteinte,  mais  elle  était, 
comme  disaient  nos  pères ,  cachée  sous  le  boisseau. 
Il  s'agissait  de  le  soulever,  ce  qui  n'était  pas  sans 
danger,  car  il  y  en  avait  alors  à  vouloir  éclairer  les 
gens.  Victor  Delanneau  eut  ce  courage,  et  fut.  après 
Jean  Hubert,  le  fondateur  de  Sainte-Barbe.  Cette 
antique  maison  fut  rouverte  par  lui  en  1798,  sous  le 
nom  de  Collège  des  sciences  et  des  arts.  A  la  même 
époque,  s'ouvraient  les  écoles  centrales  et  le  Pryta- 
née,  remplacés  depuis  par  les  lycées  de  l'Empire. 

Il  y  a  beaucoup  de  maisons  d'éducation  dans  Pa- 
ris; il  y  en  a  un  grand  nombre  d'e.xcellentes,  y 
compris  même  les  collèges  royaux ,  et  loin  de  moi 
l'idée  de  discuter  la  supériorité  des  études  dans 
tel  ou  tel  établissement  ;  mais  je  dis  qu'aucun  n'a 
su,  comme  celui  de  Sainte-Barbe,  continuer  et  per- 
pétuer dans  le  monde  les  souvenirs  et  les  amitiés  du 
jeune  âge;  c'est  une  grande  et  nombreuse  famille 
qui,  chaque  année,  s'augmente  sans  se  désunir,  une 
chaîne  immense  qui  s'étend  sans  se  rompre,  une 
protestation  de  plus  en  faveur  de  ce  siècle  qu'on  ac- 
cuse d'ingratitude  et  d'égoïsme. 

Les  nombreux  élèves  sortis  de  Sainte-Barbe  se 
sont  successivement  répandus  dans  toutes  les  classes 
de  la  société;  j'en  citerais  qui  brillent  dans  les  deux 
chambres  et  à  l'Institut,  dans  l'administration,  dans 
la  banque,  dans  le  commerce,  dans  les  rangs  de  nos 
marins  ou  dans  ceux  de  nos  soldats;  nous  en  trouve- 
rions même,  un  seul  il  est  vrai,  à  la  Grande-Char- 
treuse de  Grenoble...  Eh  bien!  malgré  le  temps  et 


REVUE  PITTORESQUE. 


l'absence,  malgré  les  préoccupations  d'un  état  ou  les 
chagrins  ordinaires  de  la  vie,  au  milieu  des  rêves 
de  gloire,  de  fortune  ou  même  d'ambition,  tous  sont 
restés  barbistes  par  le  cœur. 

Et  ce  nom,  mille  exemples  le  prouvent,  n'a  jamais 
trouvé  d'indifférent ,  même  dans  le  monde  où  tout 
s'oublie. 

Dès  que  la  rhétorique  et  la  philosophie  sont  ter- 
minées, dès  que  s'ouvrent  les  portes  du  collège, 
chacun,  entraîné  par  sa  vocation  présumée,  s'élance 
dans  un  sentier  différent.  Tous  les  chemins  ne  con- 
duisent pas  à  la  fortune,  mais  sur  tous  du  moins 
on  est  certain  de  rencontrer  conseil,  appui  et  pro- 
tection ,  car  dans  toutes  les  carrières  on  trouve  des 
barbistes  qui  vous  tendent  la  main  et  vous  disent  : 
a  Courage!  »  Bien  plus,  il  y  a  entre  eux,  comme  aux 
jours  du  collège,  bourse  commune!  et  tons  les  ans, 
des  extrémités  de  la  France  ou  même  de  l'Afrique, 
chacun  envoie  sa  cotisation  à  Paris  à  la  caisse  de 
Sainte-Barbe,  dite  caisse  de  secours,  trésor  qui  ap- 
partient à  tout  le  monde  et  ou  puisent  tous  ceux  qui 
en  ont  le  droit.  Ce  droit,  c'est  d'être  barbiste  et 
malheureux.  C'est  ainsi  que  depuis  bientôt  trente 
ans,  époque  de  sa  fondation,  celte  caisse,  sans  cesse 
épuisée  et  sans  cesse  renaissante,  répare  les  infor- 
tunes passées,vient  en  aide  aux  besoins  présents,  et 
souvent  même  assure  l'avenir  en  créant  des  bour- 
ses en  faveur  d'orphelins  barbistes,  auxquels  on 
donne  ainsi  le  bien/aJt  de  l'éducation  aux  lieux 
mêmes  où  avaient  été  élevés  leurs  pères.  C'est  ainsi 
que  depuis  longtemps  la  grande  famille  barbiste 
croissait  et  prospérait,  grâce  à  l'union  de  ses  en- 
fants, lorsque  tout  à  coup  un  terrible  désastre  me- 
naça son  antique  berceau. 

Les  vieux  murs  élevés  en  1 430  par  Jean  Hubert 
tombaient  en  ruine  de  toutes  parts!  comment  les 
rebâtir!  comment  songer  à  des  constructions  im- 
menses et  dispendieuses,  surtout  sur  un  terrain  dont 
on  n'était  pas  propriétaire  !  Il  faudra  donc  voir  s'é- 
crouler ces  murs  où  s'écoula  notre  jeunesse  et  où 
s'élève  une  génération  nouvelle,  ces  murs  témoins 
de  nos  jeux,  de  nos  plaisirs  et  de  nos  amitiés  pre- 
mières, abandonner  cette  terre  de  souvenirs, 

Et  campos  ubi  Troja  fuit  ! 

A  cette  nouvelle,  les  anciens  barbistes  s'émurent, 
se  rassemblèrent  et  tinrent  conseil,  pour  acheter  les 
terrains  de  la  vieille  Sainte-Barbe  et  pour  construire 
de  nouveaux  bâtiments  ;  il  fallait  six  cent  mille  francs. 

—  Donnons-les,  s'écria-t-on,  et,  pour  sauver  notre 
berceau,  ne  nous  adressons  qu'à  nous-mêmes  !  Quel- 
ques jours  après,  les  six  cent  mille  francs  étaient 
réunis!  Seulement,  et  pour  qu'un  plus  grand  nom- 
bre de  camarades  fût  admis  à  apporter  son  otirande, 
on  avait  décidé  que  les  actions  ne  seraient  que  de 


MAURICE. 


139 


!)00  fr.  Ainsi  les  anciens  barbistes  devinrent  seuls 
propriétaires  de  Seiinte-Barbe,  on  nomma  pour  di- 
recteur un  ancien  barbiste,  un  barbiste  pour  archi- 
tecte, d'anciens  barbistes  pour  membres  du  conseil 
d'administration,  et,  ce  que  ne  demandaient  point 
ces  actionnaires  improvisas,  leurs  capitaux,  hypo- 
théqués sur  de  vastes  terrains  et  de  belles  construc- 
tions, produisirent  bientôt  des  revenus  certains  et 
abondants.  C'était  d'abord  une  bonne  action,  et  ce 
fut  plus  tard  une  bonne  affaire  que  les  immenses 
relations  de  l'union  barbiste  rendent  chaque  jour 
plus  florissante. 

La  loi  votée  l'année  dernière  pour  la  bibliothèque 
Sainte-Geneviève  permet  à  Sainte-Barbe  de  s'a- 
grandir encore  et  d'obtenir  sur  la  place  du  Panthéon 
une  entrée  plus  monumentale,  plus  belle  et  surtout 
plus  accessible  que  le  sentier  escarpé  de  la  rue 
Charretière.  Pour  ces  nouvelles  acquisitions,  de 
nouveaux  fonds  devenaient  nécessaires. Votés  comme 
les  premiers  par  acclamations,  ils  sont  déjà  presque 
réalisés;  de  tous  côtés  les  barbistes  accourent,  les 
barbistes  seuls,  car  pour  empêcher  leur  ouvrage 
d'être  détruit  par  des  mains  étrangères  ou  enne- 
mies, pour  empêcher  la  spéculation  ou  l'agiotage  de 
profiter  de  leur  prospérité,  ils  ont  décide  par  leur 
acte  constitutif  que  les  anciens  barbistes  ou  ceux 
qui  auraient  un  fils  à  Sainte-Barbe  pourraient  seuls 
acquérir  cette  propriété  de  famille,  patrimoine  de 
l'amitié,  qu'ils  transmettront  à  leurs  enfants,  et  que 
ceux-ci  transmettront  aux  leurs. 

On  comprendra  sans  peine,  d'après  ce  que  je 
viens  de  dire,  que  le  collège  Sainte-Barbe  ne  res- 
semble à  aucun  autre,  et  que  les  relations  intrà 
et  extra  vmros  y  sont  intimes  et  continuelles.  Les 
triomphes  obtenus  dans  le  monde  par  les  anciens 
barbistes  sont  la  propriété  des  nouveaux,  et  le  petit 
élève  de  sixième  ou  de  cinquième  parle  avec  or- 
gueil de  son  camarade  le  général  Cavaignac  ,  vain- 
queur en  Afrique,  ou  de  son  camarade  Eynard,  qui 
rapporte  à  Paris  les  drapeaux  et  le  parasol  maro- 
cains. 

Les  discours  prononcés  à  la  chambre  par  nos  ca- 
marades députés  sont  toujours  les  meilleurs;  et  une 
comédie  ou  une  tragédie  en  cinq  actes  d'un  ancien 
barbiste  est  un  événement  pour  tout  le  collège  ;  on 
y  est  radieux  d'un  succès,  et  si  l'auteur  entre  à 
l'Académie,  chacun  se  croit  membre  de  l'Institut. 
En  revanche,  à  la  fin  de  l'année,  lorsque  vient  l'é- 
poque des  concours  universitaires,  les  anciens  s'y 
intéressent  et  y  prennent  part  ;  si  l'année  a  été  bonne, 
si  les  prix  remportés  par  Sainte-Barbe  ont  été  nom- 
breux, on  voit  les  anciens  barbistes  accourir  au 
collège,  féliciter  les  vainqueurs,  ajouter  à  leurs  prix 
de  nouvelles  récompenses  d'honneur,  votées  par 
l'association  barbiste. — Si  l'année  a  été  moins  bonne 
et  moins  heureuse  que  d'ordinaire,  on  accourt  de 


même  et  plus  nombreux  encore  pour  consoler  les 
vaincus,  pour  leur  tendre  la  main,  pour  ranimer 
leur  jeune  courage,  et  recevoir  d'eux  des  promesses 
presque  toujours  remplies,  un  prix  ou  un  accessit 
pour  l'année  suivante. 

11  y  a  un  grand  charme  dans  ces  visites  au  collège 
et  les  occasions  s'en  renouvellent  souvent.  Il  va  sans 
dire  que  les  anciens  barbistes  font  élever  leurs  fils 
à  Sainte-Barbe.  Mais  tous  les  pères  n'habitent  pas 
la  capitale,  un  grand  nombre  d'entre  eux,  fixés 
dans  les  départements  ou  retenus  loin  de  Paris  par 
leur  état,  leurs  fonctions,  leur  fortune,  sont  obligés 
de  se  séparer  de  leurs  enfants;  ceux-ci  cependant 
ne  quittent  pas  tout  à  fait  la  maison  paternelle, 
car  en  arrivant  à  Paris  ils  trouvent  une  nouvelle 
famille,  les  anciens  camarades  de  leurs  pères,  aux- 
quels ils  sont  recommandés  et  qui  se  font  un  véri- 
table plaisir  et  un  devoir  d'accepter  le  patronage  ou 
plutôt  la  tutelle  qu'on  leur  propose. 

Un  camarade  avec  qui  j'avais  fait  toutes  mes 
classes,  brave  et  excellent  garçon,  dont  la  modestie 
égalait  le  savoir,  s'était  retiré  à  sa  sortie  du  collège 
dans  le  lieu  de  sa  naissance,  une  ville  du  Midi  qu'il 
n'a  jamais  quittée. — Là,  il  s'est  marié,  là,  s'est  écou- 
lée sa  vie  qui  fut  simple  et  paisible,  mais  estimée  et 
honorée  de  tous.  Il  avait  suivi  la  carrière  de  la  ma- 
gistrature, et  lorsque  après  vingt  ans  de  travaux  le 
mérite  et  l'ancienneté  le  firent  enfin  arriver  aux 
éminentes  fonctions  de  président  du  tribunal  dans 
sa  ville  natale,  tous  ses  vœux  furent  comblés,  au- 
cune autre  ambition  ne  lui  parut  plus  possible; 
pendant  les  cent  jours,  la  restauration  et  les  jour- 
nées de  juillet,  tout  changea,  excepté  lui,  et  le  flot 
des  révolutions  vint  expirer  au  pied  de  son  fauteuil 
de  président. 

Trois  ou  quatre  fois  on  voulut  le  nommer  député, 
il  refusa  ;  il  aurait  fallu  pour  quelques  mois  aban- 
donner ses  fonctions.  En  vain  nos  camarades  qui 
siègent  maintenant  à  la  cour  royale  ou  à  la  cour  de 
cassation  lui  écrivaient-ils  que  sa  place  était  auprès 
d'eux  ;  quand  il  recevait  des  lettres  ^jareilles,  il  se 
hâtait  de  les  faire  disparaître  et  n'en  parlait  à  per- 
sonne de  sa  famille,  non  pas  qu'il  ne  fût  à  même  de 
juger  sainement  des  hommes  et  des  choses;  mais 
dès  qu'il  s'agissait  de  lui,  il  cessait  de  voir  juste,  car 
il  ne  voyait  plus  qu'à  travers  sa  modestie  qui  gros- 
sissait le  mérite  des  autres  et  diminuait  le  sien  !  Cha- 
que année  il  nous  écrivait  pour  envoyer  sa  cotisa- 
tion à  la  caisse  de  Sainte-Barbe  et  des  vers  latins 
pour  la  fête  de  notre  patronne. 

Quand  sou  fils  unique  eut  neuf  ans,  il  l'envoya  à 
Paris  par  la  diligence ,  le  recommandant  aux  soins 
de  deux  anciens  camarades ,  c'était  moi  et  Jules 
Cl...t,  actuellement  un  des  plus  habiles  et  des  plus 
renommés  chirurgiens  de  Paris.  —  Jules  C.  .,  sorti 
en  même  que  nous  de  Sainte-Barbe,  avait  fait  ses 


liO  REVUE  PITTORESQUE. 

éludes  à  l'école  do  médecine,  pendant  que  nous  fai- 
sions les  nôtres  à  l'école  de  droit,  el  avait  continué 
un  commerce  de  lettres  avec  notre  ami  le  président  ; 
nous  ne  pouvions  plus  l'aimer  que  par  correspon- 
dance. 

Vous  pensez  bien  que  l'envoi  de  notre  ancien 
camarade  fut  accueilli  avec  reconnaissance  et  plai- 
sir; nous  conduisîmes  son  fils  à  Sainte-Barbe,  où  il 
entra  en  septième. 

Le  jeune  Maurice  avait  une  figure  charmante,  une 
physionomie  douce  et  intelligente,  et,  ce  qui  vaut 
mieux  encore,  un  cœur  bon  et  aimant.  Aussi  eut-il 
bientôt  la  réputation  d'un  excellent  camarade,  et  sa 
vie  de  collège  s'en  ressentit,  car  au  collège  comme 
ailleurs  l'orgueil  et  les  prétentions  ne  réussissent 
pas.  On  y  est  heureux  par  le  caractère  plus  encore 
que  par  le  succès,  et  ce  qui  rend  l'éducation  en  com- 
mun si  préférable  à  l'éducation  particulière,  c'est 
que  chacun  dans  son  propre  intérêt  y  comprend 
bientôt  la  nécessité  de  corriger  ou  de  faire  dispa- 
raître les  défauts  qui  peuvent  lui  nuire;  c'est  qu'on 
y  apprend  de  bonne  heure  à  ne  compter  que  sur 
soi,  à  se  faire  son  sort  et  sa  position,  à  se  créer  des 
relations  et  des  amis,  à  obliger  pour  qu'on  vous 
oblige,  à  être  aimable  pour  qu'on  vous  aime.  C'est 
déjà  le  monde,  c'en  est  du  moins  l'apprentissage  et 
le  surnumérariat. 

Maurice  l'avait  compris  ou  plutôt  son  cœur  le  lui 
avait  fait  deviner,  et  quand  nous  allions  le  voir,  ce 
qui  nous  arrivait  souvent,  c'était  à  qui  nous  ferait 
son  éloge.  Le  premier  au  jeu  et  au  travail,  fort  à  la 
balle  et  en  version,  joyeux,  insouciant  et  bon  enfant, 
Maurice  était,  dans  toute  l'acception  du  mol,  un 
excellent  écolier  ;  il  avait  eu  des  succès  dans  toutes 
ses  classes;  mais  à  la  fin  de  son  année  de  troisième, 
son  nom  retentit  trois  fois  dans  la  distribution  du 
concours  général  aux  acclamations  de  ses  camarades 
barbistes,  qui  accueillaient  chaque  nomination  par 
les  cris  de  :  «  Vive  Sainte-Barbe  !  »  Maurice  partit 
pour  les  vacances,  portant  ses  trois  prix  et  ses  cou- 
ronnes à  son  père,  qui  pensa  en  mourir  de  joie ,  et, 
bien  plus  encore,  en  oublier  un  référé  qu'il  devait 
présider. 

Loin  de  se  ralentir,  Maurice  redoubla  d'ardeur  et 
de  travail,  il  sortait  du  collège  tous  les  dimanches, 
et  venait  les  passer  tour  à  tour  chez  le  docteur  C... 
ou  chez  moi ,  et  nous  suivions  dans  notre  pupille, 
avec  un  inlérèt  toujours  croissant,  le  passage  de 
l'enfance  à  la  jeunesse  et  le  développement  des  fa- 
cultés les  plus  précieuses  et  les  dons  les  plus  heu- 
reux. Non-seulement  Maurice  devenait  un  grand  et 
beau  jeune  homme,  aux  beaux  yeux  noirs,  à  la  figure 
expressive  et  distinguée ,  mais  de  nobles  et  géné- 
reux sentiments  germaient  dans  son  cœur,  et  s'en 
échappaient  en  pensées  éloquentes  et  chaleureuses; 
son  imagination,  vive  et  exaltée  ,  se  passionnait  ai- 


sément et  souvent  l'abusait;  mais  dans  ses  erreurs 
mêmes  il  y  avait  tant  de  vérité,  il  les  défendait  avec 
tant  de  bonne  foi ,  qu'on  éprouvait  du  regret  à  le 
combattre  et  presque  le  désir  de  se  tromper  comme 
lui.  Celle  Ame  si  franche  el  si  expansive,  cette  sen- 
sibilité déjà  si  profonde,  dev.nit  être  mise  bientôt  à 
une  lerrible  épreuve.  Maurice,  qui  tous  les  ans  avait 
remporté  des  couronnes,  venait  de  terminer  sa  phi- 
losophie par  les  succès  les  plus  brillants;  il  sortait 
du  collège;  le  monde  s'ouvrait  devant  lui,  il  s'élan- 
çait impatient  du  bonheur  et  des  plaisirs  qu'il 
croyait  y  trouver  Un  atîreux  malheur  l'attendait  :  la 
perte  de  son  père  !  Le  digne  magistrat  venait  de 
mourir  à  cinquante  ans  ;  les  regrets  et  les  larmes 
de  tous  ses  concitoyens,  les  éloges  qui  environnè- 
rent sa  tombe,  ne  purent  consoler  ni  ses  amis  ni  son 
fils  d'une  perte  aussi  cruelle  qu'imprévue. 

Pendant  trois  ans  Maurice  resta  accablé  du  coup 
qui  venait  de  le  frapper.  Il  lui  était  impossible  de  se 
livrer  aux  plaisirs  de  son  âge  ;  le  seul  qu'il  eût!... 
était  dans  la  société  des  anciens  camarades  et  des 
amis  de  son  père  ,  pour  parler  avec  eux  de  ce  père 
bien-aimé  qu'il  avait  trop  peu  connu.  A  ce  titre, 
j'avais  souvent  sa  visite ,  et  je  n'ai  jamais  vu  de 
meilleur  jeune  homme;  il  y  avait  dans  la  candeur 
de  son  regard  et  dans  la  douceur  de  son  esprit  un 
charme  au(]uel  on  ne  pouvait  résister.  Sa  douleur 
même  avait  tourné  au  profit  de  ses  études  :  ne  sor- 
tant presque  jamais  et  depuis  trois  ans  travaillant 
toujours ,  Maurice  était  devenu  un  des  jeunes  gens 
les  plus  instruits  de  son  âge.  Son  père,  qui  lui  avait 
laissé  une  honorable  et  modeste  fortune ,  quatre 
mille  livres  de  renies,  avait  toujours  désiré  qu'il  fût 
avocat.  Ce  désir  était  uft  ordre,  el  Maurice  avait 
passé  ses  examens  dedroit  à  toutes  boules  blanches; 
il  s'était  fait  recevoir  docteur,  il  avait  terminé  son 
stage,  et  tout  nous  disait,  au  docteur  C...  et  à  moi, 
que  notre  ami  et  notre  pupille  serait  un  des  plus 
illustres  élèves  sortis  de  Sainte-Barbe  el  deviendrait 
l'honneur  du  barreau.  Or,  comme  de  nos  jours  la 
toque  d'avocat  est  presque  la  couronne  de  France, 
nous  nous  représentions  déjà  en  perspective  Maurice 
député  et  ministre,  certains,  quel  que  fût  son  poste, 
qu'il  y  défendrait  dignement  les  intérêts  et  la  gloire 
du  pays. 

il  avait  abandonné  le  quartier  Lalin ,  et  pour  se 
rapprocher  de  ses  tuteurs,  qu'il  regardait  comme  sa 
seule  famille,  il  avait  loué  dans  le  fond  de  la  Chaus- 
sée-d'Antin  ,  non  lom  de  la  fontaine  Sainl-Georges, 
un  appartement  riant  el  confortable  ,  un  second 
composé  de  trois  pièces  meublées  avec  simplicité  et 
élégance,  et  de  plus,  au  sixième  étage,  une  espèce 
de  belvéder  avec  un  jour  magnifique;  c'est  là  que, 
pour  se  délasser  de  ses  travaux  sérieux  ,  Maurice 
allait  de  temps  en  temps  dessiner  et  peindre ,  car 
Maurice  était  pour  la  peinture  et  la  musique  d'une 


MAURICE. 


m 


première  force  d'amaleur  :  on  ne  néglige  point  à 
Sainte-Barbe  les  talents  J'agrémenl.  Dans  les  pre- 
miers jours  de  son  installation,  il  vint  nous  voir 
fréquemment,  puis  un  peu  moins,  puis  octobre  et 
novembre  s'écoulèrent  sans  que  nous  eussions  reçu 
sa  visite.  Nous  envoyâmes  savoir  très-souvent  de 
ses  nouvelles,  il  se  portait  à  merveille,  mais  il  était 
toujours  sorti.  L'idée  qui  se  présenta  à  notre  esprit 
fut  qu'il  s'occupait  de  ses  débuis  au  barreau  et  d'une 
première  cau^e  très-importante  qui  lui  avait  été 
confiée  à  la  recommandation  de  Jules  C...,  qui  avait 
dans  sa  clientèle  les  premières  et  les  plus  riches  fa- 
nulles  de  Paris;  nous  nous  attendions  d'un  jour  à 
l'autre  à  ap[irendre  par  lui-même  son  triomphe  ,  et 
nous  ne  pouvions  ,  du  reste ,  manquer  de  le  voir 
bientôt,  car  nous  étions  à  la  fin  de  novembre,  et 
le  4  décembre  approchait. 

Vous  me  demanderez  ce  que  c'est  que  le  4  dé- 
cembre ? 

C'est  la  Sainte-Barbe! 

Tout  ce  qui  se  trouve  ce  jour-là  d'anciens  bar- 
bisles  à  Paris  a  l'habitude  de  se  réunir  lians  un 
banquet  consacré  à  l'amitié  et  aux  souvenirs  de  col- 
lège. Figurez-vous,  chez  Lemardelay,  une  salle  im- 
mense où  s'élèvent  de  longues  files  de  tables  qui 
n'en  forment  qu'une  seule,  image  embellie  des  ré- 
fectoires du  collège.  Arrivent  successivement  deux 
ou  trois  cents  convives,  les  uns  à  pied  comme  au- 
trefois, d'autres  dans  de  somptueux  équipages;  mais 
les  distinctions  de  rang  ou  de  fortune  restent  sur  le 
seuil.  Dès  qu'on  a  mis  le  pied  dans  la  salle  du  ban- 
quet, à  la  gaieté,  à  la  franchise  qui  régnent  sur  tous 
les  visages,  on  s'aperçoit  qu'il  n'y  a  plus  là  que  des 
camarades  et  des  frères;  le  monde  est  loin,  le  col- 
lège revient,  et  l'égalité  recommence. 

Que  n'en  est-il  de  même  de  lajeunesseetde  la  santé! 
Chacun  cherche  dans  la  foule  ceux  qui  étaient  de  sa 
classe  et  son  temps.  Souvent  tel  camarade ,  absent 
depuis  bien  des  années,  a  de  la  peine  à  reconnaître 
et  à  êire  reconnu  ;  on  se  devine  du  moins  !  et  la 
mémoire  du  cœur  vient  en  aide  à  celle  des  yeux  : 

—  Quoi,  c'est  toi  !....  et  l'on  se  serre  la  main,  et 
l'on  s'assied  l'un  à  côté  de  l'autre  ,  et  les  causeries 
commencent  :  —  Te  souviens-tu  ?...  c'est  le  mot  qui 
est  sur  toutes  les  lèvres.  — Et  toi?  —  Oui,  toujours. 

—  C'était  là  le  bon  temps!  —  Es-tu  Iteureux?  — 
Dans  ce  moment,  du  moins!  et  la  sonnette  du  pré- 
sident interrompt  tous  ces  souvenirs  qui  se  croisent, 
car  il  y  a  tous  les  ans  un  nouveau  président  choisi 
parmi  les  barbistes.  Cette  année-là,  c'était  un  jeune 
ambassadeur,  qui,  à  l'étranger,  représente  la  France 
avec  talent  et  dignité  (1);  mais  alors  il  représentait 
Sainte-Barbe,  et  chacun  avait  repris  avec  son  excel- 
lence le  tutoiement  du  collège.  Après  sa  spirituelle 

'  M.  (le  Biissièie,  ambassadeur  près  la  cour  de  Saxe. 


et  amicale  allocution ,  les  toasts  commencent  :  — 

—  Au  fondateur  de  Sainte-Barbe  !  —  A  l'amitié  et 
aux  souvenirs  de  collège  !  —  A  ceux  que  le  malheur 
ou  l'absence  empêche  de  se  trouver  à  celte  réunion  ! 

—  Aux  succès  de  nos  jeunes  camarades  ! 

Tous  ces  toasts ,  arrosés  de  vin  de  Champagne  , 
sont  suivis  de  longues  acclamations,  le  dernier  sur- 
tout, car  une  députation  de  la  jeune  Sainte-Barbe 
est  là  \is-à-vis  le  président.  Tous  ceux  qui  ont  été 
les  premiers  dans  leur  classe  sont  invités  à  cette  fêle 
de  famille ,  et  l'on  ne  peut  voir  sans  émotion  ces 
petites  figures  riantes  et  fraîches,  à  l'air  curieux  (  t 
étonné,  aux  beaux  cheveux  abondants  et  bouclés  au 
milieu  des  têtes  grisonnantes  et  des  fronts  brunis 
qui  les  entourent.  C'est  le  présent  et  l'avenir,  ce 
sont  toutes  les  générations  comme  toutes  les  opi- 
nions qui  se  confondent  et  trinquent  ensemble...  le 
député  de  l'opposition,  le  légitimiste  et  le  conserva- 
teur. Dans  ce  moment-là  ,  il  n'y  a  plus  de  partis,  il 
n'v  a  que  des  barbistes.  Le  dessert  arrive,  et  tout 
finit,  comme  autrefois,  par  des  chansons.  Il  y  a  là 
quelques  vieux  auteurs  de  vaudevilles  qui  apportent 
leur  contingent ,  lequel ,  quoi  qu'il  advienne  ,  est 
toujours  trouvé  délicieux  et  applaudi  avec  transport. 
0  amitié  de  collège  ,  tu  es  capable  de  tout  !  Enfin 
sonne  l'heure  de  la  retraite;  on  se  donne  une  der- 
nière poignée  de  main,  on  se  sépare,  et  l'on  va  re- 
prendre, l'un  ses  opinions,  l'autre  sa  fortune,  celui- 
ci  ses  chagrins,  et  l'on  attend  une  année  de  plus,  la 
Sainte-Barbe  prochaine,  pour  rajeunir  encore. 

J'étais  arrivé  en  même  temps  que  Jules  C...,  et 
nous  avions  gardé  entre  nous  deux  une  place  à  notre 
ami  Maurice  ,  qui  était  un  peu  en  retard.  Nous  le 
trouvâmes  maigri  et  changé  :  mais  ce  qui  redoubla 
notre  étonnement,  c'est  que  lui,  d'ordinaire  si  ex- 
pansif ,  était  triste  et  silencieux.  Ni  la  vue  de  ses 
anciens  camarades,  ni  le  spectacle  joyeux  qui  nous 
entourait,  ni  les  éclats  de  cette  gaieté  turbulente  ne 
pouvaient  dissiper  sa  tristesse.  Quelquefois  il  faisait 
des  efforts  pour  s'animer  et  s'étourdir  ,  mais  ce  rire 
contraint  expirait  bientôt  sur  ses  lèvres  et  il  retom- 
bait dans  sa  préoccupation;  nous  l'interrogeâmes 
vainement.  —  Il  n'avait  rien.  —  Il  était  bien.  —  Il 
était  heureux  de  nous  voir,  et  en  parlant  ainsi  un 
sombre  accablement  se  peignait  sur  tous  ses  traits. 
—  C'est  nerveux,  me  dit  le  docteur  en  sortant,  c'est 
une  fatigue  de  cerveau,  il  travaille  trop;  j'irai  de- 
main le  voir. 

En  effet,  et  à  sa  première  visite,  le  docteur  passa 
chez  lui.  Maurice  était  sorti  de  grand  matin  à  cheval 
pour  le  bois  de  Boulogne. 

Le  docteur  y  retourna  dans  la  matinée.  Il  avait 
un  déjeuner  de  garçons  chez  Tortoni  ! 

Il  y  passa  le  soir  très-tard.  Il  était  aux  Italiens. 
Une  maladie  qui  s'annonçait  par  de  pareils  symp- 
tômes inquiéta  beaucoup  l'excellent  docteur,  il  hé- 


1 42 


REVUE  PITTORESQUE. 


sila  cependant  toute  une  semaine  encore  à  m'en 
parler  ;  mais  le  mal  s'aggravait,  je  le  vis  arriver  un 
matin,  ému  et  agité,  lui  qui  ne  se  troublait  guère. 

—  Cela  va  mal,  me  dit-il,  Maurice  est  en  danger. 

—  Tu  l'as  vu  ? 

—  Oui,  chez  moi,  ce  matin,  car  chez  lui  impos- 
sible de  le  trouver...  Il  est  venu  m'annoncer  qu'il 
renonçait  à  l'importante  affaire  qu'on  lui  avait  con- 
fiée à  ma  recommandation  et  par  laquelle  il  devait 
débuter  au  Palais.  Il  se  défie,  dit-il,  de  ses  forces  et 
de  son  talent. 

—  C'est  de  la  modestie. 

—  Tu  n'y  es  pas  ;  ce  jeune  homme  va  perdre  son 
état,  il  est  lancé,  il  se  dérange. 

—  Ce  n'est  pas  possible  !  Lui ,  sage  depuis  si 
longtemps  ! 

—  Raison  de  plus  pour  que  l'explosion  soit  ter- 
rible. L'équilibre  tend  toujours  à  se  rétablir ,  et  je 
crains  qu'il  ne  devienne  maintenant  aussi  extrava- 
gant qu'il  a  été  raisonnable.  Aussi  effrayé  que  le 
docteur,  je  courus  au.x  informations,  elles  n'étaient 
rien  moins  que  rassurantes  :  le  modeste  et  timide 
Maurice  fréquentait  les  roués  de  nos  jours,  la  jeu- 
nesse dorée,  les  héros  de  la  mode.  Il  avait  pris  leur 
ton  ,  leurs  manières ,  leur  cigare  et  surtout  leurs 
folles  dépenses.  Il  avait  deux  chevaux  et  un  groom 
Et  puis  il  jouait  au  club  le  wisth  à  50  francs  la 
liche,  et  perdait  parfois  dans  sa  soirée  le  billet  de 
1,000  francs.  Mais  ce  n'était  rien  encore  :  lié  avec 
un  banquier  ,  il  jouait ,  d'aores  ses  conseils  et  son 
exemple,  à  la  Bourse .  ou  ia  ficne  est  encore  pius 
chère.  Je  tremblais  pour  les  quatre  mille  livres  de 
rentes  de  son  père,  et  je  me  demandais,  en  voyant 
une  métamorphose  si  prompte  et  si  invraisem- 
blable : 

Comment  en  un  plomb  vil  l'or  pur  s'est-il  changé? 

Je  me  persuadais  qu'or»,  l'avait  calomnié  ou  que  l'on 
se  trompait  et  que  tous  ces  rapports  étaient  infi- 
dèles ;  il  prit  soin  de  m'en  attester  lui-même  la  vé- 
rité.  Je  le  vis  arriver  un  matin  sombre  et  triste 
comme  le  jour  de  la  Sainte -Barbe;  il  avait  un  ser- 
vice à  me  demander.' —  Je  lui  répondis  que  je  n'a- 
vais rien  à  refuser  au  fils  de  mon  ancien  ami,  je  lui 
parlai  alors  de  son  père,  dont  la  conduite  avait  tou- 
]  ours  été  si  pure  et  si  irréprochable. 
Des  larmes  roulèrent  dans  ses  yeux. 

—  Je  lui  parlai  alors  de  lui  et  des  folies  qu'on 
lui  attribuait.  Il  ne  les  nia  point. 

—  Vous  êtes  donc  devenu  joueur  et  avide? 

—  Non,  monsieur. 

—  Ces  plaisirs  vous  amusent  donc  ? 

—  Ils  m'ennuient  à  la  mort. 

—  La  nouvelle  société  que  vous  fréquentez  vous 
parait  donc  bien  séduisante  "? 


—  Je  la  trouve  insipide. 

—  Pourquoi  continuer  alors  une  existence  qui  vous 
ruine  et  qui  vous  déplaît? 

—  C'est  malgré  moi  ;  mais  il  le  faut. 

—  Vous,  à  qui  je  supposais  de  la  force  et  du  cou- 
rage, revenez  à  vos  anciens  amis,  à  votre  état,  à  vos 
études. 

—  Ah  !  je  le  voudrais,  et  je  ne  le  puis! ....  Dans 
ce  moment  encore  ,  je  viens  pour  réclamer  un  ser- 
vice qui  me  coûte  beaucoup  à  vous  demander. 

—  Vous  croyez  donc  que  je  le  refuserai  ? 

—  Je  le  crains...  et  cependant  tout  mon  bonheur 
à  venir  en  dépend. 

—  Quel  est  ce  service?...  Allons,  expliquez-vous. 

—  Ah  !  me  dit-il  en  rougissant  et  en  baissant  les 
yeux,  c'est  là  le  difiicile... 

—  Je  ne  puis  cependant  pas  vous  deviner. 

—  Eh  bien  !  continua-t-il  avec  une  contrainte  et 
une  souffrance  évidentes ,  et  en  s'efforçant  de  se 
donner  du  courage  ,  eh  bien  !  on  va  représenter  de 
vous  un  grand  opéra  ? 

—  Oui...  eh  bien  ?... 

—  Dans  cet  opéra il  y  a  des  danses un 

ballet. 

—  Sans  doute...  eh  bien  ?... 

—  Pourriez -vous  obtenir  qu'un  des  pas  de  ce 
ballet  fût  dansé  par... 

—  Par  qui? 

Il  voulut  continuer,  cela  lui  fut  impossible;  il 
s'arrêta  et  me  tendit  un  petit  papier  roulé  qu'il  lira 
de  sa  pociie  en  me  disant  : 

—  Tenez,  monsieur,  son  nom  est  là. 

Je  déroulai  le  papier  et  je  lus  :  Mademoiselle  Fœ- 
dora.  troisième  sujet  de  ia  danse. 

—  Ah  !  lui  dis-je  froidement,  le  comprenûs  !  voila 
la  cause  de  toutes  vos  folies  ? 

—  Non,  monsieur. 

—  Vous  aimez  ,  vous  adorez  cette  personne 

Ces  amours-là  sont  chers,  et  si  vous  commencez,  à 
votre  âge,  à  les  acheter... 

—  Non,  monsieur,  je  ne  suis  pas  encore  descendu 
aussi  bas  ! 

—  Voyons  ,  de  la  lonfiance  !  dites-moi  tout  ! 

où  l'avez-vous  connue  ? 

—  Je  ne  la  connais  pas. 

—  Où  la  voyez-vous  ? 

—  Je  ne  l'ai  jamais  vue. 

—  Maurice,  vous  voulez  me  tromper. 

Il  releva  la  tète  avec  fierté,  je  vis  briller  dans 
ses  yeux  quelques  étincelles  du  feu  qui  les  animait 
jadis. 

—  Mon  ami,  me  dit-il,  vous  pourrez  un  jour  me 
reprocher  mes  extravagances,  ma  ruine  et  mon 
malheur...,  mais  jamais  un  mensonge...  Je  ne  con- 
nais pas  cette  personne  ,  son  sort  m'est  tout  à  fait 
indiffèrent. 


MAURICE. 


143 


—  Quel  intérêt  alors  y  prenez-  vous  en  ce  mo- 
ment"? 

—  Je  ne  puis  vous  le  dire,  mais  le  peu  de  bon- 
heur que  je  puis  espérer  encore  sur  terre  dépend 
de  la  grâce  que  je  vous  demande  ;  je  ne  peux  vous 
forcera  me  l'accorder,  mais  peut-êlre  éprouverez- 
vous  un  jour  quelques  regrets  de  me  l'avoir  refusée. 

Il  prononça  ces  derniers  mois  avec  un  désespoir 
si  calme  et  pourtant  si  profond  et  si  vrai ,  que  j'en 
fus  tout  ému...  Je  le  regardais  attentivement  et  j'au- 
rais bien  voulu  avoir  le  coup  d'oeil  si  perspicace  et 
si  sûr  de  mon  ami  Jules  C...  ;  mais  je  ne  vis  rien,  je 
ne  devinai  rien.  Maurice  était  retombé  dans  sa  rê- 
verie. Debout  et  appuyé  sur  la  cheminée,  il  semblait 
loin  de  moi  dans  un  autre  monde. 

—  Je  ferai  ce  que  vous  me  demandez,  lui  dis-je. 
—  Il  tressaillit...  — Mais  à  condition  que  vous  me 
direz  toute  la  vérité. 

Il  me  regarda  avec  douleur  et  me  dit  :  —  Je  ne 
puis  accepter  cette  condition. 

—  Eh  bien,  soit!  mais  n'en  accusez  que  vous  s'il 
arrive  malheur  !... 

Il  me  serra  la  main  avec  un  transport  de  joie  et 
disparut.  Le  soir  je  parlai  au  niailre  des  ballets , 
M.  Coraly,  qui  ne  se  contente  pas  d'avoir  du  talent, 
et  qui  est  un  homme  aussi  aimable  qu'instruit.  11 
me  promit  de  placer  mademoiselle  Fœdora  dans  un 
pas  de  cinq  et  de  la  montrer  de  la  manière  la  plus 
avantageuse  pour  elle  et  pour  le  public  ;  c'est-à- 
dire  fort  peu  ! 

Le  lendemain  je  reçus  la  visite  de  mademoiselle 
Fœdora,  qui  venait  en  équipage  et  en  grande  toi- 
lette me  remercier  de  la  protection  éclairée  et  dés- 
intéressée que  j'accordais  aux  artistes.  —  Dans  ce 
moment  Maurice  entra  ,  et  me  voyant  avec  du 
monde  ,  prit  un  journal  et  alla  s'asseoir  dans  un 
coin  de  mon  cabinet.  Pas  le  moindre  trouble,  pas  la 
moindre  émotion  n'apparut  sur  ses  traits  ,  et  quand 
je  prononçai  le  nom  de  Fœdora  en  la  lui  présentant, 
il  la  contempla  avec  surprise  et  même  avec  curio- 
sité, tandis  que  la  jeune  danseuse,  laissant  tomber 
un  regard  de  protection  et  d'intérêt  sur  ce  beau 
jeune  homme  qui  avait  l'air  si  triste ,  semblait  me 
demander  qui  il  était? 

Maurice  m'avait  dit  vrai  :  ils  ne  se  connaissaient 
pas.  —  11  venait  aussi  me  remercier  et  paraissait 
plus  tranquille  que  la  veille.  Pendant  un  mois  ou 
deux  le  mieux  continua,  j'appris  qu'il  avait  renoncé 
à  ses  chevaux  et  à  son  groom  ;  on  m'assura  même 
qu'il  ne  paraissait  plus  au  club.  Je  le  croyais  sauvé, 
lorsqu'un  jour  le  docteur  entra  chez  moi  brusque- 
ment en  s'écriant  :  en  voici  bien  d'une  autre  !  le 
jeune  homme  veut  se  tuer  ! 

—  Il  veut  se  tuer  !  lui  dis-je  avec  effroi. 

—  (lui  te  le  fait  croire  ? 

—  Parbleu  !  cette  lettre  adressée  à  nous  deux  ! 


et  qu'on  ne  devait  nous  apporter  que  demain.  Par 
bonheur,  j'étais  passé  aujourd'hui  chez  Maurice,  et 
son  portier  s'est  empressé,  dans  son  dévouement,  et 
dans  le  désir  de  s'épargner  une  course,  de  me  re- 
mettre sur-le-champ  ce  billet. 

11  contenait  en  effet  un  adieu  exprimé  dans  des 
termes  tels  qu'il  y  avait  de  quoi  justifier  les  craintes 
du  docteur.  Nous  courûmes  chez  Maurice  :  il  était 
sorti  ;  nous  l'attendîmes.  Son  étonnement  fut  grand 
lorsqu'il  nous  aperçut;  il  nous  serra  les  mains  avec 

affection  ;  mais  sans  proférer  une  plainte Rien 

n'est  dangereux  comme  les  douleurs  concentrées  et 
taciturnes...  Tant  qu'elles  sont  communicatives  ,  il 
n'y  a  que  demi-mal,  elles  se  tarissent  d'elles-mêmes 
en  s'épanchant  au  dehors  ;  mais  quels  arguments 
employer  contre  un  désespoir  qui  ne  dit  rien  et  qui 
a  pris  son  parti  ? 

Tout  ce  qu'il  répondit  à  nos  reproches,  c'est  qu'il 
avait  perdu  sa  fortune,  son  avenir  et  son  courage  à 
la  poursuite  d'un  bien  qu'il  n'avait  pu  atteindre  et 
dont  l'honneur  même  lui  défendait  de  parler.  Il 
n'accusait  personne  que  lui ,  se  regardant  comme 
désormais  inutile  ici-bas;  aussi,  à  peine  arrivé,  il  lui 
tardait  de  partir;  mais  il  n'avait  pas  voulu  le  faire 
sans  adresser  un  dernier  adieu  à  ses  seuls  amis. 

Nous  lui  parlâmes  alors  de  cette  amitié  dont  il  se 
montrait  si  peu  digne  et  des  droits  que  nous  avait 
transmis  son  père.  X  ce  mot  tout-puissant  sur  lui,  il 
se  mit  à  fondre  en  larmes,  et  le  docteur  me  regarda 
de  cet  air  de  satisfaction  et  de  triomphe  qui  signifie: 
le  malade  est  sauvé  ! 

—  Nous  ne  voulons  point  connaître  vos  secrets , 
lui  dis-je;  mais  nous  exigeons  de  vous  la  promesse 
de  renoncer  à  vos  desseins. 

—  Je  le  voudrais ,  mais  je  ne  puis  répondre  de 
rien,  je  suis  trop  malheureux  ! 

—  Quand  donc  a  commencé  ce  malheur  qui  vous 
accable?  depuis  quelle  époque?... 

—  Je  ne  sais  !  c'était  quelques  mois  avant  notre 
dernière  réunion  de  Sainte -Barbe. 

—  Et  vous  pensez  qu'un  chagrin  de  quelques 
mois  doit  durer  toujours;  que  la  Providence,  qui  a 
rendu  nos  joies  si  passagères  et  si  fugitives,  voudrait 
rendre  nos  douleurs  éternelles. 

—  Cela  ne  se  peut  pas  ,  s'écria  le  docteur ,  dont 
je  llatlais  le  système;  c'est  pour  le  coup  que  l'équi- 
libre serait  détruit  ! 

—  Eh  bien  !  continuai-je ,  nous  vous  demandons 
une  année,  pas  davantage  ! 

—  Que  voulez-vous  dire?  s'écria  Maurice  étonné. 

—  Promettez-nous  que  ,  d'ici  à  un  an  ,  vous  re- 
noncerez au  projet  insensé  que  vous  méditez. 

—  Vous  ne  pouvez  refuser  ce  délai  à  vos  vieux 
amis  ! 

—  Plus  encore,  aux  amis  de  votre  père  I 


lil 


REVCE  PITTORESQUE. 


Le  jeune  homme  nous  regarda  avec  émotion  el 
nous  dit  : 

—  Je  vous  le  promets. 

—  Ainsi,  à  la  Sainte-Barbe  prochaine,  vous  vien- 
drez vous  asseoir  à  côté  de  nous,  au  milieu  de  vos 
camarades  d'enfance  ? 

—  Je  vous  le  promets. 

—  Et  si  votre  sort  n'est  pas  changé ,  si  d'ici  là 
vous  n'avez  rien  trouvé  qui  vous  rattache  à  la  vie, 
nous  vous  rendrons  votre  promesse. 

—  J'accepte  ,  s'écria  le  jeune  homme  !  Je  serai 
hdcle  au  rendez-vous  ;  mais  d'ici  là  il  me  serait  im- 
possible de  rester  à  Paris...  Adieu  donc,  mes  amis, 
adieu! 

—  Au  quatre  décembre  !  lui  criai-je. 

—  Au  quatre  décembre  ! 
Et  nous  nous  séparâmes. 

Maurice  avait  en  effet  quitté  Paris,  car  nous  ne  le 
revîmes  plus,  et  l'ingrat,  plus  fidèle  à  sa  douleur 
qu'à  ses  amis,  ne  nous  écrivit  même  pas.  Qu'était- 
il  devenu  ?  où  était-il  allé  ?..  Nous  fûmes  longtemps 
sans  le  savoir.  Enfin  nous  apprîmes ,  mais  non  pas 
par  lui ,  qu'il  parcourait  la  Grèce  et  la  Syrie.  Ce- 
pendant et  depuis  son  départ  les  jours  avançaient; 
le  temps  marche  pour  les  travailleurs  comme  pour 
les  oisifs,  pour  les  heureux  comme  pour  ceux  qui  ne 
le  sont  pas;  seulement  il  marche  un  peu  plus  vite 
pour  les  uns  que  pour  les  autres;  mais  enfin  tous 
arrivent  au  même  but,  même  ceux  qui  n'en  ont  ja- 
mais eu. 

Le  printemps  et  l'été  s'étaient  écoulés;  l'automne 
voyait  revenir  à  Paris  la  population  fashionable  des 
ciiùteaux  et  des  campagnes,  nous  étions  à  la  fin  de 
no\  embre  ;  nous  n'avions  point  de  nouvelles  de  notre 
exilé;  cependant  le  4  décembre  approchait.  Maurice 
avait-il  oublié  sa  promesse  ou  plutôt  ne  pouvait-il 
plus  la  tenir?  Tout  me  disait  que  le  malheureux 
jeune  homme  n'avait  pas  même  eu  le  courage  d'at- 
tendre et  avait  cédé  à  son  désespoir.  Au  milieu  de 
ces  perplexités  et  de  ces  craintes  le  4  décembre 
arriva.  Pour  la  première  fois  de  ma  vie  j'allai  à  cette 
fête  avec  un  sentiment  pénible  et  un  serrement  de 
cœur  indéfinissable  ;  au  milieu  de  toutes  ces  phy- 
sionomies joyeuses  et  animées  ,  j'en  cherchais  une 
triste  et  pâle,  que  je  n'apercevais  pas  !  Je  parcourus 
dans  tous  les  sens  l'immense  salle  du  banquet, 
Maurice  n'y  était  pas.  Le  docteur  lui-même  n'était 
pas  encore  arrivé  et  c'était  le  seul  à  qui  je  pouvais 
faire  part  de  mes  angoisses.  Déjà  retentissaient  les 
conversations  bruyantes ,  les  cris  de  joie  et  le  choc 
des  verres  !  Le  président  avait  réclamé  le  silence  et 
d'une  voix  lente  et  solennelle  venait  de  prononcer 
le  toast  ordinaire  :  «  A  ceux  de  nos  camarades  que 
»  l'absence  ou  le  malheur  empêche  de  se  trouver  à 
»  cette  réunion  !  »  Tous  se  levèrent  et  répétèrent  ce 
toast  avec  acclamation  ;  moi  seul  je  n'en  avais  pas 


la  force...  et  murmurais  à  voix  basse  ;  Au  pauvre 
Maurice',  quand  je  vis  apparaître  le  docteur,  qui 
entrait  avec  l'empressement  et  l'animation  d'un  re- 
tardataire. Il  aperçut  du  premier  coup  d'œil  et  au 
banc  des  anciens  la  place  que  j'avais  laissée  vide 
à  côté  de  moi,  il  courut  s'y  asseoir. 

—  Eh  bien  !  lui  dis-je,  pendant  qu'il  dépliait  sa 
serviette,  Maurice  n'est  pas  ici  ! 

—  Je  le  sais,  je  viens  de  le  voir. 

—  Il  est  donc  arrivé  ? 

—  Depuis  trois  jours. 

—  Et  il  n'est  pas  venu  !... 

—  Le  pauvre  garçon  ne  pouvait  pas  :  il  est  blessé. 

—  0  ciel  !  il  a  tenté  de  se  tuer  I...  ou  bien  un 
duel!... 

—  Rien  de  tout  cela une  jambe  cassée.  Sois 

tranquille,  les  jambes  cassées,  cela  me  regarde.... 
c'est  ma  partie,  ma  spécialité...  Chacun  la  sienne, 
et  cela  ne  doit  pas  plus  t'effrayer  qu'un  dénoûment 
à  changer  ou  un  acte  à  refaire. 

—  Comment  cela  lui  est-il  arrivé  ? 

—  Fidèle  à  son  système  de  silence,  il  ne  me  l'a 
pas  dit. 

—  Il  est  donc  toujours  bien  malheureux  I 

—  Au  contraire  !  il  est  charmé,  enchanté,  il  cause, 
il  rit,  il  chante,  il  danserait  même  si  je  le  lui  per- 
mettais ;  enfin,  c'est  un  changement  complet,  et  il 
n'y  a  pas  au  monde  d'homme  plus  heureux  depuis 
qu'il  a  la  jambe  cassée;  je  crois  que  cela  l'a  guéri. 

—  En  vérité  ! 

—  C'est  peut-être  une  découverte ,  un  remède 
contre  le  spleen...  j'y  réfléchirai  ! 

Et  tout  le  reste  du  dîner  le  docteur  fut  d'une  hu- 
meur charmante  comme  il  l'est  toujours  quand  il 
vient  de  sauver  un  de  ses  clients.  C'est  presque  dire 
qu'il  passe  sa  vie  à  être  aimable. 

Le  lendemain  ,  je  courus  avec  lui  chez  Maurice, 
mais  au  lieu  de  nous  arrêter  au  second  étage,  nous 
montâmes -jusqu'au  sixième;  c'est  là  qu'habitait 
notre  ami  ;  de  son  appartement  d'autrefois  il  n'a- 
vait conservé  que  celte  mansarde,  brûlante  en  été 
et  glaciale  en  hiver.  Cette  seule  pièce  servait  à 
Maurice  de  chambre  à  coucher  ,  de  salle  à  manger 
et  de  cabinet  de  travail...  un  lit,  une  table  et  quel- 
ques chaises  compqsaient  son  mobilier;  mais  sa  fi- 
gure resplendissante  et  radieuse  semblait  faire  reflé- 
ter sur  tout  ce  qui  l'environnait  un  rayon  de  bonheur. 
Le  docteur  m'avait  dit  vrai  ,  jamais  je  n'avais  vu 
Maurice  plus  libre  et  plus  content  ;  je  lui  parlai  de 
sa  blessure,  il  n'y  pensait  pas,  il  ne  souffrait  plus. 
—  Mes  amis,  mes  chers  amis,  nous  dit-il  en  nous 
serrant  la  main,  je  fus  bien  coupable,  mais  vous 
aviez  raison,  il  ne  faut  désespérer  de  rien  tant  qn'on 
a  devant  soi  du  temps  :  et  j'ai,  grâce  au  ciel,  celui 
de  réparer  mes  fautes  ;  l'avenir  m'appartient  el  par 
lui  j'expierai  le  passé.  Le  revenu  que  m'avait  laissé 


MAURICE. 


■Uo 


mon  père  se  réduit  maintenant  à  un  millier  de  francs. 
Qu'importe?  J'ai  pris,  vous  le  voyez,  un  loyer  de 
cinquante  écus,  et  tout  mon  budget  est  voté  d'a- 
vance, d'après  le  môme  système  d'économie.  Avec 
du  courage,  je  me  passerai  de  ce  qui  me  manque  ; 
avec  du  travail,  je  regagnerai  ce  que  J'ai  perdu  !  Le 
travail  ne  m'efTraie  pas  ,  car  je  suis  heureu.x ,  et  le 
bonheur  rend  tout  facile. 

—  Heureux  !  m'écriai-je,  et  comment  cela  ? 

—  Oui,  sans  doute,  me  répondit  Maurice  en  rou- 
gissant... puisque  je  vous  revois,  puisque  vous  m'ai- 
mez encore  et  que  j'espère  bientôt  reconquérir  votre 
estime. 

Il  tint  parole  ;  ce  n'était  plus  le  même  homme  ;  il 
ne  dévia  plus  de  la  route  qu'il  s'était  tracée.  A  peine 
guéri,  il  se  livra  au  travail  avec  passion,  avec  fré- 
nésie. —  Tout  entier  à  sa  profession  d'avocat,  il 
semblait  qu'il  n'eût  été  mis  au  monde  que  pour  com- 
pulser des  dossiers  et  parler  procédure.  Je  croyais 
.  revoir  et  entendre  son  père.  Il  eut  pour  sa  première 
cause  une  affaire  difficile  et  intéressante  qui  avait 
attiré  l'attention  publique  ;  il  débuta  avec  éclat,  avec 
»  succès  ,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  tous 
les  barbistes  de  son  temps  étaient  ce  jour-là  au 
palais  ! 

Il  nous  aperçut  dans  la  foule,  le  docteur  et  moi,  et 
vint  à  nous. 

—  Ai-je  tenu  ma  parole  '!  nous  dit-il. 

—  Oui ,  et  si  ton  père  était  là  ,  il  serait,  comme 
nous,  fier  et  content  de  toi  ! 

—  Ah!  s'écria-t-il  en  levant  les  yeux  vers  le  ciel, 
vous  ne  pouviez  rien  me  dire  qui  me  rendit  plus 
heureux  ! 

Ce  n'était  là  que  le  premier  pas.  i\Iaurice  continua 
avec  persévérance  la  difficile  et  honorable  carrière 
qu'il  venait  d'embrasser  ;  pauvre  encore,  mais  esti- 
mé des  juges,  aimé  de  ses  confrères,  il  voyait  peu  à 
peu  sa  clientèle  se  former,  et,  sans  me  rendre  compte 
des  événements  dont  il  avait  été  le  jouet,  sans  m'ex- 
pliquer  ce  qui  avait  pu  ainsi  le  renverser  et  le  re- 
lever, je  le  croyais  désormais  au  port,  à  l'abri  des 
orages  et  pour  jamais  sauvé ,  lorsqu'un  soir,  c'était 
le  3  décembre,  rentrant  chez  moi  fort  tard,  je  trou- 
vai ce  billet  qui  était  de  Maurice  :  «  Mon  ami ,  j'ai 
»  encore  besoin  de  vous  ;  venez  ,  -car  jamais  votre 
1  aide  ne  me  fut  plus  nécessaire...  venez.  Cette  fois 
K  je  vous  dirai  tout....  Je  vous  attends  demain  de 
»  bon  matin  à  l'adresse  ci-dessous...  »  Et  l'adresse 
qu'il  m'mdiquait  n'était  pas  la  sienne. 

Je  fus  réveillé  par  le  docteur,  qui  avait  aussi  reçu 
la  veille  au  soir  une  lettre  à  peu  près  semblable,  et, 
quoiqu'on  décembre,  où  le  jour  se  lève  tard,  il  soit 
assez  agréable  de  faire  comme  lui ,  nous  étions  de 
bonne  heure  à  l'adresse  qu'on  nous  avait  désignée. 
C'était  un  grand  et  magnifique  hôtel ,  un  des  plus 
riches  du  quartier  Saint-Georges,  mais  l'élégance  et 

T.    IV. 


le  confortable  y  brillaient  encore  plus  que  la  richesse. 
Ce  début  fit  froncer  le  sourcil  au  docteur. 

—  Qu'avons-nous  à  faire  ici?  me  dit-il  d'un  air 
de  défiance. 

Un  domestique  nous  introduisit  dans  un  petit  salon 
où  Maurice  nous  attendait.  Il  était  habillé  de  noir,  en 
proie  à  une  telle  émotion  que  sa  main  tremblait  en 
serrant  la  nôtre  ;  à  peine  pouvait-il  parler. 

—  Qu'y  a-t-il  donc  encore?  lui  dis-je  tout  effrayé. 

—  Ce  qu'il  y  a,  mes  amis,  vous  allez  le  savoir; 
car  avant  de  vous  expliquer  le  nouveau  service  que 
j'attends  de  vous,  je  veux,  je  dois  tout  vous  avouer  ! . . . 

Et  il  commença  alors  le  récit  suivant,  lequel,  je 
vous  le  dis  tout  bas,  m'intéressa  vivement;  et  si  je 
n'ose  en  convenir  tout  haut ,  c'est  par  la  crainte , 
ô  mes  lecteurs ,  que  cet  aveu  ne  produise  sur  vous 
un  efTet  tout  contraire;  mais. en  ce  cas  ce  sera  la 
faute  de  l'historien  et  non  de  l'histoire  que  je  vais 
vous  raconter  de  souvenir  et  dans  toute  sa  simplicité. 


IL 


LES   MANSARDES. 

En  sortant  du  collège,  Maurice  était  venu  habiter 
près  de  nous  l'appartement  dont  je  vous  ai  parlé; 
apparlement  au  second,  ayant  pour  succursale  un 
belvédère  au  sixième  ,  succursale  qui  était  devenue 
depuis  le  siège  principal  de  son  habitation;  mais, 
alors,  il  n'y  montait  de  temps  en  temps  que  pour  y 
peindre ,  attendu  que  le  jour  y  était  plus  clair  et 
plus  beau  que  dans  l'appartement  du  second.  Une 
fois  à  l'ouvrage,  Maurice  restait  souvent  des  heures 
entières  dans  ce  qu'il  appelait  avec  orgueil  son  ate- 
lier; Maurice  aimait  la  peinture  et  y  aurait  peut- 
être  excellé  sans  les  Pandectes  et  le  droit  romain 
qui  faisaient  aux  beaux-arts  une  concurrence  redou- 
table, mais  il  leur  donnait,  du  moins,  tous  les  mo- 
menls  dont  il  pouvait  disposer,  et  c'était  pour  lui, 
qui  n'aimait  rien  encore ,  le  plus  doux  des  passe- 
temps  et  la  plus  agréable  des  récréations. 

Un  jour,  après  avoir  pâli  toute  sa  matinée  sur  une 
question  de  droit  des  plus  ardues ,  Maurice  se  sen- 
tait la  tète  lourde  et  fatiguée,  il  avait  besoin  de 
repos  et  le  soleil' était  magnifique;  le  jeune  Cujas 
devenu  Raphaël  s'élança  lestement  ^ers  son  ate- 
lier; il  était  déjà  parvenu  tout  d'un  trait  jusqu'au 
cii^^iième  étage  et  s'apprêtait  a  gravir  le  sixième, 
lorsqu'il  s'aperçut  que  quelqu'un  montait  devant  lui. 

C'était  une  personne  en  robe  blanche  qui  se  re- 
tourna, et  Maurice  vit  la  figure  la  plus  distinguée 
et  la  plus  ravissante... 

Une  jeune  fille  au  gracieux  sourire,  aux  yeux 
bleus,  à  la  blonde  chevelure,  à  la  démarche  et  à  la 
taille  aériennes;  et,  vu  la  région  élevée  où  elle  se 
trouvait  alors,  entre  le  ciel  et  la  terre,  on  aurait  pu 

11 


146 


REVUE  PITTORESQUE. 


la  prendre  pour  un  ange  aussi  bien  que  pour  une 
simple  mortelle.  Maurice,  qui  jusque-là  s'élait  fort 
jieu  inquiété  de  ses  voisins,  pensa  alors  pour  la 
|)remiére  fois  que  le  si.xième  et  le  septième  pou- 
vaient être  habités.  Le  bruit  d'une  porte  qui  se  re- 
formait le  confirma  dans  ses  conjectures.  Cette  ap- 
parition qui  venait  de  le  ravir  n'avait,  grâce  au 
ciel ,  rien  que  de  réel  et  de  terrestre.  Celait  sans 
doute  une  voisine,  aux  formes  gracieuses  et  élé- 
gantes; pourquoi  la  grâce  et  l'élégance  n'habile- 
r.iient-ellcs  pas  le  sixième?  C'était  peut-être  une 
artiste,  une  jeune  peintre  comme  lui,  et  toute  la 
journée  Maurice  resta  l'oreille  collée  contre  la  porte 
(Je  son  atelier  pour  entendre  descendre  sa  char- 
mante sylphide;  mais  elle  ne  sortit  pas  ou  descen- 
ilit  si  légèrement  qu'on  n'entendit  point  le  bruit  de 
ses  pas.  Ce  jour-là  et  le  lendemain,  il  fut  impossible 
a  Maurice  de  s'occuper  de  son  droit  romain;  il  ne 
pouvait  pas  lire,  sa  vue  était  trouble,  ou  plutôt  le 
jour  était  trop  sombre...  Impossible  d'y  voir  et  de 
travailler  au  second,  et  successivement  le  Digeste, 
lu  Code,  les  Pandectes  et  tous  les  cahiers  de  Mau- 
rice prirent  le  chemin  du  sixième  étage. 

Le  portier  eut  un  instant  de  crainte  en  rencon- 
Irant  chaque  jour  sur  l'escalier  ce  déménagement 
partiel  ;  mais  comme  rien  ne  sortait  de  la  maison  , 
il  se  rassura  et  s'étonna  seulement  du  caprice  de 
son  jeune  locataire;  qui  passait  sa  journée  entière 
dans  une  mansarde  du  sixième,  tenant  toujours  sa 
porte  entr'ouverle,  au  risque  de  s'enrhumer.  Cepen- 
pendant,  rien  ne  paraissait;  Maurice  maudissait  les 
\  ertus  domestiques  et  sédentaires  de  sa  voisine ,  qui, 
semblable  sans  doute  à  la  Lucrèce  de  M.  Ponsard, 

Restait  toujours  chez  elle  ,  et  filait  de  la  laine. 

A  force  de  s'occuper  sans  cesse  du  même  objet, 
l'imagination  du  pauvre  jeune  homme,  jusqu'alors 
oisive  et  endormie,  s'élait  évedlée  ardente  et  active. 
Chaque  jour,  chaque  nuit  enfantait  un  nouveau  rêve, 
il  voyait  là,  devant  ses  yeux,  cette  beauté  qu'il 
avait  aperçue  à  peine,  cette  inconnue  déjà  trop  sé- 
duisante, et  qu'il  parait  encore  de  mille  qualités 
nouvelles.  Je  n'aurais  pas  voulu  répondre  que  déjà, 
sans  se  l'avouer  à  lui-même,  Maurice  ne  fût  amou- 
reux,  mais  amoureux  d'une  ombre,  d'une  chimère 
(|u'il  avait  créée  lui-même,  lorsqu'un  incident  h^pn 
simple  vint  donner  du  corps  à  ses  pensées  et  de  la 
réalité  â  ses  rêves. 

Maurice  entendit  un  jour  un  pied  lourd  et  pesant 
gravir  l'escalier  étroit  qui  passait  devant  sa  man- 
.-■arde.  Le  son  métallique  des  pas  atttestait  des  sou- 
liers ferrés,  et  Maurice  n'eut  pas  même  l'idée  de 
regarder  à  travers  sa  porte  entr'ouverte.  Ce  ne  pou- 
vait être  son  inconnue  aux  pieds  légers.  11  entendit 


donc  sans  y  faire  attention  la  scène  suivante,  qui 
se  passait  devant  sa  chambre  et  sur  les  marches  de 
l'escalier; 

—  Eh  bien  !  oui ,  c'est  moi ,  Antoine  ,  le  porteur 
d'eau  de  la  maison;  gare,  que  je  passe! 

Ces  mots  étaient  prononcés  d'une  voix  enrouée 
par  les  brouillards  de  la  Seine  et  de  plus  considé- 
rablement avinée;  mais  s'il  y  a  un  état  à  qui  le  vin 
soit  de  temps  en  temps  permis,  c'est  celui  de  por- 
teur d'eau,  et  Antoine  poussait  jusqu'à  l'excès  l'a- 
mour des  contrastes,  il  continua  donc  en  chance- 
lant : 

—  Vous  laisser  passer,  je  le  veux  bien,  mais  vous 
comprenez,  petite  mère,  qu'il  faut  payer  le  pas- 
sage... un  petit  baiser. 

—  A  mon  secours  !  s'écria  une  voie  douce  et 
tremblante. 

Maurice  ouvrit  vivement  sa  porte.  Une  femme 
éperdue  se  précipita  dans  sa  chambre,  seule  issue 
qui  lui  fût  offerte,  puisque  l'escalier  était  barré  par 
le  porteur  d'eau.  Avant  (|ue  celui-ci  fût  revenu  de 
son  étonnement,  la  porte  avait  été  refermée  à  dou- 
ble tour,  et  Maurice,  en  se  retournant,  vil  une  pau- 
vre jeune  fille  qui  venait  de  tomber  évanouie  sur 
une  chaise...  C'était  son  inconnue  et  pour  la  seconde 
fois  qu'il  la  rencontrait,  il  se  Li-ouvait  tête  à  tête  en- 
fermé avec  elle  ,  au  sixième,  dans  une  chambre  de 
garçon. 

J'aurais  donné  à  mes  lecteurs  une  idée  bien  im- 
parfaite du  caractère  de  Maurice,  s'ils  ne  compre- 
naient pas  que  le  premier  sentiment  qu'il  éprouva 
fut  une  frayeur  extrême  et  ensuite  un  embarras 
terrible.  Il  pouvait  contempler  à  loisir  ces  traits 
charmants  et  cette  physionomie  plus  suave,  plus 
pure  encore  qu'il  ne  l'avait  rêvée.  Plus  âgée  qu'elle 
ne  lui  avait  semblé  d'abord,  elle  devait  avoir  dix- 
huit  à  vingt  ans.  Sa  toilette  se  composait  d'une  robe 
blanche,  d'un  chapeau  de  paille  et  d'un  châle  bleu, 
c'était  la  simplicité  même  :  mais  il  y  avait  dans  cette 
simplicité  la  recherche  la  plus  élégante.  Maurice  ne 
vit  rien  de  tout  cela ,  il  ne  songeait  qu'aux  moyens 
de  la  faire  sortir  de  cet  évanouissement  qui  l'ef- 
frayait, et  lorsqu'il  vit  des  couleurs  rosées  revenir 
d'elles-mêmes  sur  son  teint  légèrement  pâli,  lors- 
qu'il vit  ses  joues  et  ses  lèvres  se  ranimer  et  ses 
yeux  s'entr'ouvrir,  éperdu,  hors  de  lui-même,  et, 
par  un  mouvement  dont  il  ne  fut  pas  maître,  il  se 
jeta  à  genoux,  puis,  honteux  de  cette  folie,  il  se  hâta 
de  se  relever.  La  jeune  darne  l'avait-elle  aperçu? 
c'est  ce  que  je  ne  puis  dire  ;  mais  en  voyant  ce  beau 
jeune  homme  qui  se  tenait  respectueusement  à  quel- 
ques pas  d'elle  baissant  les  yeux  et  tremblant,  elle 
se  sentit  tout  à  coup  rassurée. 

—  Vous  n'avez  plus  rien  à  craindre,  mademoi- 
selle, lui  dit  Maurice  qui  venait  d'écouter  à  la  porte  ; 


MAURICE.  H- 

celui  qui  vous  avait  effrayée  est  descendu.  L'intonnue  se  leva.  —  Maurice  comprit  alors  sa  mala- 


dresse et  voulut  vainement  la  réparer  en  ajoutant  ■. 
Il  serait  peut-être  plus  prudent  d'attendre.  —  L'in- 
connue s'avançait  toujours  du  côté  de  la  porte. 

—  Nous  sommes  voisins ,  je  crois,  continua  Mau- 
rice. —  La  jeune  femme  sourit  légèrement. 

—  Maître  Tricot,  lo  tailleur  qui  demeure  au-des- 
sus de  moi,  n'est-il  pas  votre  père"? 

L'inconnue,  qui  s'apprêtait  à  sortir,  et  qui  avait 
déjà  posé  sa'main  sur  la  clef,  fit  un  mouvement  que 
Maurice  prit  pour  une  affirmation.  Reprenant  cou- 
rage, mais  balbutiant  encore,  il  ajouta  : 

—  Si  vous  vouliez  me  permettre...  à  titre  tle 
voisin...  de  me  présenter  chez  lui  pour  causer  de 
l'événement  d'aujourd'hui  et  savoir  de  vos  nou- 
velles? 

La  jeune  dame  rougit  ;  elle  voulut  parler,  puis  une 


réflexion  sembla  l'arrêter;  elle  se  contenta  d'incli- 
ner la  tête  en  signe  d'assentiment,  et  voulut  de 
nouveau  sortir.  Maurice,  au  comble  de  la  joie,  sai- 
sit la  clef  qu'elle  ne  pouvait  venir  à  bout  de  tour- 
ner, et  dans  ce  mouvement,  il  pressa,  sans  le  vou- 
loir,  une  main  délicieuse  et  admirablement  bien 
gantée.  Ce  fut  lui,  à  son  tour,  qui  rougit  en  murmu- 
rant des  excuses  qu'on  n'entendit  point,  car  la  porte 
venait  de  s'ouvrir,  et  adressant  à  son  protecteur  un 
gracieux  signe  de  tête  et  un  salut  de  la  main,. la 
jeune  femme  descendit  lestement  l'escalier,  et  quel- 
ques instants  après  elle  avait  disparu. 

Maurice  était  resté  immobile  à  la  même  place, 
ravi  de  son  aventure,  mais  mécontent  de  lui;  car 
depuis  que  l'inconnue  n'était  plus  là ,  il  avait  à  lui 
adresser  mille  choses  aimables,  mille  compliment- 

M. 


148  REVUE  PITTORESQUE. 

délicats  et  spirituels,  qui  maiiUenant  lui  arrivaient 
en  foule,  et  dont  pas  un  mot  ne  lui  serait  venu  quel- 
ques instants  plus  tôt.  A  coup  sur,  il  aurait  dû  tirer 
un  meilleur  parti  d'une  rencontre  si  heureuse  et  si 
romanesque,  mais  il  se  consolait  en  pensant'qu'ii 
avait  obtenu  la  permission  de  la  revoir.  11  n'osa  pas 
le  jour  même  ,  quoiqu'il  en  eût  grande  envie,  mon- 
ter chez  maître  Tricot,  son  voisin^  mais  le  lende- 
main ,  avant  midi ,  il  alla  frapper  à  sa  porte.  Les 
moyens  de  s'introduire  étaient  faciles;  il  avait  un 
habita  se  faire  faire,  un  habit  à  la  mode,  et  ayant 
entendu  parler  de  la  coupe  hardie  et  élégante  do 
son  voisin,  il  venait  s'adresser  à  lui.  Maître  Tricot 
était  un  fort  honnête  homme,  tailleur  laborieux  et 
déjà  à  son  aise,  qui  habillait  d'ordinaire  les  bouti- 
quiers ou  les  ouvriers,  c'est-à-dire  les  rez-de-chaus- 
sée ou  les  mansardes,  mais  qui  avait  peu  l'habitude 
des  premiers  étages  ou  des  seconds.  Il  fut  donc  in- 
finiment flatté  de  la  nouvelle  pratique  qui  lui  arri- 
vait ,  sans  rien  comprendre  cependant  à  l'extension 
subite  que  venait  de  prendre  sa  renommée. 

Pendant  qu'il  prenait  mesure  à  son  client,  celui- 
ci  regardait  autour  de  lui  d'un  œil  curieux.  L'ap- 
partement était  propre,  mais  tout  y  était  assez 
commun,  à  commencer  par  madame  Tricot,  grosse 
Alsacienne,  qui,  vu  son  habileté  pour  les  coutures, 
tenait  lieu  à  son  mari  d'un  second  garçon  :  —  le 
premier  était  M.  Mathieu,  jeune  gaillard  frais  et 
vermeil ,  à  qui  l'on  ne  pouvait  refuser  l'avantage 
incontestable  d'une  brillante  santé;  c'était  sa  prin- 
cipale qualité.  Mais  il  en  avait  d'autres  :  ne  quittant 
jamais  l'établi  et  maniant  vigoureusement  l'aiguille, 
il  restait  toute  la  journée  les  jambes  croisées,  ne 
changeant  de  position  que  pour  porter  le  soir  chez 
les  pratiques  l'ouvrage  confectionné  le  matin. 

Maurice  s'attendait  toujours  à  voir  entrer  une 
autre  personne  qui  n'apparaissait  pas,  et  force  fut 
à  lui  d'amener  la  conversation  sur  le  sujet  qui  l'in- 
téressait. 

—  Je  croyais,  maître  Tricot,  du  moins  je  l'avais 
entendu  dire  à  madame  Galuchet ,  notre  portière , 
que  vous  aviez  une  fille? 

—  Oui,  monsieur,  une  jolie  fille,  je  m'en  vante  ! 

—  Mon  Athénaïs!  s'écria  madame  Tricot,  et  le 
tailleur  et  sa  femme  éiihangèrent  un  regard  de  satis- 
faction et  d'orgueil. 

Mathieu,  qui  avait  aussi  levé  les  yeux,  poussa  un 
soupir,  reprit^son  aiguille  et  continua  le  point  ar- 
rière qu'il  avait  commencé. 

—  Est-ce  qu'elle  n'est  pas  ici  ?  continua  Maurice 
en  regardant  toujours  autour  de  lui. 

—  Non,  monsieur,  elle  est  en  journée. 

—  En  journée?  dit  Maurice;  et  chez  qui? 

—  Chez  une  lingère...  Madame  Tricot  a  toujours 
gâté  sa  fille,  et  lui  a  laissé  faire  ses  volontés;  elle 


n'a  jamais  voulu,  comme  sa  mère,  coudre  des  pan- 
talons et  des  gilets. 

—  Est-ce  sa  faute?  répondit  madame  Tricot,  on 
ne  maîtrise  pas  ses  goûts.  Elle  n'aime  pas  l'état  de 
tailleur. 

Mathieu  soupira  de  nouveau. 

—  et'  enfant  est  gentille ,  et  la  mise  lui  va  si 
bien  !  11  est  tout  naturel  qu'elle  aime  à  être  belle. 
Et  quand  je  sors  avec  elle,  il  faut  voir  comme  tout 
le  monde  nous  suit  dans  la  rue!...  Ça  flatte  une 
mère.  Aussi  tout  mon  regret  est  de  n'avoir  pu  lui 
donner  des  idées  et  une  éducation  en  rapport  avec 
son  physique. 

—  Tu  ne  lui  eri  as  donné  que  trop,  reprit  le  brave 
tailleur;  tu  l'as  élevée  comme  une  duchesse,  et  au- 
jourd'hui elle  veut  être  lingère;  v'ià  ce  que  c'est! 
elle  ne  se  plaît  plus  chez  nous,  dans  une  chambre 
au  septième  :  il  faut  qu'elle  soit  dans  un  salon,  au 
premier,  chez  madame  Evrard. 

—  Une  des  premières  lingères  de  Paris  !... 

—  Chez  laquelle  il  y  a  des  glaces  dorées  où  ces 
demoiselles  se  regardent,  des  meubles  en  palissan- 
dre et  des  canapés  où  elles  s'asseient. 

—  Où  est  le  mal? 

—  Il  n'est  pas  bien  qu'elle  s'habitue  aux  canapés. 
Est-ce  qu'il  y  en  a  ici?  Et  puis,  quel  est  le  monde 
qui  fréquente  ces  beaux  magasins  de  lingerie? 

—  Rien  que  dps  dames  de  la  haute  société  ,  des 
banquières  et  des  marquises  ! 

—  C'est  drôle!  j'y  ai  été  deux  fois  prendre  ma 
fille  ,  je  n'y  ai  jamais  vu  que  des  hommes  ,  et  des 
jeunes  gens  encore! 

—  Tous  jeunes  gens  comme  il  faut  !  Toujours  des 
équipages  à  la  porte  ! 

—  C'est  vrai  !  et  moi  qui  emmenais  Athéna'i's  à 
pied,  je  l'ai  entendue,  en  regardant  ces  riches  voi- 
tures, soupirer  tout  bas. 

A  ce  mot,  Mathieu  soupira  tout  haut,  et  le  tailleur 
le  regarda  avec  un  air  d'intérêt. 

—  Enfin,  monsieur,  dit-il  en  s'adressant  à  Mau- 
rice, voilà  un  jeune  homme  que  j'ai  élevé,  que  je 
n'ai  jamais  quitté,  qui  n'a  pas  un  défaut,  un  bon 
travailleur  à  qui  je  complais  laisser,  quand  je  me 
retirerais,  mes  pratiques  et  ma  fille. 

—  Eh  bien?  demanda  vivement  Maurice... 

—  Eli  bien  !  elle  ne  dit  pas  oui...  elle  ne  dit  pas 
non...  Elle  ne  dit  rien,  mais  il  est  clair  qu'elle  a  d'au* 
très  idées ,  tandis  que  ce  pauvre  garçon  n'en  a 
qu'une...  11  aime  Athénaïs  comme  un  enragé. 

—  Ne  parlez  pas  de  cela,  maître,  s'écria  Mathieu 
avec  émotion,  elle  me  fera  perdre  la  tète. 

—  Voyez  plutôt,  dit  madame  Tric(ît  en  haussant 
les  épaules,  comme  il  maigrit. 

—  Qu'est-ce  que  ça  prouve?  répondit  le  tailleur 
en  continuant  de  prendre  mesure  à  Maurice,  ça 
prouve  qu'il  faut  une  santé  comme  la  sienne  pour  y 


résister;  malgré  ça,  je  suis  bon  père,  je  n'oblige  pas 
Athénaïs  à  l'épouser  ;  mais  qu'elle  y  prenne  garde! 
si  elle  me  fait  du  chagrin,  si  elle  tourne  mal...  elle 
sera  cause  de  ma  mort,  —  et  une  grosse  larme  qui 
roulait  dans  les  yeux  du  bon  tailleur  vint  tomber  en 
ce  moment  sur  la  bande  de  papier  dont  il  se  servait 
pour  prendre  mesure.   ^ 

—  Allons  donc,  dit  madame  Tricot,  quelle  idée 
as-tu  de  notre  fille?  est-ce  qu'on  a  eu  jusqu'ici  rien 
à  lui  reprocher? 

—  Non  ;  mais  elle  est  coquette  ,  elle  aime  la  pa- 
rure, et  il  y  a  toujours  des  beaux  messieurs  en  gants 
jaunes  prêts  à  profiter  de  ça ,  et  à  acheter  le  repos 
et  l'honneur  d'une  pauvre  famille.  On  aurait  beau 
leur  dire  :  Il  y  a  tant  de  grandes  dames  qui  ne  de- 
mandent pas  mieux  !  adressez-vous  à  elles,  et  lais- 
sez sa  fille  à  l'artisan,  qui  n'a  que  ça  pour  être  heu- 
reux!... Ils  ne  vous  écouteraient  pas...  n'est-il  pas 
vrai,  monsieur?  En  parlant  ainsi,  le  tailleur  était  à 
genoux  devant  Maurice,  à  qui  il  achevait  de  prendre 
mesure,  et  I\laurice,  tout  ému,  se  reprochait  déjà  le 
motif  qui  l'avait  amené  dans  cette  mansarde,  lors- 


MAURICE.  149 

que  la  sonnette,  agitée  avec  violence,  retentit  plu- 
sieurs fois. 

—  C'est  elle!  s'écria  madame  Tricot  avec  joie  , 
c'est  mon  .\thénaïs  ! 

Le  tailleur  se  releva  vivement,  Maurice  pâlit ,  et 
Mathieu  laissa  tomber  ses  ciseaux...  La  tète  en 
avant  et  le  cœur  tout  ému,  Maurice  regardait  du 
côté  de  la  porte...  Elle  s'ouvrit,  et  il  vit  entrer  une 
brune  de  quinze  ans,  gaie,  rieuse,  insouciante  et 
fraîche  comme  une  rose,  le  vrai  type  des  grisettes. 
Maurice  poussa  un  cri  de  surprise  :  ce  n'était  pas 
son  inconnue. 

Athénaïs  Tricot ,  qui  n'avait  jamais  vu  Maurice  , 
lui  fit  d'un  air  coquet  une  gentille  révérence  ;  puis 
adressa  un  sourire  au  tailleur,  une  caresse  à  sa 
mère  et  une  petite  grimace  à  Mathieu  ;  tout  cela  en 
même  temps  et  sans  interrompre  la  chanson  qu'elle 
avait  commencée,  et  qui  disait  : 


Je  suis  sans  fortune 
Et  n'ai  point  d'aïeux  !    . 
Oui,  mais  je  suis  brune 
Et  j'ai  les  yeux  bleus. 


A  celte  vue,  qui  aurait  charmé  tout  autre,  Maurice  prit  son  chapeau,  et,  sans  répondre  au  tailleur. 


loO 

(|ui  lui  demandait  pour  quel  jour  il  voulait  son  ha- 
bit, il  sortit  désespéré.  Il  s'était  trompé,  ce  n'était 
point  son  inconnue...  Où  demeurait-elle  donc?  Il  y 
avait,  au  septième,  en  face  du  tailleur,  deux  ]iorles. 
—  Dans  son  désappointement  et  sans  savoir  ce  qu'il 
faisait,  Maurice  frappa  à  la  première...  C'était  une 
chambre  habitée  par  une  ancienne  ouvrière  en  den- 
telles, septuagénaire  et  presque  paralytique,  vivant 
seule  et  ne  sortant  jamais...  Ce  n'était  pas  là  qu'il 
fallait  s'adresser. 

En  désespoir  de  cause,  et  dans  un  état  d'exaspé- 
ration qui  ne  lui  permettait  plus  de  réfléchir,  Mau- 
rice sonna  à  tout  hasard  à  la  porte  de  la  dernière 
chambre.  Un  petit  garçon  vint  lui  ouvrir,  et  Mau- 
rice entra  dans  une  pièce  basse  mais  assez  vaste; 
une  femme  et  plusieurs  petits  enfants  travaillaient 
autour  d'une  grande  table  oii  l'on  voyait  entassés  des 
fi  anges,  des  ganses  et  des  galons  :  il  était  dans  un 
atelier  de  passementerie ,  et  son  thème  fut  bientôt 
fait  :  il  avait  un  petit  salon  à  lendre  en  entier  avec 
des  étoffes  et  des  franges,  et  au  lieu  de  s'adresser  à 
un  tapissier  en  renom,  il  préférait,  afin  que  cela  lui 
revînt  moins  cher,  s'adresser  directement  à  un  ou- 
vrieç  en  chambre.  Madame  Durouseau  promit  d'en- 
voyer chez  lui,  ou  plutôt  de  descendre  elle-même  le 
lendemain  pour  calculer  le  nombre  de  mètres  que 
demanderait  cette  fourniture. 

Elle  tint  parole  et  fut  à  l'heure  dite  chez  Maurice. 
Madame  Durouseau  était  une  grande  femme  sèche, 
au  ton  bref,  à  l'air  sévère.  Tout  entière  à  son  af- 
fiire,  elle  ne  parlait  que  de  torsades  et  d'effilés,  et 
Maurice  ne  lui  parlait  que  de  sa  famille. 

—  Vous  avez  un  mari  ? 

—  Non,  monsieur,  je  suis  veuve...  la  soie  bleue 
sera  plus  jolie,  mais  moins  solide. 

—  Je  vous  crois  ,  madame  Durouseau  ,  et  m'en 
rapporte  à  votre  goût...  Vous  avez  beaucoup  d'en- 
fants. 

—  J'en  ai  six. 

—  Entre  autres  une  fille  charmante  que  j'ai  eu  le 
plaisir  de  rencontrer. 

—  Je  n'ai  que  des  garçons Je  mettrai  votre 

tenture  en  rouge;  c'est  plus  cher,  mais  vous  y  ga- 
gnerez. 

—  Comme  vous  voudrez...  Il  me  semblait  cepen- 
dant qu'une  jeune  personne  habitait  chez  vous. 

— .  Ma  nièce  Fœdora,  c'est  possible...  Monsieur  la 
connaît? 

—  Oui,  madame. 

Et  le  front  déjà  sévère  de  madame  Durouseau  se 
rembrunit  encore.  Maurice  se  hâta  de  raconter  le 
service  qu'il  lid  avait  rendu  et  l'admiration  respec- 
tueuse que  lui  avait  inspirée  sa  jolie  voisine.  Ma- 
dame Durouseau  le  regarda  d'un  air  étonné  et  conti- 
nua ses  calculs.  Maurice,  quoique  un  peu  déconcerté, 


REVUE  PITTORESQUE. 


se  hasarda  à  lui  demander  si  sa  nièce  travaillait 
chez  elle. 

—  Non,  monsieur,  elle  ne  travaille  pas. 

—  J'entends,  elle  demeure  seulement  avec  vous. 

—  Non,  monsieur,  elle  n'y  demeure  plus. 

—  Et  pour  quels  motifs,  mon  Dieu? 

—  Je  pense  que  cela  ne  regarde  personne,  répon- 
dit l'ouvrière  d'un  air  sec  et  glacial,  et  Maurice  no 
se  sentit  plus  la  force  d'interroger.  Tout  devenait 
mystère  dès  qu'il  s'ngissait  de  cette  jeune  personne, 
et  ce  mystère  redoublait  naturellement  la  curiosité 
de  Maurice.  Il  renvoya  la  tante  en  lui  disant  qu'il 
examinerait  le  devis  qu'elle  lui  laissait;  puis,  fatigué 
de  chercher  le  mot  d'une  énigme  qu'il  ne  trouvait 
pas  et  qui  lui  donnait  la  migraine  ,  il  sortit  pour 
prendre  l'air,  passa  devant  la  nouvelle  église  Notre- 
Dame-de-Lorette,  descendit  la  rue  Lalfitte  et  entrait 
sur  le  boulevard  qu'il  allait  traverser,  lorsqu'un  em- 
barras de  vùituies  le  fi;rça  de  s'arrêter.  Devant  lui, 
piaffaient  deux  chevaux  anglais  pur  sang,  attelés  à 
un  élégant  coupé  que  conduisait  un  gros  cocher  ga- 
lonné portant  des  gants  blancs  et  une  perruque  de 
laine  blanche  ;  la  voiture  était,  de  plus,  ornée  de  deux 
laquais  derrière  et  d'armoiries  sur  les  panneaux  ;  en 
garçon  qui  n'aime  pas  à  perdre  son  temps,  Maurice, 
en  attendant  que  les  voitures  défilassent,  s'amusait 
machinalement  à  expliquer  le  blason  qui  était  devant 
ses  yeux.  Des  armes  de  baron  surmontaient  une 
corne  d'abondance  et  plusieurs  attributs  du  com- 
merce, ce  qui  lui  faisait  supposer  que  le  coupé  ap- 
partenait à  une  noblesse  financière,  lorsque  la  per- 
sonne qui  était  seule  au  fond  de  la  voiture  avança 
la  tète  et  Maurice  reconnut  les  traits  auxquels  il 
rêvait  en  ce  moment,  ceux  de  sa  belle  inconnue  qui 
rougit  en  l'apercevant,  mais  qui  cependant  s'inclina 
avec  grâce  pour  le  saluer.  Maurice,  tout  joyeux,  s'é- 
lançait à  la  portière,  mais  la  fde  des  voitures  venait 
de  s'ébranler,  et  les  chevaux  anglais,  déjà  impatients 
du  retard,  disparurent  rapidement,  emportant  le 
coupé,  la  belle  inconnue  et  les  nouvelles  espérances 
de  Maurice. 

Plus  mallieureux  et  plus  intrigué  que  jamais,  il 
continua  sa  promenade,  se  creusant  la  tête  à  expli- 
quer cette  seconde  apparition  quf  lui  rappelait  celles 
du  Domino  Noir;  mais  il  n'était  pas  à  l'Opéra- Co- 
mique, il  était  dans  sa  rue,  devant  sa  maison;  et 
au  moment  où  il  mettait  la  main  sur  le  marteau  de 
la  porte  une  idée  victorieuse  et  pourtant  bien  sim- 
ple vint  s'offrir  à  son  esprit  :  c'était  de  s'adresser 
madame  Galuchet ,  sa  portière.  Une  portière  sait 
tout  ce  qui  se  passe  dans  une  maison ,  voire  même 
dans  un  hôtel...  une  portière  connaît  dans  les  af- 
faires des  maîtres  ce  que  souvent  les  maîtres  eux- 
mêmes  ne  connaissent  pas,  et  Maurice,  dédaignant 
tous  les  vains  détours  de  la  diplomatie,  aborda  fran- 
chement la  question  en  demandant  à  madame  Galu- 


MAURICE 

chel  si  elle  connaissait  la  nièce  de  madame  Durou 
seau,  la  passementière  du  septième. 


151 


—  Mademoiselle  Fœdora? 

—  Justement. 

—  Si  jrt  la  connais!...  Elle  a  causé  assez  de  cha- 
grins à  sa  tante,  une  digne  femme,  qui  vit  bien, 
celle-là!  Aussi  est-elle  protégée  par  le  père  Doucet. 
Le  père  Doucet,  monsieur,  est  un  desservant  de 
Notre-Dame-de-Lorelte,  qui  a  grand  crédit  dans  le 
quartier,  et  qui  a  promis  de  faire  avoir  à  mon  mari 
uneplace  de  garçon  de  caisse  ou  de  garçon  de  bureau 
quelque  part.  Parce  que  vous  comprenez  qu'il  n'y  a 
pas  besoin  ici  de  deux  personnes  pour  tirer  le  cor- 
don,  et  que  si  mon  mari  gagnait  de  son  côté  pen- 
dant que  je  gagne  du  mien...  au  lieu  d'un  revenu... 

—  Ça  en  ferait  deux...  Et  mademoiselle  Fœ- 
dora?. . 

—  Était  élevée  par  sa  tante  dans  la  passemente- 
rie et  dans  les  meilleurs  principes....  Le  père  Doucet 
surtout  l'avait  prise  en  affection  ;  tout  le  temps  qu'elle 
n'employait  pas  au  travad,  il  voulait  qu'elle  le  pas- 
sât à  l'office.  Son  intention  était  même  de  la  faire 
entrer  dans  un  établissement  de  personnes  pieuses 
où  on  aurait  fait  son  bonheur...  Quant  à  madame 
Durouseau,  si  ce  n'avait  été  la  crainte  de  contrarier 
le  père  Doucet,  elle  aurait  préféré,  à  vrai  dire,  que  sa 
niècerestât  chez  elle  comme  ouvrière...  tant  il  y  a  que 
dans  le  doute  et  dans  l'incertitude  où  ils  étaient  et 
pendant  qu'ils  hésitaient  encore  à  prendre  un  parti... 

—  Eh  bien?.., 

—  Mademoiselle  Fœdora  est  entrée  à  l'Opéra. 

—  Pas  possible  !  s'écria  Maurice  stupéfait. 

—  Oui,  monsieur,  c'est  comme  je  vous  le  dis,  le 
véritable  Opéra...  Elle  est  dans  les  chœurs  de  la 
danse...  Le  père  Doucet  en  a  été  consterné,  sa  tante 
furieuse,  et  moi  je  n'en  parle  à  personne,  car  ça  peut 
faire  du  tort  à  la  maison  et  surtout  à  la  petite  Athé- 
naïs  Tricot,  la  fille  du  tailleur,  qui  était  très-liée  avec 
Fœdora,  et  que  l'exemple  peut  gagner!  Car  vous 
comprenez,  monsieur,  dans  les  chœurs  de  la  danse! 
où  ça  peut-il  la  mener,  la  malheureuse! 

—  A  la  fortune,  répondit  Maurice  avec  amertume, 
car  je  viens  à  l'instant  même  de  la  rencontrer  sur 
le  boulevard  en  riche  toilette. 

—  Elle  !  mademoiselle  Fœdora  !  s'écria  la  portière 
d'un  ton  radouci. 

—  Avec  deux  laquais  et  un  équipage. 

—  Déjà!  continua  la  portière  avec  un  étonnement 
mêlé  d'admiration. 

—  Et  si  j'en  crois  les  armoiries  de  sa  voiture... 
c'est  quelqu'un  de  la  finance...  quelque  riche  ban- 
quier... qui  se  ruine  pour  elle. 

—  Un  banquier!  s'écria  madame  Galuchet  avec 
un  transport  de  joie,  un  banquier!...  Il  est  impossi- 
ble que  je  n'obtienne  pas  par  lui  cette  place  dé  gar- 
çon de  caisse  que  me  promet  depuis  .si  longtemps  le 


père  Doucet...  d'autant  que  j'ai  toujours  été  au  mieux 
avec  Fœdora  !  une  pauvre  enfant  qu'on  youlait  for- 
cer à  être  dévote  et  à  passer  tout  son  temps  à  l'of- 
fice... Contraignez  donc  les  jeunes  filles!  voilà  ce 
qui  arrive!  mais  à  qui  la  faute?  aux  parents,  et  je 
l'ai  toujours  dit  à  madame  Durouseau. 

La  digne  portière  continuait  encore,  avec  chaleur 
et  conviction,  sa  thèse  en  faveur  de  la  tolérance  do- 
mestique et  religieuse,  que  déjà  Maurice  l'avait 
quittée  et  remontait  chez  lui  honteux  et  désespéré. 
Il  y  trouva  un  camarade  de  Sainte-Barbe,  Alfred 
G... ,  fils  d'un  célèbre  et  riche  négociant  qui  venait 
le  chercher  pour  l'emmener  dîner  avec  lui.  Dans  la 
disposition  d'esprit  où  il  était,  le  premier  mouvement 
de  Maurice  fut  de  refuser,  mais  son  jeune  camarade 
ajouta  :  et  j'ai  deux  stalles  pour  l'Opéra. 

—  Pour  l'Opéra  !  s'écria  Maurice  avec  un  accent  do 
rage  qui  étonna  son  ami...  j'accepte...  j'irai!  —  Et 
les  deux  amis  partirent. 

III. 

LE   BANQUIEn. 

Les  deux  amis  arrivèrent  à  l'Opéra  dans  un  entr'- 
acte  et  se  promenèrent  un  instant  au  foyer;  ils  s'ar- 
rêtèrent près  d'une  des  cheminées ,  où  un  homme 
jeune  encore,  mais  petit,  rondelet,  au  teint  coloré 
et  à  la  voix  haute,  s'était  posé  comme  orateur.  Un 
zézayement  désagréable  nuisait  à  son  débit,  mais 
donnait  à  son  discours  une  originalité  et  un  comique 
que  ne  lui  auraient  peut-être  pas  procurés  le  pi- 
quant et  la  nouveauté  de  ses  pensées.  Du  reste ,  sa 
mise  était  des  plus  recherchées,  et  dans  toute  sa 
personne  respirait  l'air  satisfait  d'un  homme  qui 
croit  eh  lui  et  en  ses  moyens  de  séduction,  confiance 
qu'on  n'aurait  su  comment  expliquer  sans  les  trois 
gros  boutons  de  diamants  qui  brillaient  au  jabot  de 
sa  chemise  et  qui  semblaient  à  toutes  ses  phrases 
ajouter  ces  trois  mots  :  Je  suis  riche! 

—  Oui,  messieurs,  criait-il  avec  son  zézayement 
ordinaire  ,  je  le  dis  avec  peine  et  douleur  :  l'Opéra 
s'en  va  ! 

—  Quel  est  ce  monsieur?  demanda  Maurice  à 
son  ami. 

—  Le  baron  d'Havrecourt,  lui  répondit  Alfred,  un 
banquier  opulent. 

—  Il  a  un  air  bien  triste. 

—  C'est  un  abonné  de  l'Opéra... 

Puis  s'approchant  de  l'orateur,  qu'il  salua  :  Calmez 
vos  regrets,  monsieur  le  baron,  lui  dit-il  en  riant, 
le  mal  n'est  pas  si  grand  que  vous  le  faites  ;  nous 
avons  encore  dans  la  danse ,  et  surtout  dans  le 
chant,  des  talents  admirables. 

—  Qu'est-ce  que  ça  me  fait.  Je  ne  viens  pas  pour 
cela...  Je  viens  pour  les  dames  de  ma  connaissance 


loU  REVUE  PITTORESQUE 

que  j'allais  saluer  dans  leurs  loges  et  que  je  n'y 
trouve  plus.  Je  viens  au  foyer  pour  les  nouvelles 
politiques,  diplomatiques  ou  excentriques  qu'on  y 
apprend;  car  députés,  grands  seigneurs,  ambassa- 
deurs ,  tout  le  monde  s'y  donnait  rendez-vous  autre- 
fois, et  maintenant,  qui  est-ce  qui  y  vient? 

—  Vous  d'abord  ,  monsieur  le  baron  ,  répondit 
Alfred  en  s'inclinant,  et  puis  nous!...  qui  venons 
pour  vous  entendre,  et  ce  que  vous  dites  là  est  peu 
obligeant  pour  vos  admirateurs! 

—  Du  tout,  messieurs,  du  tout,  s'écria  le  ban- 
quier avec  un  rire  protecteur;  je  ne  dis  pas  cela 
pour  vous  qui  êtes  de  charmants  jeunes  gens  ;  je  le 
dis,  au  contraire,  dans  votre  intérêt.  11  comprenait 
seul  l'opéra,  le  philosophe  qui  s'écriait  :  .Allongez 
les  ballets  et  raccourcissez  les  jupes.  En  ce  temps- 
là  seulement  il  y  avait  de  piquants  scandales,  des 
beautés  célèbre^  qui  attiraient  tous  les  regards  par 
l'éclat  de  leurs  conquêtes  ou  de  leurs  aventures... 
Ce  n'est  plus  ça!  c'est  ennuyeux  à  périr!...  Ces  de- 
moiselles sont  comme  les  pièces,  elles  ne  font  jamais 
parler  d'elles  ;  tout  le  monde  est  sage,  tout  le  monde 
est  honnête...  L'Opéra  s'en  va!!!  C'est  désolant 
pour  nous  autres  jeunes  gens  d'esprit  et  de  plaisir. . . 
Nous,  la  nouvelle  régence!...  On  a  une  maîtresse, 
personne  ne  s'en  doute...  Elle  vous  est  fidèle!  elle 
a  des  vertus  domestiques.  C'est  presque  un  ménage; 
autant  vaudrait  rester  dans  le  sien. 

En  ce  moment ,  la  sonnette  du  foyer  interrompit 
le  baron  au  milieu  de  sa  tirade;  le  rideau  se  levait, 
et  nos  jeunes  gens  coururent  occuper  leurs  stalles 
d'orchestre. 

La  lorgnette  de  IV(aurice ,  sans  cesse  braquée  sur 
le  théâtre ,  était  toujours  dirigée  vers  le  corps  des 
ballets,  au  grand  étonnement  de  son  compagnon.  Il 
traitait  les  premiers  sujets  avec  une  complète  indif- 
férence, ou  ne  les  regardait  même  pas.  En  re- 
vanche, il  lorgnait  l'une  après  l'autre,  avec  une 
allention  scrupuleuse  et  soutenue ,  qui  ressemblait 
à  de  l'admiration,  toutes  ces  jeunes  bayadères  en 
sous-ordre  que  l'on  nomme  figurantes  de  la  danse. 
Mais  hélas,  celle  que  IMaurice  cherchait,  la  nièce 
de  madame  Durouseau,  n'apparut  point  à  ses  yeux  ; 
il  dut  penser  que  quelque  indisposition  réelle  ou  de 
commande,  quelque  dîner  en  ville ,  quelque  partie 
de  plaisir  la  retenait  ailleurs  ;  et  en  effet  il  eût  été 
bien  difficile  à  sa  belle  inconnue  d'être  en  ce  mo- 
ment sur  le  théâtre,  car,  en  se  retournant  dans 
l'entr'acte,  Maurice  l'aperçut  dans  la  salle.  Il  n'a- 
vait pas  encore  regardé  de  ce  côté...  elle  était  dans 
une  première  loge  de  face ,  en  tête  à  tête  avec  un 
homme  dont  la  vue  excita  dans  le  cœur  de  Maurice 
des  mouvements  de  rage  et  de  dépit  :  cet  homme 
était  le  baron  d'Havrecourt,  le  riche  banquier,  l'o- 
rateur du  foyer,  pour  lequel  Maurice  s'était  senti 
du  premier  coup  d'œil  une  antipathie  instinctive  et 


soudaine.  C'était  là  l'amant  préféré  de  cette  jeune 
fille  si  belle,  si  distinguée!.  .  Ah!  c'était  à  elle  qu'il 
en  voulait  le  plus;  il  y  a  des  choix  qui  rendent  une 
faiblesse  impardonnable.  Quant  au  banquier,  loin 
de  comprendre  et  d'apprécier  son  bonheur,  il  s'oc- 
cupait fort  peu  de  sa  belle  compagne,  ne  lui  adres- 
sait pas  la  parole,  bâillait  souvent ,  et  pour  se  dis- 
traire lorgnait  toutes  les  dames  de  la  salle. 

—  Qu'as-tu  donc?  dit  Alfred  à  Maurice  en  le 
voyant  tressaillir  et  changer  de  couleur. 

Mais  Maurice  aurait  mieux  aimé  mwirir  que  d'ap- 
prendre ,  même  à  un  ami ,  l'humiliation  et  les  tour- 
ments intérieurs  qu'il  éprouvait.  Il  s'efforça  de  com- 
primer le  spasme  nerveux  qui  l'agitait,  il  fît  de  son 
mieux  pour  écouter  les  plaisanteries  de  son  ami,  il 
parTÎnt  même  à  sourire;  mais,  pour  entendre  ce 
qu'on  lui  disait,  cela  lui  fut  impossible...  Avant  la 
fin  du  spectacle,  voyant  que  Fœdora  et  le  banquier 
se  disposaient  à  sortir,  il  quitta  brusquement  Alfred 
et  s'élança  hors  de  l'orchestre;  pourquoi?  Il  n'en 
savait  rien  lui-même  ;  sans  doute  pour  accabler  Fœ- 
dora de  reproches  ou  pour  défier  le  baron  ,  mais  à 
mesure  qu'il  escaladait  les  marches  qui  séparent 
l'orchestre  des  premières  loges,  la  rai.son  lui  revenait 
et  lui  démontrait  l'absurdité  de  sa  conduite,  si  bien 
qu'en  arrivant  à  la  porte  du  foyer,  où  se  trouvait  un 
groupe  déjeunes  gens,  il  s'arrêta,  et  vit  le  banquier 
et  Fœdora  s'avancer  vers  lui.  Il  n'avait  pu  admirer 
encore  comme  en  ce  moment  cette  taille  svelte  et 
majestueuse,  ce  port  de  reine  ou  de  déesse,  il  ne 
voyait  rien  que  les  diamants  dont  elle  était  couverte, 
et  qui  indignaient  l'honnête  jeune  homme.  Il  r^e 
voyait  que  ce  bras  si  beau,  si  blanc,  si  adorable, 
qu'elle  appuyait  avec  grâce  sur  le  bras  nonchalant 
du  banquier ,  et  quand  elle  passa  près  de  Maurice, 
lui  adressant  comme  le  matin  un  léger  salut  de  la  tète, 
Maurice  n'y  répondit  point;  mais,  relevant  son  front 
avec  fierté ,  il  l'écrasa  d'un  regard  de  mépris,  et  s'é- 
loigna sansremarquer  l'air  étonné  de  la  jeune  femme. 

Maurice  passa  une  nuit  affreuse  :  il  ne  dormit 
point,  il  eut  la  fièvre,  il  roula  dans  sa  tête  mille  ré- 
solutions impossibles.  Le  résultat  de  ce  long  cauche- 
mar fut  le  raisonnement  suivant,  raisonnement  pour 
lui  de  la  plus  complète  évidence.  Il  ne  pouvait  esti- 
mer cette  femme  et  ne  devait  point  l'aimer  :  donc, 
à  la  honte  de  tous  les  principes  et  de  tous  les  sen- 
timents d'honneur ,  il  était  forcé  de  s'avouer  qu'il 
l'aimait  comme  un  insensé,  et  que  son  seul  désir 
maintenant,  le  seul  rêve  de  sa  vie  était  de  la  pos- 
séder. Enfin ,  de  conséquence  en  conséquence ,  il 
en  arriva  à  s'applaudir  de  ce  dont  il  s'indignait 
d'abord.  Les  qualités  dont  il  s'était  plu  à  l'em- 
bellir auraient  rendu  sa  conquête  impossible... 
il  valait  bien  mieux  avoir  à  la  disputer  au  baron 
qu'à  la  vertu.  C'étaient  deux  adversaires  qui  n'a- 
vaient aucun  rapport,  mais  dont  l'un  était  beaucoup 


MAURICE. 


153 


moins  redoutable  que  l'autre.  Sans  avoir  la  moindre 
fatuité  ,  Maurice  sentait  bien  ce  qu'il  valait  ;  il  était 
moins  riche,  il  est  vrai,  niais  plus  beau,  plus  jeune 


et  surtout  plus  amoureux  que  son  rival!  — Je  la  lui 
ravirai ,  s"écria-t-il ,  je  l'aimerai  tant  qu'elle  m'ai- 
mera... je  la  relèverai  à  ses  propres  yeux  et  aux 


(  Relevant  son  front  avec  fierté,  il  l'écrasa  d'un  regard  de  mépris ,  et  s'éloigna  sans  remarquer  l'air  étonné 

de  la  jeune  femme.) 


miens,  et  tout  à  l'ivresse  du  présent,  je  (ticherai,  à 
force  d'amour,  d'oublier  le  passé. 

Consolé  par  ce  nouveau  |)lan  et  décidé  à  le  mettre 
à  exécution,  Maurice  se  leva  joyeux  et  plein  d'es- 
poir. 11  trouva  sur  sa  table  un  billet  qui  lui  avait 
été  envayé  quelques  jours  auparavant  par  son  ami 
.Mfred  G...,  dont  le  père  donnait  le  soir  même  un 
bal  somptueux.  Il  avait  décidé,  en  recevant  cette 
invitalion,  qu'il  ne  s'y  rendrait  pas,  mais  en  ce  mo- 
ment il  changea  d'idée.  Son  ami  Alfred  et  plusieurs 
camarades  qui  assisteraient  à  celte  soirée  pouvaient 
lui  donner  de  bons  conseils,  à  lui  jeune  homme  in- 
expérimenté; et  puis  en  sa  qualité  de  bani|uier, 
M.  d'Havrecûiirt  se  trouverait  probablement  à  ce 
bal,  qui  réunirait  toute  la  finance  et  le  haut  com- 


merce, et  Maurice  n'était  pas  fâché  d'étudier  de  près 
ce  rival  qu'il  voulait  vaincre  et  qu'il  connaissait  à 
peine.  Il  espérait  le  faire  causer,  ce  qui  élait  facile, 
et  savoir  de  lui-même,  par  exemple,  les  moments 
de  la  journée  où  il  était  le  plus  occupé  ;  l'heure  de 
la  bourse  n'est  pas  toujours  une  bonne  heure  :  les 
banquiers  et  les  atrents  de  change  s'en  défient  beau- 
coup. Plusieurs,  dit-on,  choisissent  ce  moment-là 
pour  rentrer  subitement  chez  eux,  ce  qui  a  souvent 
causé  bien  des  malheurs. 

En  rêvant  à  la  campagne  d'observation  et  aux 
sages  manœuvres  qu'if  méditait,  Maurice,  qui  n'a- 
vait point  oublié  son  Tite  Live,  se  comparait  A  Fa- 
bius Cunclalûr!  Pour  commencer,  il  s'habilla  lente- 
ment, rien  ne  le  pressait...  Aussi ,  quand  il  arriva, 


loi  REVUE  PITTORESQUE 

le  bal  était  déjà  commencé  et  réunissait  en  liommes 
et  en  femmes  l'élite  de  la  société  parisienne.  Mau- 
rice ne  s'était  pas  trompé  dans  ses  pressentiments  : 
une  des  premières  personnes  qu'il  aperçut  fut 
M.  d'Havrecourt,  placé  à  une  table  de  whist  et  ap- 
pelant sur  lui  l'attention  générale  par  une  gaieté  ex- 
pansive  qui  voulait  dire  je  gagne.  M.  d'Havrecourt 
était  de  fort  mauvaise  humeur  quand  il  perdait  et 
supportait  alors  difficilement  la  plaisanterie  ;  mais 
il  se  la  permettait  volontiers  quand  la  fortune  lui 
était  favorable ,  et  il  avait  en  ce  moment  plusieurs 
rouleaux  devant  lui.  Maurice  lui  laissa  cuver  son  or 
et  se  dirigea  vers  la  salle  du  bal,  moins  éblouissanle 
encore  par  ses  mille  llambeaux  que  par  un  triple 
rang  de  dames  dans  tout  l'éclat  de  leur  parure  et  de 
leur  beauté. 


Mais  que  devint  Maurice  en  apercevant  au  mi- 
lieu d'elles  ,  à  côté  des  personnes  les  plus  nobles 
et  les  plus  illustres,  Fœdora  elle-même,  qui  se  pen- 
chait en  ce  moment  vers  l'oreille  d'une  dame  d'hon- 
neur de  la  reine  avec  qui  elle  paraissait  dans  la  plus 
grande  intimité.  Ne  sachant  s'il  devait  s'indigner  ou 
se  réjouir,  Maurice  se  retourna  avec  embarras  vers 
son  ami  Alfred,  se  félicitant  de  ce  que,  grâce  à  la 
révolution  de  juillet,  il  n'y  avait  plus  de  préjugés, 
même  dans  les  salons. 

Alfred  le  regarda  avec  étonnement  et  lui  demanda 
ce  qu'il  voulait  dire. 

—  Regarde  toi-même  cette  jeune  dame,  la  reine 
de  ce  bal  ;  la  connais-tu? 

—  Oui,  vraiment. 
^-  N'est-elle  pas  attachée  à  l'Opéra? 


—  Elle!...  Allons  donc!  C'est  mailame  d'Havre- 
court, la  femme  du  banquier. 

—  Sa  femme!!!  s'écria  Maurice  avec  un  frisson 
qui  parcourut  toutes  ses  veines. 

—  Eh  oui!  moucher  !  continua  Alfred,  cette  jolie 
personne  sur  laquelle  sont  attachés  tous  les  regards 


est  la  femme  de  cet  original  qui  pérorait  hier  au 
foyer  de  l'Opéra...  Mais  comme  te  voilà  changé. 
Es-tu  indisposé? 

—  Un  peu...   La  chaleur  de  ce  salon...  Et  puis 
voilà  quelque  temps  que  je  me  tiens  debout. 

—  Voilà  un  canapé  libre;  asseyons-nous.  Veux- 


MAURICE. 

tu  une   glace  ou   plutôt  une  tasse  de  cliocolat  ? 

—  Je  te  remercie,  cela  va  mieux...  Tu  disais 
donc  que  madame  d'Havrecourt... 

—  Est  la  femme  de  Paris  la  plus  remarquable 
par  sa  beauté  d'abord  et  puis  par  sa  vertu.  Elle  est 
adorée  dans  les  salons  et  bénie  ailleurs;  mais  elle 
se  cache  pour  faire  le  bien  comme  d'autres  pour 
faire  le  mal,  et  nul  ne  se  douterait  de  ses  bien- 
faits si  parfois  elle  n'était  trahie  par  la  reconnais- 
sance... Ma  mère  m'a  raconté  là-dessus  des  détails 
qui  m'ont  fait  venir  les  larmes  aux  yeux ,  à  moi  qui 
ne  sais  pas  pleurer.  Mais  taisons-nous,  car  elle  re- 
garde de  ce  coté  et  s'aperçoit  peut-être  que  nous 
parlons  d'elle. 

On  venait  d'inviler  madame  d'Havrecourt  à  dan- 
ser ,  et  elle  passa  près  du  divan  où  étaient  assis  les 
deux  amis...  sa  robe  efQeura  les  genoux  de  Maurice, 
qui ,  pâle  et  les  yeux  baissés,  ressemblait  à  un  cou- 
pable accablé  sous  le  poids  d'un  crime  qu'il  se  re- 
proche et  ne  peut  se  pardonner. 

—  Et  c'est  la  femme  du  banquier,  reprit  Maurice 
avec  émotion  quand  elle  fut  passée. 

— Oui ,  vraiment  !  Ce  gadiard-là  est  trop  heureux! 
Son  crédit  et  sa  fortune  étaient,  dit-on,  chancelants 
lorsqu'il  a  fait  ce  riche  mariage  ;  une  jeune  femme 
charmante,  qui  lui  a  apporté  deux  ou  trois  millions 
de  dot...  ce  qui  l'a  placé  à  la  tête  de  la  finance  ' 

—  Et  comment  ce  mariage-là  s'est-il  fait? 

—  Comme  ils  se  font  tous;  la  jeune  fille,  qui 
avait  perdu  sa  mère  et  qui  même,  je  crois,  était 
orpheline ,  est  sortie  de  pension  pour  se  marier. 

—  Eh  ,  continua  Maurice  en  tremblant ,  est-elle 
heureuse  ? 

—  Infiniment.  Elle  est  si  bonne  et  si  confiante 
qu'elle  ne  croit  pas  le  mal  possible.  Quoique  son 
mari  ait  des  intrigues  et  des  maîtresses,  elle  n'a 
pas  à  cet  égard  le  moindre  soupçon,  et  pourvu  qu'on 
lui  laisse  remplir  ses  devoirs  d'amitié,  de  charité 
ou  de  religion,  elle  ne  demande  rien  de  plus.  Tiens  ! 
tu  peux  la  voir  d'ici  !  regarde  ce  front  pur  que  n'a 
troublé  le  souffle  d'aucune  passion!...  Quelle  régu- 
larité! quelle  finesse  dans  ses  traits,  et  surtout  quel 
air  d'innocence  et  de  suave  candeur!  Un  mauvais 
sujet  deviendrait  honnête  homme  en  la  regardant!... 
11  n'y  a  que  son  mari  !  Il  est  vrai  qu'il  ne  la  regarde 
jamais. 

—  Eh  !  mais,  reprit  Maurice  de  plus  en  plus  trou- 
blé ,  il  me  semble  que  tu  en  parles  avec  chaleur. 
Est-ce  que  tu  l'aimerais!... 

—  Oui,  d'abord,  comme  tout  le  monde;  mais  j'ai 
bientôt  vu  qu'il  n'y  avait  rien  à  espérer  avec  une 
femme  pareille.  .  Je  ne  suis  pas  assez  inseirsé  pour 
tenter  l'impossible,  et  j'y  ai  renoncé,  me  contentant 
des  dédommagements  que  m'offrait  le  sort... 

En   parlant  ainsi ,  .\lfred  regardait  de  loin  une 


15b 


jeune  femme  coiffée  d'une  guirlande  de  camélias 
qu'il  courut  inviter  pour  la  valse  suivante. 

Resté  seul  au  milieu  de  la  foule,  Maurice,  plus 
troublé ,  plus  agité  que  les  flols  de  danseurs  et  de 
danseuses  qui  roulaient  autour  de  lui,  Maurice  ne 
savait  que  dire,  que  faire,  ni  à  quelle  idée  s'arrêter. 
La  seule  chose  certaine,  c'est  qu'il  comprenait  main- 
tenant son  amour  pour  cette  femme,  pour  cet  ange! 
Aussi  plus  que  jamais  il  l'aimait.  Mais  plus  que  ja- 
mais aussi  il  comprenait  quels  obstacles  insurmon- 
tables niellaient  entre  lui  et  elle  sa  position  dans  le 
monde,  sa  fortune  et  surtout  ses  vertus.  Réflexions 
très-sensées  qui  ne  l'empêchèrent  point  de  se  diriger 
vers  la  salle  où  elle  dansait.  11  s'approcha  timide- 
ment,  respectueusement  et  se  tint  quelque  temps 
derrière  elle;  il  n'était  pas  vu,  mais  il  la  voyait. 
C'était  déjà  un  grand  bonheur!  Une  dame  qui  pas- 
sait près  d'elle  la  nomma  Amélie.  On  l'appelait 
Amélie!  Il  savait  son  nom  !...  Ce  fut  son  second  bon- 
heur de  la  soirée,  mais  ce  fut  le  dernier. 

En  retournant  à  sa  place,  elle  l'aperçut,  mais  elle 
ne  fit  pas  semblant  de  le  voir,  et  passa  sans  le  sa- 
luer. Maurice  sentait  bien  que  sa  conduite  impolie 
et  inexplicable  de  la  veille  méritait  un  pareil  châti- 
ment,  et  il  ne  pouvait  se  plaindre.  Comment  d'ail- 
leurs se  justifier  ?  comment  même  oser  lui  parler?.. 
C'était  une  entreprise  au-dessus  de  ses  forces.  Enfin, 
après  avoir  plusieurs  fois  hésité,  après  s'être  répété 
que  ce  serait  peut-être  la  seule  occasion  de  lui 
adresser  la  parole  et  de  causer  quelques  minutes 
avec  elle,  Maurice  se  hasarda  à  traverser  cet  im- 
mense salon;  puis,  arrivé  devant  Amélie,  il  s'arrêta 
pâle  et  tremblant,  et,  enfin,  reprenant  courage,  il 
balbutia  d'une  voix  émue,  qu'on  entendait  à  peine, 
une  invitation  à  danser. 

—  Je  suis  engagée,  monsieur,  reprit  Amélie  d'une 
voix  sèche  et  brève. 

—  Mais  pour  la  prochaine  contredanse?  reprit 
Maurice. 

—  Je  ne  danserai  plus  de  la  soirée. 
Maurice  sortit  de  la  salle  et  rentra  chez  lui  dés- 
espéré. 

Quand  une  fois  une  passion  s'est  emparée  d'un 
cœur  jeune,  novice  et  ardent ,  elle  y  règne  en  sou- 
veraine absolue,  en  maîtresse  tyrannique  qui  ne 
permet  ni  rivalité  ni  partage  ;  aussi ,  tout  entier  à 
une  seule  pensée,  Maurice  laissa  de  côté  ses  livres, 
ses  travaux  et  ses  études,  il  lui  aurait  été  impossible 
do  s'occuper  d'autre  chose  que  d'Amélie;  c'était 
son  rêve,  sa  vie,  son  idée  fixe.  Elle  était  digne  de 
son  amour,  elle  méritait  les  adorations  de  la  (erre 
entière;  il  en  était  ravi,  mais  il  n'en  était  pas  plus 
heureux.  En  ce  moment  il  n'avait  qu'un  désir,  c'é- 
tait de  la  revoir...  Mais  comment?  Il  la  connaissait 
à  peine,  et  il  avait  déjà  eu  le  talent  de  se  mettre 
mal  avec  elle,  de  changer  en  antipathie  et  en  aver- 


1.'i6  REVUE  PITTORESQUE. 

sion  peut-être  les  bons  sentiments  qu'avait  fait  naître 
le  hasard  de  leur  première  rencontre.  Il  pouvait  se 
faire  présenter  cliez  elle  en  se  liant  avec  son  mari, 
mais  ce  mari  lui  inspirait  un  éloignement  invincible. 
Il  lui  en  voulait  de  sa  fatuité  et  de  son  orgueil ,  de 
sa  conduite  et  de  ses  liaisons  scandaleuses;  il  lui 
en  voulait  de  trahir  une  femme  aussi  adorable  ;  il 
lui  en  voulait  surtout,  puisqu'il  faut  le  dire,  d'être 
le  mari  de  sa  feniiic.  L'importante  affaire  de  sa 
journée  était  de  savuu'  ce  que  ferait  madame  d'Ha- 
vrecourt  et  de  connaître  les  lieu.'i  oii  elle  devait 
aller.  Pour  les  bals ,  les  soirées ,  les  grandes  réu- 
nions, Alfred  et  quelques  autres  amis  le  tenaient  au 
co'irant,  c'était  facile.  Ce  qui  ne  l'était  pas,  c'était 
de  prendre  ces  informations  sans  éveiller  de  soup- 
çons et  sans  trahir  son  secret.  Les  autres  jours, 
Maurice  se  tenait  souvent  lui-même  aux  aguets  et 
en  sentinelle  sous  les  fenêtres  d'Amélie.  Que  de 
fois  il  oublia  le  froid,  la  neige  et  la  pluie  parce  qu'il 
avait  aperçu  de  la  lumière  à  une  de  ses  croisées  et 
(|u'il  espérait  l'entrevoir  un  instant.  Ou  bien  il  avait 
entendu  le  bruit  de  la  voiture  qui  roulait  dans  la 
cour  ou  le  hennissement  des  chevaux  qu'on  attelait. 
Elle  allait  sortir.  11  s'élançait,  il  la  suivait  dans  les 
concerts,  dans  les  spectacles  ou  elle  entrait,  et  toute 
la  soirée  il  s'enivrait  du  plaisir  de  la  voir.  C'étaient 
là  les  jours  les  plus  heureux  de  sa  vie,  et  toutes  ses 
matinées  se  passaient  dans  une  seule  recherche  ,  se 
résumaient  dans  une  seule  phrase  :  Comment  la 
verrai-jc  ce  soir?  Vous  comprendrez  alors  qu'il  ne 
lui  restait  plus  un  moment  pour  ses  afî.iires,  ni  pour 
ses  amis,  ni  pour  le  palais.  Cela,  l'mquiétait  peu,  il 
avait  déjà  renoncé  à  son  état ,  tout  lui  était  indiffé- 
rent, pourvu  qu'il  vît  Amélie  ;  mais  bientôt  il  ne  la 
vit  plus.  Elle  resta  toute  une  semaine  sans  sortir. 
C'était  là  un  événement  qu'il  n'avait  pas  prévu  et 
qui  pensa  lui  faire  perdre  la  raison.  11  fallait  à  tout 
prix  être  reçu  chez  elle.  Et  malgré  sa 'répugnance 
pour  M.  d'Havrecourt,  il  chercha  les  moyens  de  se 
lier  avec  lui. 

Le  banquier  venait  de  se  rendre  adjudicataire 
d'une  importante  entreprise  et  avait  lancé  selon 
l'usage  ses  prospectus  dans  les  journaux.  Sans  exa- 
miner si  l'affaire  était  bonne  ou  mauvaise ,  sans 
savoir  môme  de  quoi  il  s'agissait,  Maurice  prit  sur 
les  fonds  que  lui  avait  laissés  son  père  une  somme 
assez  considérable  et  se  rendit  chez  le  banquier.  Le 
cœur  lui  battait  en  entrant  par  la  grande  porte ,  en 
franchissant  le  seuil  de  l'hôtel,  en  montant  cet  es- 
calier qui  était  sans  doute  celui  d'Amélie  ;  mais  ce 
n'était  pas  chez  elle  qu'il  allait ,  et  une  porte  sur 
laquelle  étaient  écrits  ces  mots  :  bureaux  et  came 
lui  indiqua  le  chemin  qu'il  devait  prendre.  —  Le 
banquier  était  dans  un  cabinet  des  plus  coquets, 
boudoir  de  la  finance,  où  resplendissaient  l'or  et 
l'acajou.  Il  était  en  robe  de-  chambre  à  ramages. 


d'une  étoffe  de  Lyon  soie  et  or,  assis  au  coin  d'un 
bon  feu,  les  pieds  enveloppés  dans  des  pantoufles 
de  cachemire  et  posés  sur  des  chenets  ciselés  par 
Desnières.  Au  cahier  qu'il  tenait  à  la  main,  on  au- 
rait dit  un  homme  qui  travaillait  ou  qui  pensait.  La 
vérité  est  qu'il  dormait ,  accablé  sous  le  poids  des 
myrtes  qu'il  avait  cueillis  la  veille.  C'est  du  moins 
ce  qu'il  lit  entendre  à  Maurice,  dont  l'entrée  venait 
de  le  réveiller,  confidence  qui  redoubla  la  rage  du 
jeune  homme  et  faillit  lui  faire  oublier  le  sujet  de  sa 
visite.  Il  se  remit  cependant,  et  tout  en  glissant 
quelques  mots  sur  l'opération  financière  qui  l'ame- 
nait, il  demanda  comment  se  portait  madame  d'Ha- 
vrecourt. 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien  ;  il  y  a  tantôt  une  se- 
maine que  je  ne  l'ai  aperçue;  elle  est  comme  qui 
dirait  en  retraite. 

,  —  Comment  cela  ? 

—  C'est  l'anniversaire  de  la  mort  de  sa  mère ,  et 
tous  les  ans  à  pareille  époque  elle  s'enferme  et  ne 
voit  personne  pendant  sept  ou  huit  jours.  C'est  trop 
loug.  La  douleur  est  une  bonne  chose,  j'en  conviens, 
mais  il  ne  faut  pas  en  abuser,  et  je  supprimerai 
cela.  Imaginez-vous,  mon. cher,  que  pendant  ce 
temps-là  il  m'est  impossible  de  recevoir  et  de  traiter 
mes  amis,  car  j'en  ai  beaucoup  qui  viennent  ici  tous 
les  jours. 

Et  Maurice  sentit  plus  que  jamais  le  désir  d'être 
l'ami  de  cet  homme  qu'il  détestait. 

—  Eh  bien  !  continua  le  banquier  sans  deviner  la 
réflexion  de  Maurice,  eh  bien!  il  m'a  fallu  les  mener 
dîner  au  cabaret.  Hier  encore  nous  étions  une  dou- 
zaine à  la  maison  dorée.  Quand  je  dis  une  douzaine, 
ne  croyez  pas  que  nous  fussions  tous  gens  de  finance  ; 
il  y  avait  six  de  ces  demoiselles.  J'avais  près  de  moi 
une  petite,.,  un  rat  que  j'avais  pris  par  hasard  ,  et 
que  je  garderai,  je  crois  ,  par  caprice.  C'est  bizarre, 
n'est-ce  pas  ?  Mais  la  fortune  est  aveugle,  et  je  suis 
décidé  à  faire  celle  de  cet  enfant.  Il  faut  vous  dire 
que  le  souper  s'est  prolongé  très-avant  dans  la  nuit, 
car  on  soupe  bien  à  la  maison  doré^,  on  ne  soupe 
même  que  là.  Le  Champagne,  les  égards  et  les  sa- 
lons particuliers,  tout  y  est  admirable  !  Y  allez-vous 
quelquefois,  monsieur  Maurice  ? 

—  Non ,  monsieur, 

—  Vous  faites  bien ,  car  vous  ne  voudriez  plus 
aller  autre  part,,.  Ah  çà  I  vous  venez  donc  me  de- 
mander des  actions  "? 

—  Oui ,  monsieur. 

—  Je  n'en  donne  qu'à  mes  amis  !  Car  c'est  une 
admirable  affaire  que  j'aurais  dû  me  réserver;  mais 
je  n'ai  rien  à  moi...  je  suis  comme  cela.  Vous  dites 
quatre  actions ,  et  six  que  j'ai  promises  à  la  petite, 
cela  fait  dix...  Je  les  lui  porterai  aujourd'hui  en 
revenant  de  la  Bourse.  Et  il  sonna.  Un  de  ses  com- 
mis parut. 


MAURICE. 

—  l'iirdon.  Je  connais  mon  valet  de  chambre... 
C'est  égal  -.  monsieur  Dumont,  voulez- vous  dire  à 
mon  cocher  que  je  sortirai  à  deux  heures  ;  le  petit 
coupé  et  un  seul  cheval...  vous  comprenez?  Ah  !  un 
mot  encore.  Tenez,  prenez  l'argent  de  monsieur. 

Et  le  commis  sertit. 

—  Quant  à. vous,  mon  cher,  dit-il  à  Maurice  en 
lui  remettant  ses  actions,  voici  vos  coupons.  Com- 
ment se  porte  le  petit  .Alfred  G...  votre  ami?  C'est 
un  gentil  cavalier,  mais  il  est  comme  vous,  il  est 
trop  sage.  Il  faudra  qu'un  de  ces  jours  nous  fas- 
sions quelques  parties. 

Maurice  s'inclina  en  homme  qui  se  trouverait 
très-honoré  d'accepter,  et  le  banquier  le  reconduisit 
jusqu'à  sa  porte  en  lui  prodiguant  les  compliments  et 
les  poignées  de  main  ;  mais  il  ne  l'engagea  point  à 
venir  chez  lui. 

Depuis  ce  jour ,  Maurice  rechercha  le  banquier 
autant  qu'U  l'avait  évité  jusqu'alors,  et  tout  en  se 
détestant  lui-même  ,  tout  en  rougissant  de  sa  bas- 
sesse ,  il  l'écoutait ,  il  le  trouvait  aimable;  il  poussa 
même  la  flatterie,  ou  jlutôt  l'amour,  jusqu'à  rire  de 
ses  bons  mots. 

.Mfred  et  d'autres  amis  avaient  présenté  Maurice 
à  un  cercle  célèbre  ,  à  un  club  dos  plus  à  la  mode, 
et ,  sur  leur  recommandation  ,  on  avait  daigné  l'ad- 
mettre. Son  seul  but  était  d'y  rencontrer  M.  d'Ha- 
vrecourt,  qui  venait  y  passer  presque  toutes  ses 
soirées  ;  mais,  pour  ressembler  à  la  jeunesse  élé- 
gante et  fashionable  qui  voulait  bien  l'accueillir, 
Maurice,  l'ami  de  la  simplicité  ,  fut  obligé  de  s'ha- 
biller à  la  dernière  mode  ,  et  ne  s'adressa  plus,  on 
le  pense  bien,  à  niaitre  Tricot,  son  voisin.  Maurice, 
qui  détestait  le  luxe  et  qui  aimait  tant  aller  à  pied, 
se  vit  forcé  de  prendre  un  groom  et  une  voilure 
dont  il  ne  se  servait  jamais.  Ce  n'était  rien  encore. 
Tout  le  monde  jouait ,  et  Maurice  ,  qui  avait  depuis 
son  enfance  une  sainte  horreur  pour  le  jeu,  apprit 
le  whist,  afin  de  se  mettre  plus  avant  encore  dans 
l'intimité  de  M.  d'Havrecourt,  qui,  en  effet,  adorait 
Maurice  quand  il  ne  l'avait  pas  pour  partner.  Mais 
il  ne  l'engageait  point  à  venir  chez  lui  !...  Aux  par- 
ties de  jeu  succédaient  souvent  des  repas  oii  la  so- 
briété de  Maurice  avait  grandement  à  souffrir.  Je 
ne  parle  pas  de  sa  réputation ,  elle  était  déjà  faite, 
ou  plutôt  défaite,  et  uft  honnôle  garçon  qui  n'avait 
d'autre  tort  qu'un  amour  véritable  pour  une  honnête 
femme  était  reconnu  généralement  pour  un  roué  et 
pour  un  mauvais  sujet,  le  tout  sans  parvenir  à  son 
but ,  car  plus  son  intmiité  avec  le  baron  augmentait, 
et  plus  il  commençait  à  comprendre  que  le  ban- 
quier aimait  autant ,  non  par  jalousie ,  mais  par 
crainte  des  indiscrétions,  ne  pas  attirer  chez  lui  ses 
compagnons  de  plaisirs.  Un  événement  changea  la 
face  des  choses.  Fœdora,  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  était  une  des  beautés  que  de  temps  en  temps 


157 

le  banquier  adorait  ;  mais ,  plus  adroite  que  les 
autres,  elle  avait  su  prendre  sur  lui  un  ascendant 
et  un  empire  qui  s'expliquaient  non  par  sa  beauté, 
mais  par  sa  coquetterie  et  surtout  par  son  indiffé- 
rence. On  a  tant  de  puissance,  quand  on  n'aime  pas 
qui  vous  aime!  Le  banquier  était  fort  généreux  pour 
Fœdora  ,  qui  du  reste  tenait  peu  aux  richesses... 
Elle  avait  une  autre  ambition  plus  difficile  à  satis- 
faire ,  elle  voulait  briller  au  premier  rang  par  son 
talent,  et  comme  le  talent  ne  s'achète  pas,  le  mal- 
heureux banquier  ne  savait  à  quel  saint  se  vouer. 
Quand  il  parlait  d'amour,  on  lui  répondait  :  gloire  ; 
et  le  baron  eût  dit  volontiers  comme  lord  Albemarle 
à  sa  maîtresse  qui  contemplait  une  étoile  :  «  Ne  la 
«  regardez  pas;  je  ne  peux  vous  la  donner.  »  Mais 
Fœdora  ne  se  payait  point  de  raisons  pareilles  :  elle 
prétendait  que  tout  était  possible  à  l'amour,  qu'elle 
aurait  des  succès  si  elle  avait  des  rôles,  mais  per- 
sonne ne  lui  en  donnait  (ce  qui  était  vrai),  car  il 
eût  fallu  avoir  sur  les  yeux  le  bandeau  de  l'amour 
pour  ne  pas  voir  qu'elle  ne  dansait  en  mesure  que 
par  hasard  et  par  occasion  ,  les  jours  ,  par  exemple, 
où  elle  regardait  dans  la  salle  et  se  trompait.  Ne 
sachant  donc  comment  répondre  aux  exigences  de 
sa  maîtresse,  qui  menaçait  de  l'abandonner,  si  elle 
ne  dansait  pas  un  pas  dans  le  prochain  opéra ,  le 
désolé  banquier  raconta  son  embarras  à  ses  com- 
pagnons, promettant  une  reconnaissance  et  un  dé- 
vouement éternels  à  l'ami  qui  lui  viendrait  en  aide. 
Maurice  ne  promit  rien  ;  mais  il  vint  me  trouver. 
L'on  a  vu  par  quelle  suite  d'intrigues  diplomatiques 
mademoiselle  Fœdora  se  produisit  dans  un  pas  de 
cinq  ,  et  l'on  comprendra  alors  facilement  comment 
Maurice  obtint  enfin  la  confiance  exclusive  et  l'a- 
mitié sans  bornes  du  baron,  jaloux  de  conserver  une 
protection  que  le  talent  de  sa  maîtresse  menaçait 
de  rendre  de  jour  en  jour  plus  nécessaire. 


IV. 


UNE    HONNETE    FEMME. 

M.  le  baron  d'Havrecourt  devait  donner  une 
grande  soirée  :  l'occasion  était  favorable  et  toute 
naturelle.  Maurice  fut  présenté  par  lui  à  sa  femme 
comme  un  ami  intime.  Amélie  l'accueillit  avec  la 
politesse  et  les  égards  qu'elle  avait  pour  tous  ceux 
qu'elle  recevait  pour  la  première  fois,  pas  plus, 
pas  moins.  Cependant  elle  ne  pouvait  méconnaître 
celui  qui  qui  partout  suivait  ses  pas;  son  assiduité, 
son  respect  et  surtout  son  silence,  tout  devait  lui 
dire  :  Je  vous  aime. 

Toute  autre  femme  peut-être  eût  su  gré  d'un  pa- 
reil amour  ;  celle-ci  s'en  ofl'ensait  sans  doute,  ou,  ce 
qui  est  plus  terrible  encore,  ne  daignait  pas  s'en 


158 


REVUE  PITTORESQUE. 


apercevoir.  D'une  douceur  de  caractère  et  d'une 
bonté  incomparables,  Amélie  était  gracieuse  et  ai- 
mable pour  tout  le  monde;  jamais  personne  n'avait 
mieux  compris  les  devoirs  de  maîtresse  de  maison  ; 
les  mots  les  plus  simples  semblaient  dans  sa  bou- 
che ou  un  compliment  ou  une  marque  d'affection. 
Quand  elle  vous  adressait  la  parole,  on  était  content 
d'elle;  quand  elle  vous  avait  écouté  avec  son  doux 
sourire,  on  était  content  de  soi,  on  se  trouvait  de 
l'esprit!  Mais  où  elle  était  admirable,  c'était  avec 
son  mari  ;  nul  n'aurait  pu  dire  si  elle  connaissait  les 
véritables  sentiments  et  la  conduite  du  baron,  njais 
elle  avait  pour  lui,  aux  yeux  de  tous,  une  si  haute 
estime  et  un  tel  respect  qu'elle  forçait  tout  le  monde 
à  en  avoir.  Elle  n'en  parlait  qu'avec  bienveillance, 
avec  affectation,  avec  éloge,  ne  s'apercevait  jamais 
de  ses  ridicules,  mettait  en  relief  ses  moindres  qua- 
lités, et,  devant  ses  amis  ou  les  étrangers,  relevait 
son  mari  avec  lant  d'adresse  et  de  bonheur,  que  le 
baron,  qui  partout  ailleurs  était  un  sot,  devenait, 
en  rentrant  chez  lui,  un  homme  de  mérite. 

Maurice  vit  bien  qu'il  n'avait  rien  gagné  auprès 
d'une  pareille  femme;  il  ne  s'en  étonna  pas;  il  était 
trop  modeste  pour  avoir  l'espoir  de  lui  plaire,  mais 
il  avait  le  bonheur  de  la  voir,  il  n'en  demandait 
pas  davantage.  Profilant  donc  de  sa  nouvelle  posi- 
tion, il  devint  iin  des  plus  assidus  de  la  maison  ;  les 
soirées  où  il  y  avait  peu  de  monde  étaient  celles 
qu'il  préférait,  et  là,  cessant  de  se  contraindre  et 
d'affecter  des  vices  qu'il  n'avait  pas,  il  redevenait 
ce  qu'il  était  réellement ,  un  aimable  et  honnête 
jeune  homme ,  se  laissant  aller  à  ses  généreuses 
inspirations,  à  ses  nobles  sentiments,  et  se  retrou- 
vant dans  la  bonne  compagnie  avec  bonheur  et  dé- 
lices, comme  on  rentre  dans  sa  patrie  après  des 
jours  d'exil.  Amélie  l'écoutait  d'abord  avec  sur- 
prise, puis  avec  un  intérêt  marqué,  et  Maurice  en- 
chanté croyait  avoir  fait  un  pas  dans  son  estime. 
Bien  loin  de  là ,  .\mélie  reprit  soudain  sa  froideur 
habituelle;  un  air  de  défiance  et  même  de  mépris 
se  peignait  sur  son  visage,  souvent  même  un  sourire 
moqueur  errait  sur  ses  lèvres ,  comme  si  elle  eût 
voulu  montrer  qu'elle  n'était  pas  dupe  de  l'appa- 
rence, et  que  le  masque  qu'il  voulait  prendre  ca- 
chait mal  sa  véritable  physionomie.  —  Ah!  c'est  le 
"omble  de  tous- les  maux  !  s'écria  Maurice.  Elle  nie 
ijupçonne  d'hypocrisie  et  de  feinte,  elle  m'accuse 
de  vouloir  jouer  l'honneur  et  la  vertu.  Et  le  malheu- 
reux jeune  homme,  obligé  de  se  faire  mauvais  sujet 
avec  le  mari,  tout  en  sentant  qu'il  fallait  être  hon- 
nête homme  pour  plaire  à  la  femme,  voyait  chaque 
jour  empirer  sa  position  etaugmenter  son  désespoir. 

Un  jour,  par  un  froid  rigoureux ,  il  se  promenait 
sur  le  boulevard  en  pensant  à  elle...  toujours  à 
elle.  H  ne  fut  tiré  de  sa  rêverie  que  par  ces  mots  : 
J'ai  froid,  monsieur,  et  j'ai  bien  faim!  Ils  étaient 


prononcés  par  un  petit  garçon  de  sept  ou  huit  ans  . 
dont  la  petite  main  grelottait  en  demandant  l'au- 
mône. Maurice  allait  lui  doimer  une  pièce  de  mon- 
naie, puis,  mieux  inspiré,  il  l'interrogea. 

—  Qui  es-tu? 

—  L'aîné  de  quatre  enfants ,  et  ma  mère  vient 
d'accoucher  d'un  cinquième. 

—  Quelle  est  ta  mère? 

—  Une  blanchisseuse  qui  n'a  pas  d'ouvrage. 

—  Où  demeure-t-elle? 

—  Bien  loin  et  bien  haut. 

—  C'est  égal...  marche  devant ,  je  te  suis. 

Et  Maurice  arriva  à  une  mansarde  sous  les  toits. 

—  Ma  mère ,  dit  le  petit  garçon  en  poussant  une 
porte  vermoulue  qui  fermait  à  peine,  voilà  un  mon- 
sieur qui  veut  te  voir. 

Maurice  regarda  autour  de  lui  et  tressaillit;  ses 
yeux  n'étaient  pas  habitués  à  une  pareille  misère. 
Il  tira  sa  bourse  et  la  jeta  sur  le  lit  de  la  pauvre 
femme  qui  lui  prit  la  main  et  la  baisa. 

—  Je  reviendrai  vous  voir  et  ne  vous  abandonne- 
rai pas  ,  ni  vous  ni  vos  enfant^. 

—  Soyez  béni ,  s'écria  la  pauvre  more ,  et  que  le 
bon  Dieu  vous  rende  heureux  1 

—  Heureux  !  je  ne  peux  pas  l'être  I 

—  Et  pourquoi  donc?  que  désirez-vous?  dites-le- 
moi  ,  pour  que  je  prie  le  ciel  de  vous  l'accorder.  Il 
m'accorde  aujourd'hui  tout  ce  que  je  lui  demande , 
car  je  le  priais  tout  à  l'heure  de  m'envoycr  un  ange 
gardien  et  vous  êtes  entré. 

—  Eh  bien  !  lui  dit  Maurice  tout  ému  de  cet 
idée,  priez  donc...  pour  qu'elle  me  croî'e  et  pour 
qu'elle  m'aime. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  mais  c'est  égal... 
je  prierai  toujours ,  dit  la  pauvre  femme  en  pres- 
sant contre  son  cœur  son  dernier  enfant...  c'était 
une  fille. 

Maurice ,  qui  allait  partir ,  revint  sur  ses  pas  et 
lui  dit  :  Je  veux  être  le  parrain  de  cette  enfant. 

La  pauvre  mère  leva  au  ciel  ses  yeux  humides 
de  joie. 

—  A  une  condition. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  nous  la  nommerons  Amélie. 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez ,  monsieur  ,  s'écria 
la  mère. 

Maurice  lui  dit  adieu  et  allait  s'éloigner,  lorsque, 
derrière  la  porte  à  moitié  brisée  qu'il  venait  d'ou- 
vrir ,  il  aperçut  debout  une  femme. 

C'était  madame  d'Havrecoiirt  ! 

Maurice  resta  stupéfait  de  cette  rencontre  in- 
croyable,inattendue,  et  son  trouble  l'empêcha  de 
remarquer  celui  qu'éprouvait  Amélie.  Il  n'était  pas 
encore  remis  de  sa  surprise  que  madame  d'Havre- 
court,  calme  et  le  visage  serein  ,  lui  disait  avec  un 
sourire  enchanteur  : 


MAURICE. 


159 


—  Pardonnez-moi   mon   étonnement ,   monsieur  i  chanl(^c  de  vous  rencontrer  ici ,  miiis  je  ne  my  ai- 
Maurice,  et  n'en  soyez  point  offensé.    Je  suis  en-  |  tendais  pas. 


—  C'est  moi,  madame,  balbutia  Maurice,  qui  suis 
trop  heureux  d'un  hasard  pareil. 

—  Soit,  lui  dit  elle  gaiement,  mais  n'en  pariez  à 
personne  ;  je  vous  dirai  pourquoi. 

Et  elle  le  salua  de  la  main  en  ajoutant  : 

—  Que  je  ne  vous  retienne  pas,  surtout  si  vous 
avez  à  faire  plusieurs  visites  du  même  genre. 

Maurice  descendit  l'escalier  et  rencontra  à  moitié 
chemin  un  domestique  sans  livrée  qu'il  reconnut 
pour  riiomme  de  confiance  d'Amélie.  Sa  maîtresse, 
jeune  et  leste,  avait  rapidement  gravi  les  six  étages, 
et  lui  n'avait  pu  la  suivre  que  de  loin,  chargé  comme 
il  l'était  d'un  pesant  panier  qui  contenait  probable- 
ment du  linge  pour  la  pauvre  femme  et  une  layette 
pour  son  enfant.  Maurice  se  rappela  ce  ([u'Alfred 


lui  avait  dit  de  madame  d'itavl-écourl  et  du  bien 
qu'elle  faisait  dans  le  quartier.  11  s'expliqua  alors 
par  Là  sa  première  apparition  dans  l'esculier  de  son 
belvédère.  Elle  allait  sans  doute  porler  des  secours 
à  l'ouvrière  en'  dentelles  ,  pauvre  femme  septuagé- 
naire et  paralytique  qui  demeurait  au  septième  ,  et 
Maurice  comprit  que  si  à  Paris  la  misère  habitait 
souvent  les  mansardes,  on  y  rencontrait  quelquefois 
aussi  la  richesse  et  la  bienfaisance. 

C'était  Maurice  qui  à  son  tour  bénissait  la  pauvre 
femme  qu'il  venait  de  secourir.  11  aurait  foi  désor- 
mais en  ses  prières  ;  il  irait  la  voir  pour  lui -en  de- 
mander encore.  Il  était  bon,  il  était  religieux  ;  pour 
un  rien  il  allait  devenir  dévot,  ou  plutôt  tout  s'ex- 
pliquait par  un  mol  ;  il  était  amoureux  !   Il  était 


160 


REVDE  PITTORESQUE. 


surtout  enchanté  du  secret  que  madame  d'IIavre- 
coiirt  lui  avait  recommandé.  Il  se  trouvait  donc  de 
moitié  dans  un  secret  avec  elle.  C'était  déjà  un  pri- 
vilège, c'était  un  avantage  qu'il  avait  sur  tous  les 
autres.  Une  seule  chose  l'embarrassait  et  l'inquiétait 
beaucoup.  Madame  d'Havrecourt  avait-elle  entendu 
les  derniers  mots  qu'il  avait  adressés  à  la  pauvre 
femme?  La  porte  était  à  jour  et  en  si  mauvais  état 
que  l'on  devait  presque  voir  tout  ce  i[ui  se  passait 
dans  la  mansarde ,  à  plus  forte  raison  entendre  ce 
qu'on  y  disait.  Madame  d'Havrecourt  était-elle  là 
depuis  quelque  temps?  o;j  venait-elle  d'arriver  au 
moment  où  Maurice  sortait?  C'est  ce  que  celui-ci 
ne  pouvait  savoir  et  ce  qu'il  se  promit  bien  d'exa- 
miner. 

Mais  toute  sa  science  fut  en  défaut.  Quand  il 
entra  le  soir  dans  le  salon  ,  il  fut  accueilli  avec  la 
même  aisance  que  d'ordinaire  ;  on  ne  se  troubla 
point,  on  ne  rougit  point  à  sa  vue.  Ah  !  se  dit  Mau- 
rice, elle  ne  sait  rien,  elle  n'a  rien  entendu.  Amélie 
cependant  lui  adressa  plusieurs  fois  la  parole,  et 
dans  la  conversation  ,  qui  était  générale,  chaque  fois 
qu'il  s'agissait  de  quelque  chose  de  noble ,  de  bien 
ou  de  beau ,  elle  tournait  les  yeux  de  son  côté  comme 
vers  quelqu'un  qui  pouvait  la  comprendre.  Enfin, 
par  une  foule  de  nuances  délicates  et  imperceptibles 
que  Maurice  seul  pouvait  deviner  et  sentir,  tout 
dans  Amélie  semblait  lui  dire  :  Je  vous  avais  mal 
jugé  et  je  vous  rends  mon  estime.  —  Il  y  avait  dans 
le  salon  de  madame  d'Havrecourt  plusieurs  gens  de 
talent.  Amélie  les  accueillait  de  préférence  aux  gens 
de  finance  que  lui  amenait  son  mari.  C'était  sa  so- 
ciété à  elle  ;  elle  aimait  les  artistes  et  en  était  aimée, 
car  elle  parlait  leur  langue. 

Maurice,  qui  d'habitude  se  taisait,  s'enhardit  ce 
jour-là  ;  rien  ne  donne  de  la  hardiesse  comme  le 
bonheur.  Il  fut  vif,  animé,  brillant  même,  et  comme 
il  était  plein  de  talent,  d'esprit  et  d'érudition,  et  que 
tout  cela  était  rehaussé  par  le  charme  d'une  parole 
douce,  vibrante  et  sonore  ,  il  obtint  un  succès  gé- 
néral... Un  succès  devant  un  auditoire  pareil,  un 
succès  devant  Amélie ,  qui  plus  d'une  fois  l'avait 
encouragé  ou  approuvé  du  regard  1  c'était  trop  de 
bonheur  à  la  fois,  et  tout  ce  que  Maurice  avait 
souffert  jusque-là  était  effacé  par  cette  soirée.  Pen- 
dant qu'on  prenait  le  thé ,  Amélie  lui  fît  signe  de 
venir  s'asseoir  auprès  d'elle.  Celait  déjà  une  grande 
faveur;  elle  en  ajouta  une  plus  douce  encore,  elle 
se  pencha  vers  lui  et  se  mit  à  lui  parler  à  vois  basse 
de  la  rencontre  du  matin. 

—  Je  vous  ai  demandé  le  silence,  lui  dit^elle ,  de 
peur  d'être  grondée.  Autrefois  je  sortais  seule  •  mais 
depuis  un  événement,  continua-t-elle  en  baissant 
les  yeut ,  où  un  ami  que  je  ne  connaissais  pas  fut 
obligé  de  venir  à  mon  aide ,  j'ai  pris  avec  moi  un 
ancien  serviteur,  un  homme  de  conflance  qui  ne  me 


quitte  point.  Mon  mari  désapprouve  ces  excursions 
matinales,  non  pas  qu'il  ne  soit  fort  charitable  et  ne 
fasse  lui-même  beaucoup  de  bien,  mais  sa  tendresse 
s'inquiéterait  de  dangers  imaginaires,  et  je  neveux 
pas  que  mes  plaisirs,  à  moi,  lui  causent  la  moindre 
peine.  Voilà  pourquoi,  monsieur,  je  vous  ai  prié  de 
vouloir  bien  me  garder  le  secret. 

Pendant  qu'elle  parlait,  Maurice  ne  savait  ce  qu'il 
devait  le  plus  admirer,  du  tact,  de  l'esprit  ou  du 
cœur  de  cette  femme,  et  il  la  quitta,  comme  il  la 
quittait  tous  les  soirs ,  plus  épris  que  jamais.  Un 
mois  se  passa  ainsi ,  et  ce  fut  dans  les  amours  du 
pauvre  Maurice  l'époque  la  plus  heureuse  et  la  plijs 
florissante.  Sa  position,  comme  capitaliste,  n'était 
pas  aussi  belle  :  il  dépensait  beaucoup  ,  ne  gagnait 
rien,  menait  un  grand  train,  prenait  toutes  les  ac- 
tions dont  le  banquier  ne  savait  que  faire,  et,  avec 
l'insouciance  de  Jean  La  Fontaine, 

Mangeait  son  fonds  avec  son  revenu. 

Mais  il  était  l'ami  du  baron ,  son  ami  intime  :  ils 
ne  se  quittaient  plus  ;  il  voyait  tous  les  jours  Amélie, 
dont  la  confiance  pour  lui  semblait  augmenter;  elle 
lui  montrait  même  quelque  intérêt,  semblait  parfois 
s'inquiéter  de  sa  position  et  de  son  avenir,  se  per- 
meitaitf  même  quelques-conseils.  Enfin  c'était  pres- 
que de  l'amitié,  et  Maurice,  dont  les  doutes  renais- 
saient alors  ,  se  disait  :  Est-ce  qu'elle  m'aurait 
entendu?  Est-ce  qu'elle  saurait  combi»in  je  l'aime? 
Mais  jamais  sa  pensée,  même  la  plus  secrète,  n'au- 
rait osé  aller  plus  loin. 

Un  soir  il  y  avait  un  bal  chez  le  baron,  qui  dan- 
sait peu,  mais  qui  jouait  beaucoup;  il  avait  retenu 
Maurice,  qui  voulait  se  rapprocher  de  la  salle  de 
danse,  et  l'avait  cloué  près  de  lui  à  une  table  de 
jeu  qu'entourait  déjà  une  nombreuse  et  brillante 
jeunesse.  La  maîtresse  de  la  maison  entra  en  ce  mo- 
ment ,  plus  jolie  et  plus  fraîche  que  les  roses  qui 
brillaient  sur  son  front  et  sur  son  sein  ,  plus  légère 
et  plus  aérienne  que  la  robe  de  gaze  qui  ondulait 
autour  d'elle.  Elle  adressa  un  regard  de  reproche 
à  tous  les  danseurs  qui  eneombraient  l'appartement 
où  l'on  j'ouait,  et  tous  ces  jeunes  gens,  un  peu  hon- 
teux et  baissant  la  tête ,  s'élancèrent  dans  la  salle 
du  bal. 

Quant  à  Maurice,  qui  aurait  bien  voulu  faire 
comme  eux,  il  s'inclina  et  salua  respectueusement 
Amélie,  mais  celle-ci  détourna  la  tête  et  passa  sans 
le  regarder...  Lui  la  regardait  toujours  et  la  suivait 
des  yeux  avec  tant  d'inquiétude  et  d'amour  qu'il  ne 
pensa  plus  à  ce  qu'il  faisait  et  perdit  un  coup  su- 
perbe qu'il  devait  gagner;  il  s'en  applaudit,  car  il 
lui  tardait  d'être  décavé  pour  rejoindre  Amélie; 
mais  la  fortune,  qui  a  aussi  ses  caprices  et  qui  est 
rarement  d'accord  avec  les  désirs  des  amants,  sem- 


MAUltlCE. 


161 


bla  prendre  plaisir  à  favoriser  le  pauvre  Maurice, 
aussi  contrarié  alors  de  ses  bonnes  grâces  qu'il 
avait  été  souvent  malheureux  par  ses  rigueurs;  il 
avait  beau  faire,  il  ne  pouvait  perdre ,  il  décavait 
tout  le  monde  et  ne  pouvait,  à  son  grand  regret, 
quitter  la  table  de  bouillode.  La  nuit  s'avançait,  un 
monceau  d'or  s'entassait  devant  lui;  et  M.  d'Havre- 
court,  qui  plusieurs  fois  déjà  était  rentré,  venait 
cette  fois  de  se  recaver  de  trois  mille  francs.  En  ce 
moment,  Maurice  leva  les  yeux  et  vit  derrière 
M.  d'Havrecourt  et  en  face  de  lui  Amélie,  qui  le  re- 
gardait avec  cet  air  qu'il  connaissait  si  bien.  Il  y 
avait  dans  tous  ses  Irails  l'expression  du  blâme  et 
du  reproche  et  en  même  temps  un  sentiment  d'in- 
quiétude. 

—  0  ciel!  se  dit-il  avec  joie,  elle  daigne  donc  s'in- 
téresser un  peu  à  moi  !  Elle  a  peur  que  je  ne  per- 
de!... Et  l'inslan'.  d'après  il  en  eut  la  preuve  cer- 
taine, car  Amélie,  s'adressanl  à  lui  d'une  voix  un 
peu  émue ,  lui  dit  :  «  Je  suis  fâchée  de  déranger 
«  monsieur  Maurice,  mais  il  m'avait  promis  hier  de 
«  donner  le  bon  exemple  et  de  danser  (ce  qui  était 
«  vrai)  ;  faut-il  lui  rappeler  sa  promesse,  et  l'inviter 
«  moi-même?  continua-t-elle,  en  étendant  vers  lui 
«  sa  jolie  main...  mais  à  l'instant,  car  la  contrc- 
«  danse  va  commencer.  » 

En  ce  moment  le  baron,  qui  avait  un  brelan  de 
valets  ,  dit  d'une  voix  sèciie  :  —  Je  fais  le  tout  de 
Maurice. 

—  Je  tiens,  répondit  ce'ui-ci  en  se  levant.  I! 
avait  dix-huit!  et,  les  yeux  rayonnants  de  joie,  il 
abandonna  ses  mille  écus  au  baron  et  courut  prendre 
la  main  d'Amélie. 

—  En  vérité,  monsieur  Maurice,  lui  dit-elle  au 
moment  où  ils  se  plaçaient  pour  danser,  c'est  de  la 
folie  ! 

—  En  quoi  donc?  répondit-il  d'un  air  étonné. 
Fallait-il  vous  faire  attendre? 

—  Je  dis  que  c'est  de  la  folie  à  vous ,  qui  ifètes 
pas  riche,  de  jouer  ainsi,  d'autant  que  l'on  prétend 
que  vous  n'êtes  pas  heureux  au  jeu. 

—  Excepté  aujourd'hui  !  Et  Maurice  prononça  ces 
mots  avec  une  expression  de  bonheur  si  véritable 
et  si  naturelle,  qu'Amélie  aurait  pu  voir  que  c'était 
bien  là  le  fond  de  sa  pensée  ;  mais  elle  ne  la  com- 
prit pas  ou  ne  voulut  pas  la  comprendre  ,  car  elle 
reprit  d'un  air  froid  et  sévère  : 

—  C'est  justement  parce  que  vous  aviez  du  bon- 
heur aujourd'hui ,  parce  que  vous  gagniez  une 
somme  aussi  forte,  qu'il  fallait  la  conserver  pour  un 
meilleur  usage. 

Maurice  tressaillit. 

—  Il  m'avait  semblé,  continua  Amélie ,  que  vous 
saviez  parfois  mieux  employer  votre  argent ,  et  il 
m'en  coûterait  de  penser  que  vous  n'êtes  charitable 
et  bon  que  par  hasard. 

T.    IV. 


—  Merci  de  vos  conseils,  madame  ;  je  n'en  reçois 
pas  d'ordinaire  d'aussi  sage,  et  j'en  profiterai.  Je  ne 
jouerai  plus. 

—  Ce  n'est  pas  là  ce  que  je  veux  dire,  monsieur. 

—  Et  moi,  je  vous  le  jure,  et  je  tiendrai  ma  parole. 

—  Tant  mieux  pour  vous,  monsieur,  et  surtout 
pour  d'autres  qui  vous  en  remercieront.  Et  à  propos 
de  cela,  j'aurais  à  vous  parler  d'une  pauvre  femme, 
votre  cliente  ;  une  commission  à  vous  donner  pour 
elle. 

—  Ah  !  parlez,  de  grâce. 

—  Ici,  dans  un  bal  et  pendant  une  contredanse, 
ce  n'est  guère  le  moment.  Venez  ,  non  pas  demain, 
je  serai  fatiguée  et  me  lèverai  tard,  mais  après-de- 
main ,  à  midi ,  si  cela ,  monsieur  Maurice  ,  no  vous 
dérange  pas  trop. 

Maurice  n'avait  jamais  éprouvé  une  satisfaction 
aussi  complète  et  aussi  pure.  La  contredanse  était 
finie  depuis  longtemps,  qu'il  lui  semblait  entendre 
encore  les  douces  paroles  qui  l'avaient  charmé,  et 
quand  le  faron,  qui  se  croyait  obligé  de  le  consoler 
de  son  désastreux  brelan,  vit  la  joie  qui  brillait  sur 
sa  physionomie ,  il  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  : 
—  Voilà  un  philosophe!...  C'est  dommage  qu'il  joue 
si  mal  à  la  bouillotte!  — Le  lendemain  Maurice  ne 
vit  point  Amélie,  et  la  journée  lui  parut  longue, 
quoique  embellie,  par  les  plus  doux  songes  et  les 
plus  riantes  images,  car  le  jour  d'après  ,  lui  qui  ne 
l'apercevait  jamais  que  le  soir  et  au  milieu  du 
monde ,  il  devait  la  voir  le  matin  à  midi  chez  elle 
en  tète  à  tête...  C'était  presque  un  '"endez-vous!... 
Il  y  rêvait,  lorsqu'on  lui  remit  une  lettre  dont  il  re- 
connut sur-le-champ  l'écriture  ;  elle  était  du  ban- 
quier et  contenait  ces  mots  : 

«  Mou  cher  Maurice  ,  j'ai  à  vous  parler  d'une 
«  importante  affaire  oii  vous  pouvez  me  rendre  le 
il  plus  grand  service  ;  je  vous  attends  demain  à  dé- 
«  jeûner  à  l'hôtel  ;  mais,  pour  que  nous  causions  en 
i<  liberté,  venez  de  bonne  heure  et  avant  que  ma 
«  femme  ne  soit  levée.  C'est  important.  » 

Le  billet  ne  portait  point  de  signature  et  contenait 
pour  post-scriptum  celte  seule  ligne  : 

—  Brûlez  ce  billet. 

Ce  que  fit  Maurice,  qu;  était  la  probité  môme  dans 
les  petites  choses  comme  dans  les  grandes,  et  sou- 
riant pendant  que  la  flamme  consumait  le  billet  du 
baron,  il  se  disait  ;  «  La  fortune  si  longtemps  con- 
traire veut  donc  enfin  me  combler  de  ses  faveurs  ' 
Amélie  m'admet  près  d'elle ,  je  suis  assez  heureux 
pour  qu'elle  ait  besoin  de  moi,  et  en  même  temps 
me  voilà  indispensable  à  son  mari,  dont  j'ai  toute  la 
confiance.  — Et  déjà  il  avait  calculé  en  lui-même 
que  tout  cela  pouvait  très-bien  s'arranger,  qu'il 
serait  à  dix  heures  chez  le  banquier,  qu'il  déjeu- 
nerait avec  lui  et  de  là  passerait  chez  sa  femme, 

12 


n;-i 


ijui  l'atlendrail  La  douce  perspective! — L'heureuse 
rtîalinée  !  se  disait-il  en  s'endormant. 

Quand  il  arriva  le  lendemain  à  l'iiùtel ,  le  ban- 
quier était  déjà  sur  pied  et  l'attendait  avec  impa- 
tience. 

—  Ah!  vous  voilà  enfin!  s'écria-t-ii  ;  je  venais, 
mon  cher,  d'envoyer  chez  vous. 

—  L'alTaire  est  donc  bien  sérieuse? 

—  Vous  allez  en  juger. 

Le  baron  approcha  son  fauteuil  de  celui  de  Mau- 
rice et  lui  dit  à  voix  basse,  d'un  air  efi'rayé  : 

—  li  peut  en  résulter  les  conséquences  les  plus 
fàclieuses  pour  mon  ménage. 

Et  Maurice  redoubla  d'attention. 

—  Je  vous  dirai,  mon  cher,  continua  le  banquier, 
que.  grâce  à  mon  adresse,  ma  femme  a  en  moi  la 
confiance  la  plus  complète.  Je  ne  vous  parle  pas  de 
son  amour ,  c'est  connu,  et  quoique  souvent  cela  me 
gène,  je  suis  bon  mari  et  ne  lui  en  veux  pas;  mais 
cet  amour  deviendrait  un  tourment  et  un  enfer,  je 
n'aurais  plus  ni  repos  ni  liberté  si  elle  se  joutait  de 
quekiue  chose,  si  le  moindre  soupçon  venait  troubler 
sa  tranquillité  ou  éveiller  sa  jalousie.  C'est  ce  qui 
est  près  d'arriver....  si  vous  ne  me  venez  pas  en 
aide. 

—  Disposez  de  moi,  monsieur,  vous  le  pouvez. 

—  C'est  ce  que  j'ai  fait,  lui  répondit  le  baron  en 
lui  serrant  la  main  ,  certain  que  vous  ne  me  désa- 
voueriez pas. 

—  Qu'est-ce  donc  et  de  quoi  s'agit-il?  dit  Maurice 
avec  quelque  inquiétude. 

—  Le  voici  :  Imaginez-vous  que  cette  petite  Fœ- 
dora  ,  qui  ne  fait  que  des  extravagances  ,  avait 
acheté  des  diamants  :  ce  n'est  que  demi -mal; 
mais  vous  allez  voir  l'absurdité  ! ...  elle  en  envoie 
toucher  le  prix  ici...  chez  moi...  comme  si  j'é- 
tais garçon  !  comme  s'il  n'y  avait  que  des  garçons 
dans  le  monde  !  Je  ne  sais  en  vérité  où  elle  a  la  tète 
et  à  quoi  elle  pense,  mais  la  facture  est  arrivée  hier 
pendant  que  ma  femme  était  là...  Refuser  de  solder 
ce  mémoire  entraînait  une  foule  d'explications  plus 
désastreuses  les  unes  que  les  autres,  et  puis  un 
banquier ,  lorsqu'il  tient  à  son  crédit,  doit  toujours 
payer  à  bureau  ouvert...  J'ai  donc  payé,  et  sans 
hésiter... 

=-  En  vérité  !  s'écria  gaiement  le  jeune  homme. 

-^  Parbleu!  ma  femme  était  là,  et  pour  lui  ôter 
tout  soupçon ,  j'ai  dit  d'un  air  indifférent  :  Je  sais 
ce  que  c'est!  C'est  pour  Maurice,  dont  je  suis  le 
banquier. 

Maurice  poussa  un  cri  de  désespoir. 

—  Comment,  monsieur,  un  tel  mensonge,  sans 
m'en  prévenir,  sans  penser  au  tort  que  cela  peut 
me  faire  1 

—  Du  tort  !  et  lequel  ?  Ne  vous  avisez  donii  pas 
de  me  démentir,  d'autant  qu'il  m'a  semblé,  au 


REVUE  PITTORESQUE. 

trouble  de  ma  femme 


qu'elle  avait  conçu  quelque 
doute. 

—  Elle  était  troublée  !  s'écria  Maurice  avec  an- 
xiété et  en  même  temps  avec  joie. 

—  Oui ,  vraiment  !  parce  qu'on  a  beau  avoir  de 
l'esprit  et  de  l'aplomb,  quand  on  est  pris  ainsi  à 
l'improviste  et  au  dépourvu  ,  on  a  toujours  un  air 
gauche  et  embarrassé  qui  donne  des  soupçons...  Si 
j'avais  eu  le  temps  de  réfléchir  et  de  combiner,  j'au- 
rais inventé  autre  chose. 

—  Cela  aurait  mieux  valu  ,  dit  Maurice  d'un  air 
consterné. 

—  C'est  ce  que  nous  avons  fait  hier  avec  Fœdora, 
à  qui  j'ai  reproché  son  étourderie ,  et ,  pour  la  ré- 
parer (car  elle  a  du  bon) ,  elle  a  inventé  un  moyen 
bien  supérieur  au  mien,  et  qui  ne  permettra  pas  à 
ma  femme  de  conserver  le  moindre  doute. 

—  Il  faut  l'employer  ,  et  le  plus  tôt  possible  !  s'é- 
cria vivement  Maurice. 

—  C'est  ce  que  nous  allons  faire  ici  même ,  ce 
matin,  si  vous  nous  secondez. 

—  Comment,  je  vous  suis  encore  nécessaire? 

—  Indispensable. 

—  Et  quel  rôle  me  destinez-vous  ? 

—  Le  plus  aisé,  rien  à  faire,  qu'à  attendre  la  ré- 
plique qu'on  vous  donnera. 

—  Mais  encore  faudrait-il  convenir... 

—  C'est  pour  cela  qu'il  était  esssentiel  de  nous 
voir  de  bonne  heure. 

En  ce  moment  la  porte  du  cabinet  s'ouvrit  et  parut 
Amélie  en  robe  du  matin.  Elle  était  un  peu  pâle  et 
toujours  charmante.  Elle  salua  Maurice  comme  à 
sou  ordinaire,  et  celui-ci  respira. 

—  Elle  ne  m'en  veut  pas!  se  dit-il  avec  joie.  Et 
de  l'air  le  plus  tranquille,  Amélie  annonça  à  son 
mari  qu'il  était  temps  de  déjeuner  ;  c'est  pour  cela 
qu'elle  venait  le  prendre  ,  et  tous  trois  descendirent 
dans  la  salle  à  manger. 

Le  commencement  du  déjeuner  fut  froid  et  silen- 
cieux ,  on  eût  dit  trois  ennemis  qui  s'observaient. 
Maurice  ne  pouvait  cependant  remarquer  aucun 
changement  dans  .4mélie ,  si  ce  n'étaient  peut-être 
des  manières  plus  attentives  et  plus  cérémonieuses 
que  de  coutume,  car,  grâce  au  ciel,  elle  l'honorait 
depuis  quelque  temps  de  moins  "de  politesse.  .\mélie 
avait  au  doigt  une  bague  fort  simple  et  fort  jolie. 
Maurice  lui  en  fit  compliment. 

—  Je  suis  charmée  que  vous  la  trouviez  bien,  lui 
dit-elle  en  souriant,  car  je  sais  que  vous  vous  con- 
naissez en  bijoux. 

—  J'en  connais  du  moins  le  prix  ,  répondit  Mau- 
rice de  l'air  le  plus  naturel ,  car  j'en  ai  acheté  der- 
nièrement pour  un  de  mes  cousins  qui  se  marie. 

Amélie  ne  fit  aucune  réflexion ,  ne  leva  point  les 
yeux  sur  le  jeune  homme,  mais  elle  offrit  avec  em- 
pressemeht  à  son  mari  d'un  plat  qui  était  devant 


MAURICK. 


ig;} 


elle.  Depuis  ce  moment  elle  fut  aussi  aimable  et 
moins  polie  avec  Maurice.  Celui-ci  était  enchanté 
de  la  réponse  qu'il  venait  de  faire  :  il  avait  servi  la 
cause  du  mari,  qu'il  devait  ménager  et  qu'il  ne  pou- 
vait trahir  sans  indignité  et  sans  se  fermer  à  jamais 
la  porte  de  sa  maison.  D'un  autre  côté,  il  avait  dé- 
fendu ses  propres  intérêts  auprès  d'Amélie.  Tout 
cela  d'un  seul  mot ,  et  Maurice  se  féhcitait  encore 
tout  en  savourant  avec  délices  une  tasse  de  thé, 
lorsque  la  porte  s'ouvrit  et  parut  un  domestique  de 
la  maison  tenant  une  lettre  qu'il  présenta  à  Maurice. 

—  Le  jockey  qui  vient  de  l'apporter  avait  d'abord 
passé  chez  monsieur;  on  lui  a  dit  qu'il  déjeunait  ici 
et  il  est  accouru  ;  il  est  là  dans  l'antichambre ,  at- 
tendant la  réponse. 

—  C'est  bien  ! 

—  C'est  très-pressé,  et  il  m'a  chargé  de  vous  dire 
que  c'était  de  la  part  de  mademoiselle  Fœdora. 

11  y  avait  sans  doute  quel([ue  chose  d'électrique 
dans  ce  nom,  car  il  sembla  agir  à  la  fois  et  subite- 
ment sur  les  trois  personnes  qui  venaient  de  l'en- 
tendre, surtout  sur  Maurice,  qui ,  tour  à  tour  rou- 
gissant et  pâlissant ,  regardait  avec  un  trouble 
indicible  la  lettre  qu'il  tenait  à  la  main,  et  qui  por- 
tait bien  réellement  son  nom  et  son  adresse ,  ne 
sachant  s'il  devait  la  nier  ,  la  déchirer  ou  la  lire, 
car  il  comprenait  déjà  que  l'un  ou  l'autre  parti  pro- 
duirait exactement  le  même  effet. 

Amélie ,  redevenue  calme  et  impassible,  ne  sem- 
blait prendre  aucune  part  à  cette  scène.  Le  baron 
riait  d'un  air  goguenard  en  disant  à  Maurice  : — Li- 
sez donc,  mon  cher,  lisez,  faites  comme  chez  vous  ! 

Et  Amélie  ajouta  d'un  air  aimable  :  —  Que  nous 
ne  vous  gênions  pas! 

Sans  presque  savoir  ce  qu'il  faisait  et  comme  par 
un  mouvement  convulsif ,  Maurice  décacheta  la 
lettre,  la  parcourut  à  peine  et  la  rejeta  sur  la  table 
avec  un  mouvement  de  rage. 

—  Si  vous  avez  une  réponse  à  faire,  s'ocria  le 
baron,  passez  dans  mon  cabinet  ;  à  moins  que  vous 
ne  préfériez  parler  vous-même  au  messager ,  qui 
attend  toujours  et  qu'il  faudrait  renvoyer. 

—  Oui ,  oui ,  je  le  préfère  !  s'écria  Maurice  en 
s'élançant  dans  l'antichambre. 

Et  s'adressant  au  jockey,  qui  l'attendait  respec- 
tueusement et  lé  chapeau  à  la  main  : 

—  Ayez  la  bonté  de  dire  à  votre  maîtresse  que 
je  la  prie  de  ne  plus  m'écrire  et  de  ne  jamais  s'a- 
dresser à  moi. 

Le  jockey  ,  peu  fait  à  de  pareils  messages  et  peu 
habitué  surtout  à  voir  payer  ainsi  les  billets  doux 
qu'il  portait,  s'inclina  d'un  air  étonné  et  sortit. 

Pendant  que  cette  scène  se  passait  rapidement  à 
l'antichambre,  une  autre  plus  rapide  encore  avait 
eu  lieu  dans  la  salle  à  manger.  Le  banquier ,  rele- 
vant nonchalamment  la  lettre  que  dans  sa  colère 


Maurice  avait  jetée  sur  la  table,  y  lisait  à  demi-voix 
ces  mots  : 

«  Merci  de  tes  diamants  ,  mon  cher  Maurice  ;  ils 
«  étaient  inutiles  ,  je  t'aurais  bien  aimé  sans  cela...  « 

—  Monsieur,  lui  dit  Amélie  en  l'interrompant, 
vous  n'y  pensez  pas  ,  c'est  d'une  indiscrétion... 

—  Bah!  dit  le  banquier  en  rejetant  la  lettre  sur 
la  table  ,  entre  amis  1 

En  ce  moment  Maurice  entra  ;  il  était  pâle,  abattu  ; 
ses  traits  bouleversés  étaient  ceux  d'un  coupable, 
et  on  l'aurait  condamné  sur  sa  seule  physionomie, 
quand  même  il  n'y  aurait  pas  eu  contre  lui  des 
preuves  écrites.  Le  déjeuner  ne  dura  pas  longtemps  ; 
on  se  leva,  midi  venait  de  sonner,  et  le  banquier 
avait  des  alTaires.  Maurice,  tout  en  sentant  bien  que 
la  vérité  était  impossible  à  dire,  avait  cependant 
plus  que  jamais  besoin  de  se  justifier,  et  d'une  voix 
timide  et  mal  assurée  il  rappela  à  madame  d'Havre- 
court  qu'elle  avait  une  commission  à  lui  donner  et 
qu'il  était  à  ses  ordres. 

—  Je  vous  remercie,  monsieur,  de  ne  m'avoir 
pas  oubliée.  La  pauvre  femme  que  vous  avez  se- 
courue m'avait  suppliée  de  vouloir  bien  être  la 
marraine  de  son  enfant;  je  l'aurais  voulu!  mais 
vraiment,  et  toute  réllexion  faite,  cela  m'est  im- 
possible ;  soyez  assez  bon  ,  monsieur ,  pour  lui 
porter  mes  excuses  et  mes  regrets. 

Elle  salua  et  sortit. 

Ce  fut  là  lo  terme  des  prospérités  de  Maurice.  A 
dater  de  ce  jour,  madame  d'Ilavrecourl  ne  fit  plus 
attention  au  pauvre  jeune  homme.  Elle  le  traitait, 
chaque  fois  qu'il  venait,  comme  un  invité,  comme 
un  étranger,  et  elle  avait  repris  avec  lui  ses  ma- 
nières polies  et  désespérantes. 

—  Elle  me  méprise  !  se  disait-il  ;  et  perdre  l'es- 
time d'une  femme  pareille,  c'est  avoir  tout  perdu! 
Vingt  fois  il  lui  vint  à  l'idée  de  lui  demander  un  en- 
tretien et  de  tout  lui  avouer,  mais  c'était  une  lâ- 
cheté qui  le  déshonorerait  aux  yeux  du  monde,  une 
trahison  gratuite  qui  no  le  rendrait  pas  plus  heu- 
reux... Porter  le  désordre  dans  cette  maison  où  il 
avait  été  traité  en  ami!  découvrir  à  cette  femme  les 
torts  de  son  mari  !  Et  si  elle  aimait  ce  mari,  quelle 
reconnaissance  porterait-elle  à  celui  qui  venait 
troubler  le  repos  et  le  bonheur  de  son  ménage? 

En  supposant  même  (et  c'était  là  l'hypothèse  la 
plus  favorable)  qu'elle  n'eût  que  de  l'indifférence 
pour  le  baron,  sa  jalousie,  que  celui-ci  redoutait, 
et  sa  fierté  blessée  ne  pouvaient-elles  pas  amener 
un  éclat  dont  tout  l'odieux  retomberait  sur  Maurice? 
Le  malheureux  avait  beau  faire ,  de  quelque  côté 
qu'il  tournât  lèS  yeux  ,  il  ne  voyait  pour  lui  que  le 
blâme  ,  la  honte  et  la  ruine.  Sa  fortune  compromise 
par  de  folles  dépenses  ou  des  spéculations  témé- 
raires, son  état  perdu,  son  avenir  sans  considéra- 
tion ,  un  amour  insensé  et  sans  espoir  dont  il  se 

13. 


164 

niouri'.il  et  ne  pouvait  guérir,  telle  était  sa  position 
lorsqu'il  vint  à  notre  dîner  du  4  décembre  ,  le  jour 
de  la  Sjinle-Barbe ,  telles  étaient  les  causes  de 
cette  sombre  tristesse  que  nous  ne  pouvions  nous 
explii|uer.  Sans  force  et  sans  courage  contre  les 
maux  qui  l'accablaient ,  il  avait  résolu  d'en  finir  et 
de  se  tuer. 

On  a  vu  comment  nos  instances,  notre  amitié  et 
surtout  le  souvenir  de  son  père  l'avaient  décide  à 
différer  ses  projets  et  à  nous  accorder  une  année. 
Il  y  consentit,  et  tout  en  pensant  bien  qu'un  an  ne 
pouvait  rien  changer  à  sa  position,  il  partit  pour 
la  Grèce,  la  Syrie  et  Conslantinople. 


UN  AN  APRES. 

Ce  voyage,  qui  autrefois  l'aurait  enthousiasmé, 
qui  lui  aurait  rappelé  les  éludes  et  les  admirations 
de  son  jeune  âge  ,  le  laissa  froid  et  indifférent  ;  son 
imagination  était  morte  ainsi  que  sa  jeunesse  ;  il  ne 
voyait  rien  sur  sa  route,  et  n'avait  qu'un  désir,  ccltii 
de  s'éloigner  de  Paris,  car  il  sentait  bien  qu'il  n'y 
pouvait  plus  rester.  Mais  une  fois  arrivé  à  Constan- 
titiople,  il  ne  rêva  plus  qu'à  la  France  et  à  Paris.  Il 
lui  semblait  que  de  si  loin  il  pouvait  le  faire  sans 
danger,  et  les  souvenirs  qu'il  avait  voulu  fuir  revin- 
rent en  foule  auprès  de  lui.  C'était  elle ,  toujours 
elle,  qui  l'accompagnait  dans  toutes  ses  exciirsions; 
elle  ne  le  quittait  point;  et  lorsque,  dans  les  rues  de 
CoDstantinople,^  dans  ses  palais,  dans  ses  mosquées, 
sur  les  rives  mêmes  du  Bosphore,  on  lui  disait  :  Re- 
gardez !...  son  œil  distrait  ne  voyait  en  ce  moment 
que  le  salon  et  le  boudoir  d'Amélie. 

Et  cependant  Maurice  avait  rencontré  à  Conslan- 
tinople des  amis,  d'anciens  camarades  de  Sainte- 
Barbe.  Où  n'y  en  a-t-il  pas?  Un  barbiste  était 
alors  le  chargé  d'affaires,  aujourd'hui  l'ambassadeur 
do  la  France  auprès  de  la  Sublime-Porte.  J'ai  fait 
mes  études  avec  lui,  il  était  de  mon  temps,  et  dans 
la  bouche  d'un  camarade  l'éloge  est  suspect.  Je  me 
tairai  donc  ;  mais  ceux  qui  l'ont  connu  sur  le  sol 
étraugor  diront  combien  son  accueil  était  cordial  et 
sa  maison  hospitalière  pour  tous  les  Français ,  à 
plus  forte  raison  pour  un  barbiste. 

Maurice  trouva  auprès  de  lui  conseils,  protection 
et  amitié.  Dans  le  plus  beau  pays  du  monde  et  sous 
ce  ciel  enchanteur,  il  aurait  pu  vivre  heureux.  On 
lui  proposait  même  de  rester  attaché  à  l'ambassade, 
et  avec  son  instruction  ,  son  aplilu.de  à  tous  les 
genres  de  travaux,  dans  sa  position  surtout ,  c'était 
une  fortune  à  tenter,  une  nouvelle  carrière  qui  s'ou- 
vrait devant  lui.  Mais  toutes  les  carrières  étaient 
finies  pour  Maurice  !  A  vingt-cinq  ans ,  il  regardait 


REVUE  PITTORESQUE. 

sa  tâche  comme  terminée ,  et  sa  promesse  comme 
accomplie!  L'année  s'avançait,  et  maintenant  sa 
seule  idée  était  de  retourner  en  France  et  d'y  être 
avant  le  4  décembre,  comme  il  l'avait  juré.  Sentant 
bien  qu'il  ne  pouvait  vivre  ainsi  et  que  son  existence 
ne  serait  pas  longue,  c'était  en  France  du  moins 
qu'il  voulait  mourir  ! 

Il  débarqua  à  Toulon  vers  la  fin  do  novembre,  et 
le  3  décembre  dans  la  matinée  il  était  à  Paris. 

Maurice,  en  arrivant,  s'était  bien  promis  que  sa 
première  visite  serait  pour  le  docteur  et  pour  moi, 
ses  deux  meilleurs  amis.  Mais  le  sort  en  avait  dé- 
cidé autrement.  Quoique  fatigué  d'un  long  voyage, 
il  se  hâta  de  s'habiller  et  il  sortit.  Son  intention, 
comme  je  l'ai  dit,  était  de  venir  en  droite  ligne  chez 
le  docteur  et  chez  moi ,  mais  il  calcula  en  route  qu'il 
ne  s'éloignerait  pas  de  son  chemin  en  passant  de- 
vant la  porte  d'un  certain  hôtel  qu'il  voulait  voir, 
le  voir  seulement!  pas  autre  chose.  Aussi  je  n'ai  ja- 
mais compris,  ni  lui  non  plus,  comment  il  se  trouva 
dans  la  cour  de  l'hôlel,  puis  sur  l'escalier,  et  enfin 
dans  le  cabinet  du  baron,  lequel  poussa  un  cri  de 
joie  en  l'apercevant. 

—  Halaba  !  balachou  !  s'écria-t-il ,  on  citant  les 
vers  turcs  du  Bourgeois  Gentilhomme  dans  la  céré- 
monie! Halaba  !  balachou!  vous  voilà  donc  revenu, 
mon  cher ,  du  pays  des  mamamouchis  !  Vous  ne 
pouviez  pas  mieux  arriver  qu'aujourd'hui,  et  vous 
allez  nous  en  raconter  de  belles...  sur  les  odalisques 
et  le  harem  du  grand-seigneur.  Je  vous  emmène. 

—  Oii  donc? 

—  A  une  partie  charmante,  délirante,  que  j'ai 
méditée,  créée,  inventée,  et  qui  semble  faite  exprès 
pour  célébrer  votre  retour...  une  partie  de  cam- 
pagne. 

—  Le  3  décembre? 

—  Précisément!  c'est  là  l'original!  Si  c'était  au 
mois  de  juin  je  ne  voudrais  pas  y  aller...  C'est  à 
six  lieues  d'ici,  dans  la  vallée  d'Orsay. 

—  Impossible!  répondit  Maurice,  bien  décidé  à 
ne  pas  accepter,  j'ai  des  affaires;  je  voulais  seule- 
ment vous  voir. 

—  Ainsi  que  ma  femme,  dit  gaiement  le  banquier. 

—  Oui,  monsieur,  répondit  Maurice  avec  émo- 
tion. 

—  Eh  bien  !  en  restant  à  Paris  vous  ne  la  verrez 
pas;  elle  va  partir  aussi. 

—  Pour  la  vallée  d'Orsay?  s'écria  Maurice  qui  ne 
trouvait  déjà  plus  le  projet  de  campagne  aussi  ira- 
praticable. 

- —  Oui,  mon  cher...,  un  petit  Trianon,  un  Chan- 
teloup  ,  une  petite  maison  de  grand  seigneur  que  je 
viens  d'acheter,  et  où  nous  pendons  aujourd'hui  la 
crémaillère. 

Et  il  partit  d'un  grand  éclat  de  rire ,  sans  que 
Maurice  pût  comprendre  d'où  provenait  ce  surcroit 


MAURICE. 


-165 


de  gaieté.  Ces  dames,  continua  le  banquier,  s'occu- 
peront de  notre  dîner  et  de  nos  logements  pendant 
que  nous  chasserons. 

—  C'est  donc  pour  chasser!  s'écria  Maurice; 
c'est  bien  diiTérent. 

—  Eh  oui!  nous  partons  dans  l'instant,  après  la 
bourse.  Nous  trouverons  là-bas  nos  fusils ,  nos 
chiens...  et  un  gibier!  quel  gibier,  mon  cher!  Et  le 
baron  recommença  ses  éclats  de  rire.  Nous  cou- 
chons là-bas  ;  nous  y  couchons  tous ,  et  demain 
matin  nous  serons  revenus  à  Paris  pour  nos  plaisirs 
ou  nos  affaires.  Ça  vous  va-t-il ,  mon  cher  Maraa- 
mouchi,  mon  jeune  Bajazef?  Répondez. 

—  Au  fait,  personne  encore  ne  sait  que  je  suis 
de  retour,  et  pourvu  que  j'arrive,  comme  je  l'ai 
prorais,  demain  4  décembre  pour  la  Sainte-Barbe... 

—  Vous  y  serez,  je  vous  le  jure.  Je  vous  ramè- 
nerai moi-même. 

El  Maurice  sentait  battre  son  cœur  en  se  disant  : 
Toute  une  soirée,  toute  une  matinée  avec  elle,  et 
puis  après  cela  mourir!  qu'importe!  les  derniers 
moments  de  ma  vie  en  auront  été  les  plus  doux. 

En  ce  moment  on  vint  annoncer  au  baron  que  sa 
voilure  était  prête. 

—  Partons!  s'écria  Maurice,  à  qui  il  tardait  main- 
tenant d'arriver. 

Cinq  lieues  en  poste,  c'était  l'affaire  d'un  instant. 
Ils  montèrent  tous  les  deux  dans  un  excellent  coupé, 
et,  avec  le  sentiment  d'autorité  et  d'égoïsme  que 
donne  la  richesse,  d'Havrecourt  s'écria  : 

—  Postillon  ,  mène-moi  vite  ! 

—  Et  moi  aussi,  postillon!  ajouta  modestement 
son  compagnon  de  voyage.  Et  ils  partirent  comme 
le  vent.  Maurice  craignait  d'avoir  à  subir  en  route 
la  conversation  et  la  gaieté  du  baron.  Il  n'y  a  pas  de 
plaisir  sans  peine,  et  il  se  résignait  déjà  ;  mais  au 
bout  de  quelques  tours  de  roues,  le  baron  s'endor- 
mit profondément. 

—  Allons,  se  dit  Maurice,  j'ai  aujourd'hui  du 
bonheur  !  Ce  commencement-là  est  d'un  bon  augure 
pour  la  fia  du  voyage. 

Le  banquier  dormait,  Maurice  rêvait  et  la  voiture 
roulait  toujours.  Ils  changèrent  de  chevaux  à  la 
Croix-de-Bcrni ,  et  une  demi-heure  après  ils  arri- 
vaient à  la  villa  du  baron. 

Celui-ci  n'avait  pas  eu  tort  de  la  vanter.  Malgré 
la  neige  qui  couvrait  les  toits  et  les  arbres,  c'était 
un  endroit  délicieux;  une  maison  admirablement 
bien  distribuée  et  où  rien  n'avait  été  oublié  pour 
l'élégance  et  le  confortable!...  Des  calorifères  ré- 
pandaient à  tous  les  étages  et  dans  tous  les  appar- 
tements une  douce  chaleur,  des  corbeilles  de  fleurs 
y  brillaient  de  toutes  parts,  comme  au  cœur  de  l'été, 
des  salons  et  des  chambres  tendus  en  soie ,  des  ta- 
pis moelleux,  des  divans  à  l'orientale  ,  des  vases  de 
la  Chine  et  du  .lapon,  et  toutes  les  recherches  du 


luxe  et  de  la  mode  faisaient  de  cette  retraite  mysté- 
rieuse un  séjour  magique  et  enchanté. 

Le  baron  jouissait  avec  orgueil  de  la  surprise  de 
Maurice,  qui  louait  et  admirait;  c'était  pour  cela 
que  le  banquier  l'avait  amené.  Il  y  a  des  gens  dont 
le  bonheur  est  fastueux  et  a  besoin  de  témoins.  De- 
puis le  départ  de  Maurice,  la  fortune  de  M.  d'Havre- 
court s'était  encore  augmentée  :  presque  toutes  les 
affaires  qu'il  avait  entreprises  avaient  mal  tourné 
pour  les  autres,  mais  non  pas  pour  lui.  Le  tout  est 
d'acheter  et  de  vendre  à  propos,  et  tel  banquier,  le 
premier  instruit,  par  sa  position,  des  chances  heu- 
reuses ou  malheureuses  de  l'opération  qu'il  dirige , 
a  souvent  plus  gagné  dans  les  mauvaises  affaires  que 
dans  les  bonnes.  Les  actions  du  riche  financier,  voya- 
geant sans  cesse ,  avaient  été  vendues  ,  rachetées  et 
revendues  plusieurs  fois,  toujours  avec  bénéfice, 
tandis  que  celles  qu'il  avait  cédées  à  Maurice  ,  res- 
tées sédentaires  dans  le  portefeuille  du  pauvre  jeune 
homme,  n'avaient  guère  alors  d'autre  voleur  que 
celles  du  papier  sur  lequel  elles  étaient  imprimées. 

On  comprendra  d'après  cela  le  luxe  et  les  prodi- 
galités du  baron ,  qui ,  Nabuchodonosorde  la  finance, 
ne  voyait  plus  de  terme  à  ses  désirs  et  à  son  orgueil. 
Dans  ses  goûts  de  pacha,  ou ,  si  vous  l'aimez  mieux, 
de  fermier  général ,  il  avait  donné  à  ce  séjour  vo- 
luptueux une  destination  que  nous  connaîtrons  plus 
lard.  En  ce  moment,  il  venait  d'ouvrir  la  porte  d'un 
charmant  salon  Pompadour,  et  Maurice  entendit 
partir  des  cris  de  surprise.  Plusieurs  jeunes  gens  à 
la  mode,  ses  anciens  camarades  de  plaisirs,  l'arcueil- 
lirent  par  des  houras,  et  Alfred  G...  lui  sauta  au  cou. 

—  Quoi,  te  voilà  de  retour!  te  voilà! 

—  Oui,  messieurs!  s'écria  le  baron,  il  arrive  de 
Conslantinople,  et  je  vous  l'amène  pour  qu'il  nous 
dise  si  les  beautés  du  sérail  valent  les  nôtres,  et  si 
on  entend  la  vie  en  Orient  aussi  bien  qu'ici. 

Puis  regardant  autour  de  lui  d'un  air  de  surprise  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  encore  au  complet,  et 
quelque  aimable  que  soit  notre  réunion....  rien  que 
des  jeunes  gens,  c'est  un  printemps  sans  roses. 

—  Eh!  mon  Dieu  ,  oui  !  dit  Alfred  avec  un  sou- 
pir... Il  ne  manque  rien  à  votre  paradis!  rien  que 
des  houris. 

—  Nos  déesses  ne  viennent  pas!  s'écria  le  baron 
avec  effroi. 

— Rassurez-vous  !  elles  viendront,  mais  pas  pour 
dîner.  Nous  avons  eu  beau  faire,  impossible  autre- 
ment! Palmyre  et  Cléofré  jouent  dans  la  première 
pièce,  et  quant  à  ces  autres  demoiselles,  qui  sont 
toutes  de  l'Opéra...  il  y  a  répétition  générale  ce  soir; 
mais  comme  elles  ne  dansent  que  dans  le  premier 
acte,  elles  seront  encore  ici  de  bonne  heure.  Nous 
en  serons  quittes  pour  dîner  sans  elles. 

—  Dîner  sans  elles!  répéta  le  baron;  cela  dérange 
toute  notre  partie. 


<66  REVUE  PITTORESQUE. 

—  Soyez  tranquille  ,  elles  souperont. 

—  Je  le  sais  bien  !  mais  quafid  on  a  réglé  une  fête, 
rédigé  un  programme,  on  veut  que  rien  ne  manque  , 
et  voilà  déjà  un  diner  désorganisé. 

—  Nous  boirons  du  Champagne  pour  ces  dames , 
nous  en  boirons  à  l'amour  et  au  plaisir...  Elles  nous 
rendront  cela  ce  soir  ! 

—  Eh  bien  !  messieurs,  dit  le  baron,  quittant 
son  air  désespéré  et  prenant  tout  à  coup  un  air  de 
triomphe  et  de  contentement  intérieur  ,  eh  bien  !  que 
vous  ai-je  dit  vingt  fois?...  Vous  qui  vous  laissez 
séduire  par  des  beautés  de  théâtre,  vous  le  voyez! 
on  ne  peut  jamais  compter  sur  leur  exactitude,  pas 
plus  que  sur  leur  constance.  Pour  moi ,  je  ne  veux 
blesser  ici  les  opinions  de  personne,  mais  depuis 
trois  mois  j'ai  renoncé  à  l'Opéra.  L'opéra  s'en  va  I 
Et  cette  infidèle,  cette  roquette  de  Fœdora,  qui  nous 
devait  sa  réputation  et  sa  fortune,  je  l'ai  quittée 
cette  fois  pour  jamais  ,  et  vous  verrez  ,  messieurs  , 
vous  verrez  aujourd'hui  celle  qui  va  lui  succéder,  et 
qui  est  deux  fois  plus  jolie  qu'elle  !  Voilà  comme  je 
me  venge  des  perfides  ! 

Un  houra  approbatif  couvrit  la  voix  du  baron,  et 
chacun  s'empressa  de  le  féliciter  sur  la  manière  phi- 
losophique dont  il  prenait  les  choses! 

Mais  pendant  ce  temps,  Maurice,  qui  ne  savait 
plus  où  il  en  était,  cherchait  à  rassembler  ses  idées. 
Il  n'avait  accepté  l'invitation  du  baron  que  pour  pas- 
ser la  journée  avec  madame  d'Havrecourt,  et ,  d'après 
ce  qu'il  venait  d'entendre,  il  s'agissait  tout  uniment 
d'une  soirée  de  jeunes  gens  avec  des  lorettes  ou  des 
demoiselles  d'opéra ,  genre  de  plaisir  dont  il  se  sou- 
ciait fort  peu.  Mais  comment  partir?  comment  re- 
tourner à  Paris?  II  n'avait  ni  chevaux  ni  voiture  ,  et 
par  un  temps  semblable  on  ne  fait  pas  cinq  lieues  à 
pied.  Pendant  que  les  jeunes  gens  parcouraient  les 
appartements  ou  fumaient  des  cigares,  pendant  que 
le  baron  veillait  avec  gravité  aux  apprêts  du  dîner, 
Maurice  avouait  franchement  à  Alfred  le  dégoût  et 
l'embarras  qu'il  éprouvait. 

—  Que  diable!  lui  dit  celui-ci,  reste  toujours  à 
dîner...  Il  faut  bien  que  tu  dînes!  et  ce  ne  sera  qu'un 
repas  de  garçons,  puisque  ces  dames  n'arrivent  que 
ce  soir...  je  mettrai  alors  à  la  disposition  mon  che- 
val et  mon  cabriolet.  Je  vais  donner  à  John  l'or- 
dre d'atteler  à  dix  heures,  et  tu  retourneras,  si  tu  le 
veux ,  tout  seul ,  à  Paris. 

—  Grand  merci!  Mais  loi ,  Alfred? 

—  Moi!...  ne  t'inquiète  pas!  Je  couche  ici  et  re- 
viendrai demain  dans  la  voiture  du  baron ,  où  je 
prendrai  ta  place. 

—  S'il  en  est  ainsi,  j'accepte.  Mais  dis-moi  donc 
quelle  est  cette  maison,  cette  fête  dont  le  baron  a 
eu  l'idée? 

Et  Alfred  lui  raconta  en  peu  de  mots  ce  qui  suit  : 


VI. 


LOBGIE. 


Quoique  le  baron  se  souciât  peu  des  convenan- 
ces, il  avait  des  ménagements  à  garder  avec  sa 
femme,  que  tout  le  monde  honorait  et  admirait,  et 
à  qui  il  devait  une  grande  partie  de  sa  fortune;  elle 
avait  eu  de  lui  jusqu'alors  une  excellente  opinion  que 
pour  mille  bonnes  raisons  il  tenait  à  conserver,  sans 
vouloir  cependant  renoncer  à  ses  plaisirs,  et  pour  con- 
cilier tout  cela,  il  avait  voulu,  comme  les  grands  sei- 
gneursd'autrefois,  avoir  loin  de  Paris  sa  petite  maison. 
Lamodeavait  fait  revivre  les  habits  et  lesmeublesdu 
temps  de  nos  aïeux  ;  pas  un  bourgeois  qui  n'eût  son 
boudoir  à  la  Dubarry  ou  son  salon  à  la  Choiseul  !  Le 
banquier  avait  fait  mieux  encore;  il  prétendait  imi- 
ter non  pas  le  siècle  de  Louis  XV,  mais  le  souve- 
rain lui-même,  et  avoir,  comme  lui,  son  parc  aux 
cerfs.  Il  avait  donc  en  secret,  sans  que  sa  femme 
s'en  doutât ,  et  sous  un  nom  supposé,  achelé  dans  la 
vallée  d'Orsay  celle  habitation  de  prince  créée  jadis 
par  un  fermier  général ,  folie  d'un  autre  âge  ,  qu'il 
avait  trouvée  trop  raisonnable  pour  le  nôtre,  et  qu'il 
venait  de  surpasser  en  faisant  restaurer  et  meubler 
à  neufcet  élégant  pavillon  ,  qu'il  se  proposait  d'inau- 
gurer le  soir  même,  3  décembre  ;  et  voici  pourquoi 
il  avail  choisi  ce  jour. 

Sa  femme  avait  une  grand'tante  de  soixante-dix- 
huit  ans,  sa  seule  parente,  avec  laquelle  le  baron 
était  brouillé,  et  qu'il  ne  voyait  jamais.  Cette  tante, 
pour  laquelle  madame  d'Havrecourt  conservait  une 
tendre  affection  et  un  profond  respect ,  habitait  hiver 
et  été  une  fort  belle  maison  à  quelques  lieues  de 
Paris ,  dans  le  bourg  d'Antony ,  et  elle  avait  reçu 
autrefois  sur  les  fonts  baptismaux ,  de  M.  le  duc  de 
Soubise,  son  parrain,  les  noms  de  Barbe-Catherine- 
Perpétue.  Or,  tous  les  ans,  le  3  décembre,  veille  de 
la  Sainte-Barbe,  madame  d'Havrecourt  se  rendait  le 
soir  chez  sa  grand'lanle  pour  lui  souhaiter  sa  fête. 
Elle  passait  la  soirée  et  la  nuit  chez  elle ,  et  ne  re- 
venait à  Paris  que  le  lendemain  pour  dîner.  Le  ban- 
quier ne  pouvait  donc  pas  choisir  pour  la  joyeuse 
fête  qu'il  méditait  une  occasion  plus  favorable ,  un 
jour  et  une  nuit  où  il  était  entièrement  libre  et  maî- 
tre de  ses  actions.  Il  avait  dit  à  sa  femme  qu'il  irait 
pendant  son  absence  à  la  chasse  avec  quelques  amis  ; 
puis,  avant  de  partir,  il  avail  donné  l'ordre  à  son 
cocher,  qui  lui  était  dévoué,  de  conduire  madame 
àÂntony,  chez  sa  tan,te,  de  l'y  laisser,  puis,  au 
lieu  de  revenir  à  Paris,  d'aller  le  rejoindre  à  Orsay, 
où  le  banquier  prévoyait  avoir  besoin  de  son  cocher, 
de  son  landaw  et  de  ses  chevaux  ,  ne  fût-ce  que  pour 
ramener  le  matin  en  voilure  les  sylphides  légères  dont 
les  ailes  pouvaient  être  fatiguées. 


Antony  est  d'ailleurs  sur  la  roule  d'Orsay,  et  Jé- 
rôme ,  le  cocher ,  appartenait  corps  et  âme  à  son 
maître,  qui  lui  donnait  beaucoup  plus  d'argent  pour 
être  fidèle  que  personne  n'aurait  pu  lui  en  donner 
pour  trahir.  C'était  une  fidélité  pure  comme  l'or.  Le 
banquier  avait  donc  ainsi  tout  combiné  et  tout  ar- 
rangé; tout  devait  se  passer  comme  il  l'avait  prévu  ! 

Et  rien  de  tout  cela  n'arriva 

Nous  avons  vu  d'abord  que,  par  un  premier  con- 
tre-temps, le  dîner  si  fin,  si  délicat ,  si  recherché  , 
qui  devait  être  savouré  par  des  appélits  féminins  , 
embelli  et  animé  par  sept  ou  huit  jeunes  beautés  aux 
propos  joyeux  et  aux  regards  agaçants,  allait  être  la 
proie  d'eslomacs  masculins  et  avides,  qui  deman- 
daient déjà  à  grands  cris  que  l'on  servit ,  tout  dispo- 
sés, pourvu  que  le  dîner  arrivât,  à  se  résigner  aux 
tourments  de  l'absence.  Mais  celui  de  tous  qui  semblait 
maintenant  avoir  pris  le  plus  gaiement  son  parti  était 
le  maître  de  la  maison ,  qui ,  sorti  pendant  quelques 
instants,  venait  de  rentrer  avec  un  air  de  triomphe. 

—  Encore  un  moment ,  messieurs  ,  s'écria-t-il , 
le  temps  seulement  de  rajuster  une  coiffure  que  la 
brise  de  décembre  a  endommagée...  car  nous  ne  dî- 
nerons pas  seuls  :  nous  aurons  au  moins  une  dame. 

—  Une  dame ,  s'écrièrent  tous  les  jeunes  gens  ; 
une  dame!  et  laquelle? 

—  Une  sultane  à  moi,  ma  favorite;  une  nymphe 
naïve  et  pure,  que  je  n'ai  pas  demandée  aux  bosquets 
(le  l'Opéra ,  mais  que  j'ai  su  découvrir  dans  les  som- 
mités de  la  rue  Notre-Dame-de-Lorelte. 

— •  Une  lorette  !  répétèrent  gaiement  tous  les  con- 
vives. 

' — Oui,  messieurs;  vous  rappelez-vous  que  l'in- 
fidèle Fœdora  avait  une  amie,  une  jeune  lingère 
plus  jolie  qu'elle ,  à  telles  enseignes  que  vous  aviez 
tous  juré  de  faire  sa  conquête? 

—  C'est  vrai. 

—  Et  qu'aucun  de  vous  n'a  réussi ,  et  que  vous 
m'avez  défié  d'être  plus  heureux,  et  qu'Horace  de 
Nanteuil ,  ici  présent ,  a  parié  deux  cents  napo- 
léons?.. 

—  C'est  vrai,  répondit  Horace,  que  tu  ne  serais 
pas  son  premier  vainqueur  ,  et  je  les  parie  encore  ! 

—  Je  les  tiens!  s'écria  le  banquier,  et  je  n'aurai 
pas  de  peine  a  les  gagner ,  car  cette  beauté  si  co- 
quette, et  pourtant  si  sauvage,  s'est  enfin  déci- 
dée à  venir  aujourd'hui  dans  ma  petite  maison  , 
dans  ce  harem  que  sa  défaite  doit  inaugurer!  C'est 
elle  qui  sera  la  reine  de  la  fête,  et  demain  je  la  ra- 
mène à  Paris! 

—  Ce  n'est  pas  possible  !  cria  Horace ,  car  elle  m'a 
résisté,  à  moi  ;  il  faut  donc  qu'il  l'ait  couverte  de  dia- 
mants, et  encore!...  ce  ne  serait  pas  une  raison... 
car  elle  est  si  bizarre,  si  originale...  à  moins  qu'elle 
ne  cèdeau  baron  par  originalité.,,  mais  cela  n'est 
pas...  je  ne  puis  le  croire. 


MAURICE.  H7 

—  Eh  bien  donc!  s'écria  le  banquier,  puisqu'il 
faut  vous  convaincre,  paraissez,  mes  amours  ! 

Et  courant  ouvrir  la  petite  porte  d'un  boudoir  qui 
donnait  près  de  la  cheminée,  il  amena  par  la  main 
une  jeune  fille  dont  les  joues  fraîches,  vermeilles  et 
veloutées  auraient  défié  le  duvet  et  les  couleurs  de 
la  pêche  ,  brune ,  piquante  ,  au  pied  mignon  ,  à  la 
taille  leste  et  bien  prise,  qui,  d'abord  interdite  et 
les  regards  baissés,  n'osait  regarder  l'avide  et 
bruyante  société  qui  l'entourait...  Mais  tout  à  coup, 
à  un  cri  qui  retentit  dans  le  salon  ,  elle  leva  ses 
yeux  noirs  aux  longs  cils...  et  Maurice  s'écria  :  — 
C'est  elle!  la  fille  du  tailleur...  Athéna'ïs  Tricot! 

—  Oui,  monsieur,  c'est  moi,  reprit  Athéna'is  ,  qui 
semblait  plus  rassurée  en  retrouvant  quelqu'un  de 
sa  connaissance;  puis  lui  faisant  une  révérence,  elle 
ajouta  :  —  Vous  vous  portez  bien,  monsieur  ? 

—  Ils  se  connaissent,  s'écria  le  banquier  en  riant. 

—  Oui,  dit  Maurice  froidement,  nous  demeurions 
dans  la  même  maison. 

—  Et  je  me  rappelle  très-bien  ,  reprit  Athéna'is 
avec  un  peu  d'émotion,  avoir  vu  monsieur! 

—  C'est  bien  flatteur  pour  moi  ,  mademoiselle , 
car  je  n'ai  eu  le  plaisir  de  vous  rencontrer  qu'une 
fois. 

—  Ah  !  bien  plus  que  cela  '  huit  ou  dix  fois  au 
moins  ,  sur  l'escalier  ,  continua  Athéna'is.  'Vous  ne 
m'aviez  pas  remarquée,  vous  aviez  toujours  l'air  si  - 
occupé  !...  Aussi  je  me  disais  :  Il  faut  que  ça  soit  un 
savant,  ça  ne  regarde  personne...  ce  qui  ne  m'em- 
pêchait pas  de  vous  faire  chaque  fois  une  révérence  ; 
vous  me  les  devrez,  voilà  tout. 

En  ce  moment ,  les  deux  battants  de  la  porte  de 
la  salle  à  manger  s'ouvrirent ,  un  domestique  en 
grande  livrée  s'avança  et  dit  :  Madame  est  servie. 

Athéna'is,  étonnée,  regarda  autour  d'elle  pour  sa- 
voir à  qui  ces  paroles  s'adressaient.  Quant  au  ban- 
quier ,  il  s'élançait  galamment  pour  donner  le  bras 
à  la  jeune  fille,  qui,  voyant  tous  les  jeunes  gens  lui 
offrir  la  main  ,  avait  sur-lechamp  fait  son  choix  et 
pris  sans  façon  celle  de  Maurice. 

Le  banquier  fit  la  grimace.  Mais  un  parfum  de 
truffes  ,  qui  s'exhalait  de  la  pièce  voisine  ,  vint  eu 
ce  moment  embaumer  l'appartement ,  et  chacun 
s'écria  :  — A  table  !  à  table  !  On  se  précipita  en  tu- 
multe dans  la  salle  du  festin,  et  comme  il  n'y  avait 
que  des  hommes ,  chacun  se  plaça  au  hasard  et 
selon  sa  fantaisie.  Seulement ,  vis-à-vis  du  maître 
de  la  maison  s'était  assise  Athéna'is,  reine  de  la  fête 
et  souveraine  du  lieu.  Maurice,  qui  lui  avait  donné  la 
main,  se  plaça  à  sa  gauche  ,  et  Horace  de  Nanteuil 
s'empressa  de  s'asseoir  de  l'autre  côté  ;  quant  à  Al- 
fred ,  il  s'était  emparé  d'un  bout  de  la  table  pour 
découper  les  morceaux  d'apparat  et  faire  circuler  le 
Champagne,  qui  rafraîchissait  devant  lui  dans  de 
grands  vases  du  Japon  de  porc^^laine  dorée. 


168 


REVUE  PITTORESQUE 


Tous  les  dîners  commencent  d'ordinaire  d'une 
manière  froide  et  silencieuse,  mais  non  pas  les  dîners 
de  gardons,  surtout  quand  ils  sont  présidés  par  une 
jolie  fille.  La  gaielé ,  la  bonne  chère  et  la  jeunesse 
sont  amies  du  brujt,  et  dès  les  premiers  mots,  dès 
le  premier  verre  de  madère  ,  on  se  serait  cru  au 
dessert.  11  y  avait  déjà  l'intervalle  d'une  heure  et  de 
vingt  bouteilles  de  Champagne.  Alfred  avait  dans  le 
commencement  lancé  quelques  mots  assez  spirituels, 
que  la  joie  bruyante  des  convives  avait  empêché 
d'entendre  et  surtout  d'apprécier;  il  s'était  alors 
donné  à  lui-même  l'avertissement  qu'une  dame  don- 
nait tout  bas  à  Rousseau  :  Tais-toi ,  Jean-Jacques , 
ils  ne  te  comprendront  pas ,  et  avait  pris  le  parti  de 
manger  et  de  ne  rien  dire,  se  réservant  seulement 
le  droit  de  crier  de  temps  en  temps  aussi  haut  que 
les  autres.  Quant  au  banquier,  sa  voix  dominait 
tout;  c'était  l'ivresse  de  l'orgueil,  de  la  fortune  et 
du  vin...  Tout  en  buvant  et  mangeant,  il  trouvait 
le  moyen  d'adresser  aux  autres  des  épigrammes 
et  à  lui-même  des  éloges,  racontant  ses  conquêtes, 
ses  paris,  ses  bons  mots,  auxquels  il  riait  et  applau- 
dissait le  premier;  il  n'était  donc  pas  étonnant  que 
ni  lui  ni  les  convives  du  bout  de  la  table  n'enten- 
dissent pas  les  phrases  que  pendant  tout  le  temps 
du  dîner  Athénais  échangeait  avec  ses  deux  voisins. 

—  Ah!  c'est  bien  mal  à  vous,  lui  disait  Horace 
de  Nanteuil,  moi  qui  vous  aimais  tant,  Athénaïs, 
avoir  été  aussi  cruelle  pour  moi  ! 

—  Ce  n'est  pas  ma  faute ,  on  n'est  pas  maîtresse 
de  son  cœur. 

—  Et  vous  donner  à  quelqu'un  que  vous  n'aimez 
pas - 

—  Je  ne  vous  aurais  pas  aimé  davantage  ! 

—  Mais  c'est  tromper  le  baron, 

—  De  quoi  vous  plaignez- vous  alors?  Il  vaut 
mieux  que  cela  tombe  sur  lui  que  sur  vous. 

A  ce  singulier  raisonnement,  Maurice,  qui  jusque- 
là  avait  écouté  d'un  air  distrait ,  prêta  une  oreille 
plus  attentive. 

—  Mais  rassurez-vous,  continua  Aihénaïs  en  ré- 
pondant à  son  voisin  de  droite,  je  ne  veux  tromper 
personne;  j'ai  dit  à  M.  le  baron  que  je  ne  l'aimais 
pas  ,  que  je  détestais  tout  le  monde,  à  commencer 
par  lui...  ça  lui  a  sufS. 

—  Quoi!  vous  n'aimez  rien  au  monde,  mademoi- 
selle, lui  dit  Maurice,  qui  pensait  en  ce  moment  à 
maître  Tricot  et  à  sa  femme. 

—  Non,  monsieur,  répondit  Aihénaïs  on  baissant 
les  yeux,  rien  au  monde  !  c'est-à-dire  peut-être  au- 
trefois, je  ne  dis  pas,  aurais-je  eu  des  idées 

parce  qu'une  idée,  ça  vous  vient  malgré  vous  et  sans 

qu'on  s'explique  comment Mais  quand  j'ai  vu 

qu'on  ne  faisait  pas  même  attention  à  moi,  qu'on  ne 
me  regardait  seulement  pas  ,  et  que  je  perdais  mon 
temps  et  mes  révérences... 


En  ce  moment  elle  leva  les  yeux,  et  rencontrant 
ceux  de  M;uirice  ,  elle  s'arrêta,  rougit  et  no  linit 
point  sa  phrase. 

—  Et  M.  Mathieu ,  reprit  Maurice,  ce  brave  gar- 
çon tailleur  qui  vous  aimait  tant  et  voulait  vous 
épouser. 

—  Je  ne  l'aimais  pas. 

—  Et  si  votre  père ,  en  apprenant  ce  que  vous 
êtes  devenue,  allait  mourir  de  chagrin  ! 

—  Ah  !  ne  me  dites  pas  ça,  monsieur.  C'est,  au 
contraire  ,  pour  faire  un  sort  à  mes  parents  ,  pour 
leur  donner  le  repos  et  l'aisance,  pour  que  sur  leurs 
vieux  jours  ils  ne  soient  pas  obligés  de  travailler 
encore.  Et  puis ,  s'il  faut  vous  le  dire  ,  je  voyais 
Fœdora,  qui  logeait  dans  la  même  maison  que  nous, 
si  heureuse  et  si  estimée  de  tout  le  monde,  à  com- 
mencer par  madame  Galuchet,  la  portière,  qui  avait 
tant  de  considération  pour  elle  ! 

—  Et  c'est  là  ce  qui  vous  a  déterminée? 

—  Ah  !  autre  chose  encore...  Dans  le  magasin  de 
lingerie  où  j'allais  ,  toutes  ces  demoiselles  se  mo- 
quaient de  moi  et  cherchaient  toujours  à  m'humilier 
sur  ma  tenue  et  sur  ma  mise  ;  elles  étaient  pim- 
pantes et  brillantes  ,  elles  avaient  des  chapeaux  et 
des  cachemires,  une  surtout,  Cléofé,  qui  était  d'une 
insolence!...  Elle  plaisantait  toujours  sur  mes  soc- 
ques et  mes  bas  crottés ,  et  c'est  pour  l'humilier  à 
mon  tour  que  j'ai  voulu  avoir  une  voiture;  c'est  là 
surtout  ce  qui  m'a  décidée. 

—  Ah  !  le  baron  vous  donne  voiture  !  s'écria  son 
voisin  de  droite  ,  qui ,  au  milieu  du  tumulte  ,  avait 
saisi  ces  derniers  mots. 

—  Oui,  monsieur,  un  coupé! et  rue  de  la 

Bruyère,  n»  .S3,  une  petite  maison  charmante  à  moi 
toute  seule,  que  j'habite  depuis  hier;  car  jusque-là, 
dit-elle  en  se  tournant  vers  son  voisin  de  gauche, 
je  n'étais  pas  encore  décidée.  Et  même  aujourd'hui 
c'est  tout  au  plus  si  je  le  suis. 

—  Eh  bien  !  puisque  vous  vous  appartenez  en- 
core ,  puisque  vous  ne  vous  êtes  pas  donnée ,  dites 
un  mot ,  et  je  vous  reconduis  ce  soir  même  chez 
votre  père. 

—  Chez  mon  père  !  dit  la  jeune  fille  avec  effroi. 

—  Oui,  n'êtes-vous  pas  libre  ? 

—  Non,  non...  après  ce  que  j'ai  déjà  reçu,  je  suis 
engagée...  j'ai  promis  au  baron...  je  suis  une  hon- 
nête fdie...  el  à  moins  que  lui-même  ne  mo  rende 
ma  parole... 

En  ce  moment,  le  bruit,  qui  depuis  quelque  temps 
redoublait,  était  arrivé  à  son  apogée  :  des  acclama- 
tions et  de  longs  éclats  de  rire  partaient  du  bout  de 
la  table.  Alfred,  qui  venait  de  se  lever,  avait  obtenu 
un  instant  de  silence,  et  il  en  profita  pour  s'écrier  : 
—Je  dois,  messieurs,  voussignaler  un  fait  important  : 
notre  amphitryon  disait  tout  à  l'heure  qu'il  y  voyai  t 


MAURICE. 

et  sous 


169 


double,  et  il  ne  voit  pas  qu'en  fane  de  lui 
ses  yeux,  Maurice  lui  enlève  sa  maîtresse. 

—  Lui,  Maurice  1  dit  le  banquier  en  riant  ;  il  n'est 
pas  redoutable  !  il  n'entend  rien  aux  conquêtes  ! 

—  Il  est  vrai ,  dit  Alfred  ,  que  je  ne  lui  en  ai  ja- 
mais connu;  mais  s'il  est  comme  le  fier  Hippolyte, 
s'il  n'a  pas  de  passion... 

—  Il  en  a  !  s'écria  le  banquier,  exalté  par  le  vin, 
le  bruit  et  la  chaleur  de  la  salle. 

—  Il  n'en  a  pas  !  cria  Alfred  sur  le  même  ton. 

—  Il  en  a  une,  répliqua  le  banquier,  une  incon- 
nue que  je  connais  et  que  je  vous  nommerais  si  je 
le  voulais. 

—  Je  vous  en  défie,  reprit  froidement  Maurice. 

—  Ah  !  il  m'en  défie...  vous  entendez  qu'il  m'en 
défie...  Eh  bien  !  continua  le  baron  ,  dont  la  raison 
commençait  à  se  troubler  un  peu  ,  eh  bien  !  mes- 
sieurs    la  passion  mystérieuse  et  malheureuse 

qu'il  éprouve,  c'est  pour  ma  femme. 

—  Sa  fenmie  !  s'écria-t-on  de  toutes  parts. 

—  Oui  ,  ma  propre  femme  !  répéta  le  baron  en 
riant  aux  éclats  et  en  se  renversant  en  arrière  sur 
sa  chaise. 

Maurice, d'abord  atterré  d'un  coup  aussi  imprévu, 
essayait  en  vain  de  se  remettre  et  de  tourner  la 
chose  en  plaisanterie. 

—  Non,  non,  continua  le  banquier,  ne  vous  en 
défendez  pas;  il  faut  des  égards  entre  amis  ,  et  je 
déclare  ici ,  messieurs ,  que  je  lui  permets  d'aimer 
tant  qu'il  voudra. 

—  Bravo  !  s'écrièrent  tous  les  convives. 

—  Et  que  s'il  réussit ,  s'il  peut  réussir,  je  donne 
d'avance  mon  approbalipn. 

—  Bravo,  cria-t-on  dé  nouveau. 

—  Et  moi,  dit  Alfred  en  élevant  son  verre,  je  bois 
à  l'amitié  et  aux  maris  philomphex  ! 

—  Vivent  Vamitié  et  la  philusophie!  répétèrent 
tous  les  convives,  qui  s'étaient  levés  de  table  dans 
un  désordre  inexprimable. 

Athénaïs,  effrayée  de  ce  tumulte,  et  voulant  d'ail- 
leurs s'habiller  pour  le  soir  et  pour  les  dames  qu'on 
attendait,  saisit  ce  moment  pour  quitter  la  salle  du 
festin  et  pour  remonter  à  son  appartement. 

Dansée  moment  un  bruit  de  voiture  se  fit  entendre 
sur  les  pavés  de  la  cour. 

—  Vivat  I  s'écrièrent  les  jeunes  gens  ;  ce  sont  nos 
divinités  qui  arrivent.  En  voici  déjà  une? 

La  bande  joyeuse  s'élança  de  la  salle  à  manger 
dans  le  salon ,  dont  une  autre  porte  venait  de  s'ou- 
vrir, et  touS',  à  commencer  par  le  banquier,  s'arrê- 
tèrent comme  frappés  de  la  foudre  en  apercevant  la 
personne  qui  entrait... 

C'était  la  femme  du  banquier  ! 


VIT. 


L  ETOILE    DU    MAKI. 

Jérôme,  le  cocher  de  M.  d'Havrecourt,  devait,  le 
soir  même  du  3  décembre  ,  conduire  madame  d'Ha- 
vrecourt chez  sa  grand'tanle,  à  Antony,  c'était  sa 
mission  avouée...  Puis  ses  instructions  secrètes  por- 
taientquedelàil  irait  rejoindre  son  maître  à  Orsay... 
Tels  étaient  les  ordres  qu'il  avait  reçus  et  qu'il  était 
bien  décidé  à  exécuter  fidèlement;  il  était  à  croire 
qu'il  y  réussirait";  il  y  avait  pour  cela  mille  chances 
contre  une,  et  ce  fut  justement  cette  dernière  qui 
prévalut.  Après  avoir  disposé  sa  voiture  pour  le  soir 
et  donné  à  manger  à  ses  chevaux  ,  Jérôme  sortit  au 
milieu  de  la  journée  pour  quelques  commissions  à 
faire;  il  était  alors  près  de  trois  heures  et  il  retour- 
nait à  l'hôtel ,  débouchant  par  la  rue  de  la  Micho- 
dière.  Placé  à  ce  point  du  boulevard,  deux  chemins 
également  sûrs  vous  conduisent  au  quartier  Saint- 
Georges. 

Jérôme  pouvait  prendre  la  rue  LafEtte  ou  la  rue 
du  Helder,  il  en  était  le  maître,  et  le  caprice,  le 
hasard  ou  la  fatalité  (car  Jérôme  n'a  jamais  pu  bien 
expliquer  cette  circonstance  importante  de  sa  vie) , 
la  fatalité  fit  qu'il  choisit  la  rue  du  Helder,  et  tous 
les  projets  du  baron  furent  renversés,  et  il  en  ré- 
sulta une  foule  de  catastrophes  et  de  péripélies  plus 
terribles  les  unes  que  les  autres,  et  sans  lesquelles 
n'aurait  pu  avoir  lieu  l'histoire  que  je  vous  raconte 
en  ce  moment. 

A  l'angle  où  la  rue  du  Helder  se  croise  avec  la  rue 
Taitbout,  Jérôme  rencontra  Trilby,  cocher,  comme 
lui,  de  bonne  maison  ,  le  cocher  d'Horace  de  Nan- 
teuil,  qui  lui  proposa  un  déjeuner,  lequel,  vu  l'heure 
avancée  de  la  journée,  pouvait  s'appeler  déjeuner 
dînatoire.  Jérôme  n'avait  aucune  raison  pour  refu- 
ser, il  accepta.  Horace  de  Nanteuil  ne  rentrerait 
plus  chez  lui ,  il  était  sorti  et  devait  plus  tard  partir 
en  poste  avec  quelques  amis  pour  la  vallée  d'Orsay, 
où  il  passerait  la  nuit  et  la  matinée  du  lendemain. 
Il  laissait  donc  ses  domestiques,  à  commencer  par 
son  cocher,  maîtres  de  l'hôtel ,  et,  bien  mieux  en- 
core, de  l'office,  .\lors,  et  comme  dans  la  fable  de 
La  Fontaine  : 

Je  laisse  à  pen.ser  la  vie 

Que  lîient  ces  deux  amis.  . 

■  Horace  de  Nanteuil  avait  de  fort  bons  vins ,  que 
Trilby  offrit  généreusement  à  son  collègue  Jérôme, 
qui  y  fit  honneur,  et  à  la  deuxième  ou  Iroisième  bou- 
teille de  médoc,  les  confidences  intimes  commencè- 
rent. L'amphitryon  (je  parle  du  cocher  d'Horace) 
raconta  qu'il  devait,  le  soir  assez  tard,  aller  rejoin- 
dre son  maître  à  Orsay. 

—  C'est  comme  moi ,  dit  Jérôme. 

Mais  il  devait  auparavant  aller  attendre  avec  la 
voilure,  rue  Grange-Batelière,  3,  que  la  répétition  de 


170 

l'Opéra  fût  finie ,  pour  emmener  mademoiselle  Lo- 
lotte. 

Jérôme  raconta  aussi  comment  il  devait  d'abord 
conduire  madame  à  Aniony  ;  mais  après  cela  les 
deux  amis  se  rencontreraient  à  Orsay,  où  M.  Jérôme 
espérait  bien  à  son  tour  recevoir  et  traiter  M.  Trilby. 
La  chère  serait  fine  et  délicate  et  les  vins  cboisis , 
car  M.  d'ilavrecourt  n'épar:;nait  rien  quand  il  avait 
à  dîner  des  dames  de  l'Opéra,  et  puis  ces  dames, 
qui  ne  reviendraient  que  le  lendemain,  amèneraient 
sans  doute  avec  elles  leurs  femmes  de  chambre,  et 
il  y  aurait  partie  fine  à  l'oflice  comme  au  salon.  Les 
deux  amis,  déjà  ravis  de  leur  matinée,  burent  encore 
à  l'espoir  de  la  soirée,  et  burent  tant  et  si  bien  que 
Jérôme  eut  grand'  peine,  sur  les  six  ou  sept  heures, 
à  retrouver  le  chemin  de  l'hôtel  ;  ses  jambes  ne  le 
soutenaient  plus,  mais  cela  l'inquiétait  peu...  c'é- 
tait à  ses  chevaux  à  le  conduire.  Madame  d'Havre- 
court  monta  dans  sa  voiture ,  et  lé  digne  cocher  sur 
son  siège. 

Une  lueur  de  raison  qui  éclaire  encore,  par  inter- 
valles, les  cerveaux  les  plus  avinés,  le  guida  avec 
assez  de  bonheur  dans  Paris,  mais  dés  qu'il  eut  fran- 
chi la  barrière  d'Enfer  et  fut  sur  le  chemin  d'Antony, 
qui  est  aussi  celui  d'Orsay,  l'air  de  la  grande  route, 
plus  vif  que  celui  de  Paris,  acheva  de  le  griser  si 
complètement  qu'il  voyait  autour  de  lui  danser  en 
rond  les  maisons  et  les  arbres.  Une  seule  idée  lui 
restait,  une  idée  fixe  comme  en  ont  Ions  les  ivro- 
gnes :  «  Aller  retiuuver  à  Orsay  Tiilby  et  ces  demoi- 
»  selles!  aller  à  Orsay  le  plus  vite  possible...  en 
»  passant  par  Antony.  »  Telle  était  la  phrase  qu'il  se 
répétait  sans  cesse,  à  part.Jui,  ou  à  demi-voix  pen- 
dant une  grande  partie  de  la  route. 

Et  puis,  par  un  raisonnement  qui  lui  parut  lumi- 
neux (les  ivrognes  aiment  beaucoup  à  raisonner),  il 
tira  de  sa  proposition  première  les  conséquences 
suivantes  :  «  Aller  à  Orsay,  par  Antony,  le  plus  vite 
n  possible...  c'est  une  absurdité  ;  car  en  allant  tout 
droit  à  Orsay,  on  arriverait  plus  vite.  »  Certainement  1 
(criait-il  avec  force  sur  sonsiége,  comme  un  homme 
aussi  convaincu  de  sa  découverte  que  Galilée  l'était 
de  la  sienne  en  soutenant  que  la  terre  tournait)  ; 
—  certainement  on  arriverait  plus  vite!  En  ce  mo- 
ment, on  traversait  Antony  à  la  nuit  pleine  :  madame 
d'Havrecourt  dormait  dans  sa  voiture,  les  chevaux 
allaient  comme  le  vent,  Jérôme  était  sur  son  siège,- 
tenant  les  rênes  et  pouvant,  comme  la  Providence  , 
diriger  à  son  gré  les  événements...  Au  lieu  de  pren- 
dre une  allée  de  peupliers  à  droite  qui  conduisait 
chez  la  grand'  tante,  il  laissa  ses  chevaux  continuer 
leur  course  au  galop  sur  la  grand' route,  et  une 
demi-heure  après  la  voilure  faisait  son  entrée  triom- 
phale dans  la  cour  d'Orsay. 

Amélie  s'éveille,  se  croit  arrivée  chez  sa  tante  et 
.ise  hâte  de  descendre,  mais  l'endroit  où  elle  se  trouve 


REVUE  PITTORESQUE. 

lui  est  totalement  inconnu.  Elle  se  croirait  chez  des 
étrangers,  si  le  premier  domestique  qui  frappe  sa 
vue  n'était  un  domestique  de  sa  maison ,  le  valet  de 
confiance  de  son  mari. 

—  "Vous,  Joseph!  s'écria-elle,  comment  ètes-vous 
dans  ces  lieux  '? 

—  Mais  ,  madame,  répond  le  domestique,  pûle, 
stupéfait  et  perdant  complètement  la  tête ,  mais , 
madame,  j'y  suis  avec  mon  maître. 

—  Mon  niariestdonc  ici,  s'écrie  vivement  Amélie, 
et ,  entendant  des  cris  de  joie  et  de  bruyants  éclats 
de  rire  partir  d'un  riche  pavillon  splendidement  illu- 
miné, elle  s'élance  de  ce  côté  et  tombeau  milieu  de 
la  troupe  joyeuse,  qui  sortait  de  table  et  entrait  dans 
le  salon.  Vous  décrire  la  stupeur  générale  est  impos- 
sible. La  commotion  fut  si  violente  que  le  baron  en 
fut  presque  subitement  dégrisé,  ou  retrouva  du  moins 
assez  de  raison  pour  comprendre  qu'il  y  avait  de 
quoi  la  perdre  totalement,  et  que  c'en  était  fait  de 
lui  s'il  ne  sortait  de  là  par  un  coup  de  maître.  Or, 
ce  n'était  pas  une  béte  iiue  le  baron  ,  c'était  un  sot; 
et  il  avait,  conmie  tel ,  un  aplomb  imperturbable  el 
une  confiance  immense  en  lui  et  en  son  étoile,  el 
comme  sa  femme  continuait  à  le  regarder  d'un  air 
interdit  lui  et  tous  ses  convives,  demandant  ce  que 
cela  signifiait  et  d'où  provenait  l'eli'roi  empreint  sur 
tous  les  visages  : 

—  Parbleu  !  s'écria-t-il,  tu  viens  trop  tôt...  N'ou> 
ne  t'attendions  pas  encore ,  el  tu  nous  surprends  à 
l'improviste...  nous  qui  voulions  te  surprendre. 

—  En  vérité,  monsieur,  balbutia  Amélie...  je  ne 
vous  comprends  pas  et  ne  puis  m'expliquer  comment 
le  cocher,  au  lieu  de  me  mener  chez  ma  tante,  a 
Antony,  m'a  Gûnduite  ici... 

Le  baron  lé  comprenait  encore  moins  qu'elle. 
Mais,  sentant  tout  le  danger  de  la  position  désespé- 
rée où  il  se  trouvait,  il  se  décida,  comme  on  dit,  à 
brûler  ses  vaisseaux,  et  continua  gaiement  : 

—  Cela  veut  dire  que  j'ai  fait  ici ,  et  sans  t'en 
parler,  uî»e  acquisition  nouvelle,  une  maison  char- 
mante que  tu  ne  connais  pas  et  où  je  voulais ,  pour 
jouir  de  ta  surprise,  te  faire  une  réception  royale... 
Tu  devais  nous  trouver,  à  ton  entrée ,  tous  ici  ras- 
semblés avec  des  fleurs,  des  bouquets,  pour  t'ofl'rir, 
comme  aux  souverains,  les  clefs  de  ce  domaine  dans 
un  plat  d'or. 

—  En  vérité  !  s'écria  .Amélie  ,  toute  émerveillée 
d'une  attention  si  galante  et  si  délicate,  qui  n'était 
guère  dans  les  habitudes  de  son  mari. 

—  Nous  voulions  même ,  continua  le  banquier, 
improviser  une  petite  fêle...  de  la  danse,  de  la  mu- 
sique, quelques  chœurs  de  l'Opéra  que  nous  atten- 
dions; mais  je  ne  comprends  pas  comment  cet  im- 
bécile de  Jérôme,  à  qui  je  vais  parler,  a  exécuté  mes 
ordres.  Ton  arrivée  subite  ne  nous  a  pas  même  laissé 
le  temps  de  nous  organiser. 


MAURICE. 


171 


—  L'intention  suffit,  mon  ami,  lui  dit-elle  en  lui  1      —  En  attendant,  continua  le  banquier  avec  em- 
tendant  lu  main  d'un  air  de  reconnaissance.  '  barras,  voici  plusieurs  de  nos  amis,  tu  les  connais 


(  Elle  s'élance  de  ce  cAté  et  tombe  au  milieu  de  la  troupe  joyeuse,  qui  sortait  de  table  et  entrait  dans  le  salon. 
Vous  décrire  la  stupeur  générale  est  impossible.) 


presque  tous...  qui  ont  voulu  s'associer  à  moi  pour 
te  fêter...  Voici  même  quelqu'un  qui  arrive  exprès 
pour  cela  de  Constantinople. . .  Une  surprise  ! . . .  Celle- 
là  du  moins  ne  manquera  pas  son  effet.  En  parlant 
ainsi,  il  écartait  de  la  main  les  jeunes  gens  qui  les 
entouraient  et  montrait  Maurice,  qui,  se  dérobant  à 
tous  les  regards,  s'était  tenu  caché  jusque-là  der- 
rière la  foule.  L'apparition  subite  d'Amélie  l'avait 
tellement  ému  que ,  sentant  ses  genoux  fléchir,  il 
s'était  laissé  tomber  dans  un  fauteuil  ;  le  souvenir  de 
la  scène  inconvenante  qui  venait  de  se  passer  au 
dessert,  l'apostrophe  du  baron  en  pleine  table,  la 
découverte  de  son  amour  et  plus  encore  l'idée  que 
les  regards  railleurs  de  tous  ses  compagnons  étaient 
en  ce  moment  fixés  sur  lui,  tout  cela  n'était  pas  fait 
pour  diminuer  son  trouble,  et  ce  fut  en  rougissant 
qu'il  s'approcha  d'Amélie. 

—  Je  suis  charmée  de  vous  revoir,  monsieur,  lui 
dit-elle  avec  un  peu  d'émotion ,  ainsi  que  tous  les 
amis  de  mon  mari,  ici  l'assemblés!. ..  Cette  sur- 


prise-là vaut  toutes  celles  que  l'on  avait  la  bonté  du 
me  préparer,  et  je  n'en  désire  pas  d'autre.  Per- 
mettez-moi donc ,  messieurs ,  puisque  je  suis  ici  chez 
moi,  de  rentrer  dans  mes  droits  de  maîtresse  de  mai- 
son. Et  a  Finstanl,  avec  cette  grâce  et  ce  charme 
qu'elle  seule  possédait ,  elle  se  mit  à  faire  les  hon- 
neurs du  salon.  Il  était  trop  tard  pour  visiter  la  char- 
mante habitation  qu'elle  devait  à  la  générosité  de 
son  mari  ;  mais  elle  espérait  le  lendemain  tout  ad- 
mirer en  détail. 

En  attendant,  elle  se  hâta  de  mettre  la  conversa- 
tion sur  les  sujets  qui  pouvaient  intéresser  les  jeunes 
amis  de  son  mari.  Ceux-ci  d'abord,  déconcertés  et 
désappointés,  avaient  commencé  par  maudire  une 
arrivée  qui  dérangeait  leurs  joyeux  projets,  et  main- 
tenant, se  remettant  peu  à  peu  de  leur  embarras  et 
se  laissant  aller  à  la  séduction  que  leur  causait  cette 
femme  si  aimable  et  si  belle ,  si  confiante  pour  son 
mari  et  si  gracieuse  pour  tous,  ils  comprenaient  pres- 
que qu'une  soirée  intime  passée  auprès  d'elle  pouvait 


172 


REVUE  PITTORESQUE. 


offiir  autant  de  fliarmes  que  Ips  plaisirs  bruyants 
qu'ils  étaient  venus  chercher.  Lo  baron  lui-même, 
commençant  à  respirer,  reprenait  courage  et  renais- 
sait à  l'espoir  de  voir  la  soirée  se  terminer  pour  lui 
sans  catastrophe,  lorsque  la  porte  du  boudoir  s'ou- 
vrit, et  Alliénaïs  Tricot  parut.  Un  frisson  involontaire 
parcourut  toute  rasseiiiblée,  Spit  que  sp  toilette  élé- 


gante lui  eût  donné  plus  d'aplomb,  soit  que  le  dîner 
l'eût  enhardie,  Athénaïs  n'avait  plus  l'air  gauche  et 
timide  qui  avait  signalé  sa  première  entrée.  Elle  était 
déjà  presque  à  la  hauteur  de  sa  nouvelle  position,  et 
dans  l'aisance  de  sa  marche,  dans  la  manière  dont 
elle  portait  la  tête,  dans  un  sourire  tant  soit  peu  sans 
façon,  lou),  trahi»sait  la  femme  qui  se  croit  chez  elle. 


Eu  apercevant  une  dame  dans  le  salon,  elle  courut 
à  elle  d'un  air  familier;  puis,  ne  reconnaissant  ni 
Paimyre  ni  Cléofé,  ni  aucune  de  celles  qu'on  atten- 
dait, elle  s'écria  : 


—  Qui  êles-vous ,  madame  ? 

—  C'est  ce  que  j'allais  vous  demander,  madame, 
répondit  Amélie  en  souriant. 

Le  banquier,  redoutant  l'explication  qui  allait  le 


MAUKICK. 


173 


perdre  et  qui  sembluil  inévitable,  se  hâta  de  pren- 
dre Amélie  par  la  main  ,  ot  dit  à  Atliénaïs  :  CeU 
ma  femme'.... 

Ce  mot  àe  femme  produit  sur  toutes  les  lorettes, 
grisettes  et  sur  tous  les  amours  [généralement  quel- 
conques, un  effet  convulsif  et  répulsif,  mêlé  cepen- 
dant de  respect...  ascendant  irrésistible  de  la  légiti- 
mité! Aussi  Athénaïs,  surprise  et  confuse  et  ne  trou- 
vant rien  à  dire,  se  contenta  de  répondre  par  une 
révérence  embarrassée  qui  semblait  moins  une  po- 
litesse qu'une  reconnaissance  de  principe. 

Mais  il  restait  la  question  la  plus  difficile  à  traiter 
et  à  résoudre. 

—  Quelle  est  madame?  demanda  gracieusement 
Amélie  à  son  mari  en  lui  montrant  Athénaïs. 

Et  le  banquier,  semblable  aux  gens  d'esprit  au.\- 
quels  il  ne  faut  que  du  temps  pour  réussir  dans  les 
impromptus,  le  banquier,  qui  avait  eu  le  loisir  de 
reprendre  son  aplomb,  répondit  hardiment  : 

—  Madame  est...  ou  plutôt  était  la  propriélaire  de 
cette  maison  que  je  viens  d'acheter...  Fille  d'un  né- 
gociant qui  a  eu  des  malheurs,  elle  est  obligée  de 
se  défaire  de  tous  les  biens  de  la  succession  pater- 
nelle, à  commencer  parcelle  propriété,  qui  ne  rap- 
porte rien  et  qui  est  tout  entière  de  luxe. 

—  Ah  !  mademoiselle  est  orpheline,  dit  .Amélie  en 
la  regardant  avec  intérêt. 

—  Oui,  madame,  répondit  la  fille  du  négociant, 
qui  évidemment  était  fort  mal  à  son  aise. 

—  Et  si  jeune  encore,  vous  vous  occupez  vous- 
même  de  vos  affaires...  d'affaires  aussi  importanles"? 

—  Madame  est  mariée,  reprit  vivement  le  baron, 
mariée  depuis  peu...  à  un  homme...  qui  est  très- 
bien...  et  que  madame  doit  rejoindre  ce  soir  même 
à  Paris. 

—  Oui,  vraiment,  s'empressa  de  répondre  Alhé- 
na'is ,  qui ,  les  yeux  fixés  sur  ceux  du  baron ,  cher- 
chait à  y  lire  toutes  ses  réponses. 

—  Madame,  continua  le  banquier,  avait  jusqu'ici 
habité  cette  maison.  C'est  elle  qui,  à  notre  arrivée, 
nous  en  a  fait  les  honneurs;  mais,  comme  je  vous 
l'ai  dit ,  son  intention  est  de  repartir  ce  soir. 

—  J'espère  qu'elle  n'en  fera  rien,  reprit  Amélie. 
D'abord  il  est  déjà  très-lard  ,  et  puis  j'aurai  à  de- 
mander à  madame,  sur  cette  maison,  une  foule  de 
renseignements  et  de  détails  que  la  propriélaire  seule 
peut  donner,  et  qu'elle  ne  me  refusera  pas. 

Le  banquier  était  sur  les  charbons  et  bien  décidé 
dès  ce  moment  à  ne  pas  laisser  sa  maîtresse  en  con- 
tact avec  sa  femme  et  à  renvoyer  la  première  à 
Paris;  mais  il  fallait  pour  cela  donner  des  ordres  et 
prendre  des  arrangements  que  la  présence  de  ma- 
dame d'Uavrecourt  rendait  bien  difficiles.  D'un  au- 
tre côté ,  il  croyait  à  chaque  inslant  entendre  lo 
roulement  des  voitures  ;  il  tremblait  de  voir  arriver 
l'Opéra.  Ses  compagnons  de  plaisir  partageaient  lu 


même  crainte.  En  vain,  par  une  préparation  adroite, 
le  banquier  avait  parlé  des  artistes  qu'il  attendait, 
il  serait  bien  aisé  de  voir  que  ces  dames  n'arrivaient 
point  en  costume  et  pour  un  divertissement,  et  puis 
on  avait  pu  jusqu'à  un  certain  point  compter  sur  la 
coopération  d'Athénaïs,  laquelle  ne  manquait  ni  de 
tact  ni  d'esprit  et  ava|t  com[)ris  à  demi-mol.  Mais 
faites  donc  entendre  raison  à  une  douzaine  de  jeu- 
nes filles  folles  et  rieuses  qui  se  précipiteraient  dans 
le  salon  en  dansant,  et  qui,  loin  d'entrer  dans  l'em- 
barras de  la  situation,  s'amuseraient  beaucoup  des 
infortunes  conjugales  du  baron  ;  sans  compter  que 
ces  demoiselles  venaient  pour  souper  et  qu'elles  ne 
s'en  iraient  probablement  pas  sans  avoir  obtenu  sa- 
tisfaction. Le  banquier,  malgré  son  génie  inventif, 
ne  voyait  guère  moyen  de  se  soustraire  aux  dangers 
immenses  qui  le  menaçaient  de  toutes  parts,  lorsque 
sa  femme  elle-même  vint  à  son  secours. 

Amélie  n'avait  point  oublié  l'excellente  tante  dont 
elle  devait,  le  soir  même,  célébrer  la  fête  ,  et  qui, 
sans  doute,  serait  inquiète  de  son  absence;  privée 
de  la  voir,  elle  voulait  du  moins  lui  écrire  et  lui  an- 
noncer sa  visite  pour  le  lendemain.  Son  mari  ap- 
prouva fort  celte  idée  :  un  domestique  monterait  à 
cheval  et  porterait  sur-le-champ  cette  lettre.  Il  y 
avait  dans  le  petit  boudoir  à  côté  du  salon  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  écrire  ,  et  Amélie  demanda  à  ses 
Ilotes  la  permission  de  les  quitter  un  inslant,  propo- 
sition qui  comblait  dans  .ce  moment  tous  les  vœux 
du  baron.  Il  s'empressa  d'ouvrir  la  porte  du  boudoir, 
tandis  que  Maurice,  prenant  une  lampe  sur  la  che- 
minée, éclairait  M.  et  madame  d'Havrecourl. 

Tous  les  jeunes  gens  s'élancèrent  à  l'instant  hors 
du  salon,  Horace  et  quelques-uns  pour  prévenir 
l'arrivée  de  ces  demoiselles  et  donner  contre-ordre, 
Alfred  et  les  autres  pour  fumer  l'indispensable  ci- 
gare. Maurice,  M.  d'Uavrecourt  et  sa  femme  ve- 
naient d'entrer  dans  un  boudoir  Pomiiadour  du  der- 
nier goût  ;  asile  enchanté  et  mystérieux  dont  les 
panneaux  offraient  les  dessins  les  plus  bizarres  ou 
des  tableaux  d'un  pinceau  un  peu  hardi ,  mais  dé- 
licieux. Dans  un  enfoncement,  un  divan  moelleux, 
entouré  de  glaces;  en  face,  une  cheminée  de  mar- 
bre carrare  ,  où  une  maiiiliabile  avait  sculpté  des 
amours  un  peu  nus,  mais  que  réchauffait  en  ce  mo- 
ment la  flamme  brillante  du  foyer.  Celte  petite  pièce 
était  du  reste  éclairée  par  une  seule  fenêtre,  don- 
nant sur  le  jardin.  Amélie  venait  de  s'asseoir  devant 
une  table  et  une  écritoire  de  Boule  ornées  de  cise- 
lures et  d'incrustations  en  or,  et  Maurice  posait 
sur  celte  table  la  lampe  qu'il  tenait  à  la  main,  lors- 
qu'un bruit  lointain  de  voilure  se  fit  entendre,  bruit 
imperceptible  encore ,  mais  non  pas  pour  l'oreille 
effrayée  du  baron  ,  qui  se  dit  en  lui-même  :  —  Ce 
sont  elles!  c'est  l'Opéra  qui  arrive!  il  étail  temps! 
El  sans  réfléchir  au  mauvais  efl'el  que  pouvait  pro- 


174 

duire  une  sortie  aussi  brusque ,  il  s'élança  hors  du 
boudoir ,  laissant  en  tête-à-tête  sa  femme  et  Mau- 
rice. 

Maurice ,  depuis  l'arrivée  de  madame  d'Havre- 
court,  avait  été  tour  à  tour  en  proie  aux  sentiments 
les  plus  opposés  ;  la  surprise,  la  joie...  et  l'indi- 
gnation, en  voyant  la  manière  audacieuse  dont  le 
baron  se  jouait  de  sa  femme  et  la  trompait  sans 
respect  et  sans  crainte ,  aux  yeux  de  tous.  Il  s'était 
contenu  pour  ne  pas  démentir  les  mensonges  impu- 
dents qu'il  entendait  ;  mais  c'était  surtout  à  l'arrivée 
d'Athéna'is  qu'il  lui  avait  fallu  toute  sa  modération 
pour  ne  pas  éclater,  et  lorsque  madame  d'Havre- 
court  avait  souri  et  tendu  la  main  à  celte  fille,  maî- 
tresse de  son  mari,  il  s'était  levé  et  avait  fait  un  pas 
dans  le  salon  pour  empêcher  ce  qui  lui  semblait  un 
sacrilège!...  Et  maintenant  il  se  trouvait  seul  avec 
cette  femme,  que  depuis  un  an  il  n'avait  pas  revue, 
et  qui ,  à  travers  les  mers  et  sous  un  ciel  élrau- 
ger,  ne  l'avait  pas  quitté  un  instant.  Il  était  là ,  le 
cœur  plein  d'amour,  de  désespoir  et  de  regret, 
devant  elle...  qui  é'crivail  sans  lever  les  yeux  sur 
lui...  sans  penser  même  qu'il  existât  au  monde 
quelqu'un  qui  se  mourait  pour  elle!  Et  depuis  qu'il 
la  connaissait  et  l'adorail,  il  en  avait  toujours  été 
ainsi.  Cet  amour  malheureux  et  secret  qu'il  avait 
cru  cacher  au  fond  de  son  cœur,  tout  le  monde  le 
connais-ait  maintenant...  excepté  elle!  et  se  rappe- 
lant alors  avec  rage  la  scène  du  dîner,  les  raille- 
ries dont  il  avait  été  l'objet,  le  défi...  et  plus  encore 
la  permission  insolente  du  baron... 

—  Eh  bien!  se  dit-il  en  lui-même,  puisque  ce 
mari,  aux  mœurs  si  pures  et  si  vertueuses,  me  per- 
met d'aimer  sa  femme  ,  puisque  le  ciel ,  qui  le  pro- 
tège en  tout,  le  rend  si  sûr  de  lui  et  de  son  étoile... 
qu'est-ce  que  je  risque?  Je  revenais  en  France  pour 
me  tuer...  Eh  bien!  avant  ma  mort  elle  saura  du 
moins  combien  je  l'ai  aimêc  !  Sa  haine  est  pour 
moi  si  grande,  que,  grâce  au  ciel,  elle  ne  peut  pas 
s'en  augmenter! 

En  ce  moment  Amélie  leva  les  yeux  et  fut  effrayée 
de  sa  pâleur. 

—  Les  fatigues  du  voyage  vous  ont  bien  changé, 
monsieur,  lui  dit-elle  avec  intérêt. 

—  Non  ,  madame  ,  non  ,  l'absence  ne  m'a  point 
changé  ;  je  suis  toujours  le  même,  malheureux  pour 
vous  et  par  vous. 

—  Que  voulez-vous  dire  !  s'écria-t-elle  en  se  le- 
vant vivement. 

—  Que  je  ne  puis  vivre  ainsi ,  et  ce  sera  envers 
vous  ma  première  et  ma  dernière  offense. 

Puis,  sans  savoir  ce  qu'il  faisait,  hors  de  lui,  en 
délire ,  il  tomba  à  ses  genoux  et  s'écria  en  sanglo- 
tant. 

—  Maudissez-moi,  madame,  car  je  vous  aime! 

A  ce  cri  insensé,  mais  qui  partait  du  cœur,  à  cette 


REVUE  PITTORESQUE. 


action  aussi  imprudente  qu'imprévue,  Amélie  tres- 
saillit; ses  lèvres  si  fraîches  et  si  vermeilles  devin- 
rent blanches  et  tremblèrent  ;  ses  joues  se  couvrirent 
d'une  pâleur  mortelle,  et  elle  fut  obligée,  pour  se 
soutenir,  de  s'appuyer  sur  la  table  qui  était  près 
d'elle.  Mais  cette  émotion  si  vive  et  si  poignante  ne 
dura  qu'un  instant  :  comme  si  la  noble  femme  eût 
puisé  dans  le  sentiment  de  ses  (Revoirs  une  force  sur- 
naturelle, comme  si  elle  eût  commandé  aux  batte- 
ments de  son  cœur  et  au  trouble  de  ses  traits,  ses 
joues  reprirent  leurs  vives  couleurs,  et  son  front, 
sa  fierté.  Regardant  le  coupable  prosterné  à  ses  ge- 
noux : 

—  Monsieur,  lui  dit-elle  avec  dignité  ,  vous  êtes 
l'ami  de  mon  mari,  il  ne  saura  rien,  ni  moi  non  plus, 
de  cet  accès  de  folie  ;  tâchez  vous-même  de  l'ou- 
blier, sinon  ne  me  revoyez  jamais! 

Et  elle  sortit  du  boudoir,  laissant  le  malheureux 
Maurice  accablé  de  honte  et  de  douleur.  Il  y  resta 
quelques  minutes  insensible  et  muet ,  ne  trouvant 
pas  une  plainte  ,"  et  persuadé  que,  parvenu  au  der- 
nier degré  de  l'infortune,  rien  ne  pouvait  y  ajouter 
désormais...  Il  se  trompait.  Des  pas  se  firent  enten- 
dre. C'était  Alfred  G...  qui  entrait  vivement  dans  le 
boudoir. 

—  Helève-toi ,  Maurice ,  reléve-toi ,  et  prépare-toi 
à  l'orage  qui  te  menace. 

—  Que  veux-tu  dire  ? 

—  On  t'a  vu,  nous  étions  là,  dans  le  jardin,  à  fu- 
mer nos  cigares,  et  le  baron  avec  nous. 

—  Tant  mieux!  s'écria  Maurice  avec  rage,  tant 
mieux!  il  va  me  demander  raison...  c'est  ce  que 
je  veux. 

—  Lui!  il  est  ravi,  enchanté  et  plus  glorieux  que 
jamais;  ce  n'est  pas  avec  l'épée  qu'il  songe  à  t'atta- 
quer,  c'est  avec  ses  plaisanteries ,  tu  sais  quelle  est 
leur  trempe  :  ne  lui  donne  pas,  à  lui,  ainsi  qu'à  nos 
compagnons ,  la  joie  de  le  voir  confondu  et  accablé 
comme  tu  l'es  en  ce  moment.  Allons,  du  cœur,  du 
courage!  ne  suis-je  pas  là,  moi,  un  camarade,  un 
barbiste  1  je  ne  t'abandonnerai  pas  dans  le  danger  ; 
mais  pour  braver  celui-ci,  il  faut  aller  au-devant  de 
leurs  plaisanteries  et  les  défier  le  premier. 

Maurice,  étourdi  du  nouveau  coup  qui  le  frappait, 
avait  peine  à  reprendre  ses  sens. 

—  Quoi  !  disait-il  à  son  ami  en  balbutiant ,  on 
m'a  vu? 

— Oui,  par  la  fenêtre  du  boudoir,  qui  était  éclairé, 
on  t'a  vu  tomber  aux  genoux  de  madame  d'Havre- 
court;  et  celle-ci,  avec  la  dignité  d'une  reine  offen- 
sée, te  faire  de  la  main  un  geste  majestueux  et  dé- 
daigneux qui  voulait  dire  ;  Vous  perdez  votre  temps, 
mon  cher  ami.  Et  elle  a  raison,  poursuivit  Alfred 
avec  chaleur ,  je  t'en  avais  prévenu  depuis  long- 
temps, il  n'y  a  rien  à  faire  de  ce  côté  ;  laisse  là  cette 


prude  et  cette  bigote ,  inoqiie-toi  d'elle  et  de  son 
mari,  en  commençant  par  celui-ci. 

—  Oui,  oui,  tu  dis  vrai,  reprit  Maurice,  qui  sen- 
tait le  sang  lui  remonter  avec  force  à  la  tête  et  au 
cœur.  Oui,  c'est  une  duperie  qu'un  amour  véritable. 
On  ne  réussit  à  rien  quand  on  est  vertueux  et  hon- 
nête; voyez  plutôt  le  baron  :  tout  lui  sourit,  rien  ne 
résiste  à  son  étoile.  Parbleu  !  continua-t-il  avec  rage, 
je  veux  faire  comme  lui ,  je  veux  essayer  aussi  du 
vice  et  de  la  débauche  ,  et  montrer  à  la  fortune  qui 
les  protège  que  moi  aussi,  si  je  voulais,  je  serais 
digne  de  ses  faveurs. 

—  Bravo!  s'écria  Alfred,  bravo!  Voilà  comme  je 
t'aime  pour  ce  soir. 

—  Pour  ce  soir!  reprit  Maurice  avec  fureur;  dis 
pour  toujours  ! 

—  C'est  ce  que  nous  verrons  ! 

—  Mais  où  sont^ils  donc  tous"?  poursuivit  Maurice 
avec  une  espèce  d'agitation  fébrile;  que  sont-ils  de- 
venus? faut-il  les  aller  chercher? 

—  Ils  congédient  ces  demoiselles ,  qui  viennent 
successivement  d'arriver. 

—  Tant  pis  !  s'écria  Maurice,  tant  pis!  Voilà  les 
beautés  qui  me  plaisent  et  que  je  veux  adorer  dé- 
sormais. 

—  Il  a  fallu  les  faire  repartir  l'une  après  l'autre, 
et  partir  sans  souper!  c'était  là  le  diflicile.  L'élo- 
quence du  baron  y  aurait  peut-être  échoué ,  mais 
Horace  de  Nanteuil  a  trouvé  un  moyen  vainqueur  et 
terrifiant  :  il  doit  leur  dire,  je  crois,  que  le  jardinier 
et  deux  ou  trois  personnes  de  la  maison  sont  atteints 
de  la  petite-vérole...  en  dépit  de  la  vaccine!  Cette 
phrase  seule  doit  suflfire  pour  mettre  en  fuite  ces 
pauvres  filles,  qui  tiennent  à  être  jolies...  c'est  leur 
état.  Entends-tu  ces  éclats  de  joie?  Attention  !  ce 
sont  ces  messieurs  qui  reviennent. 

En  effet,  les  jeunes  gens  rentraient  par  une  porte 
du  salon,  et  le  banquier  par  l'autre. 

—  Victoire!  lui  cria-t-on  ,  ces  demoiselles  sont 
parties  ! 

—  Vivat  !  répondit  le  baron  ,  fidèle  à  son  dicton 
ordinaire,  l'Opéra  s'en  va  !  et  tout  à  l'heure  Athé- 
naïs  en  va  faire  autant;  elle  retourne  à  Paris,  rue 
de  la  Bruyère  ,  33...  c'est  plus  prudent!  Nous  voilà 
donc  en  sûreté  ;  il  ne  reste  plus  ici  que  ma  femme  ! 
amusopsnous.  Et  il  jeta  sur  Horace  de  Nanteuil  et 
sur  les  jeunes  gens  un  regard  d'intelligence,  comme 
pour  leur  dire  :  A  vos  rôles!  la  mystification  va 
commencer.  Alfred  comprit  le  coup  d'œil  et  se  rap- 
procha de  Maurice,  son  allié,  pour  l'aider  à  soute- 
nir le  choc  qui  le  menaçait. 

Mais  pendant  que  le*  grands  coups  allaient  se 
porter  au  salon,  une  scène  d'intérieur  se  passait  au 
premier. 

Amélie,  à  peine  remise  de  ce  qu'elle  venait  d'en- 
tendre, avait  quitté  le  boudoir  et  montait  lentement 


MAURICE.  173 

l'escalier,  lorsqu'elle  rencontra  .losejih ,  le  valet  de 
chambre  du  baron,  qui  descendait  l'escalier  d'un 
air  affairé. 

—  Faites  porter  sur-le-champ  cette  lettre  chez  ma 
tante,  à  Antony,  et  dites  à  mon  mari  que  je  lui  de- 
mande, ainsi  qu'à  ces  messieurs,  la  permission  de 
ne  point  reparaître  au  salon.  Je  ne  me  sens  pas 
bien,  je  suis  fatiguée  et  vais  rentrer  dans  mon  appar- 
tement. 

—  Oui,  madame. 

—  Et,  à  propos  de  cela,  où  est  mon  appartement? 
conduisez-moi... 

Et,  voyant  l'air  interdit  du  valet  de  chambre,  que 
cette  question,  bien  simple  en  apparence,  avait  tout 
déconcerté  : 

—  Ne  pouvez-vous  m'indiquer  où  est  le  princi- 
pal appartement ,  celui  destiné  à  la  maîtresse  de  la 
maison? 

—  Si,  madame,  répondit  Joseph  en  balbutiant  et 
en  lui  montrant  la  porte  n"  1. 

C'était  une  chambre  en  soie  bleue  du  goût  le  plus 
exquis,  et  qui  surpassait  par  son  luxe  toutes  les  au- 
tres pièces  de  ce  palais.  Amélie  ne  la  regarda  même 
pas,  et,  occupée  d'autres  idées  qui  la  tenaient  encore 
•tout  émue,  elle  se  jeta  sur  un  canapé  et  resta  plon- 
gée dans  ses  réflexions.  Elle  en  fut  tirée  par  l'entrée 
d'.\thénaïs,  qui,  prête  à  repartir  pour  Paris,  venait 
chercher  son  châle  et  son  chapeau ,  qu'elle  arran- 
geait en  chantant  devant  une  psyché,  lorsque  Amé- 
lie se  leva,  ets'empressant  de  faire  des  excuses  : 

—  Quoi  !  madame,  j'occupais  votre  appartement  ? 

—  Ne  faites  pas  attention ,  cela  se  trouve  à  mer- 
veille, car  je  m'en  vais. 

—  Malgré  nos  instances!  à  une  pareille  heure  !  Et 
comment  retournez-vous  à  Paris? 

—  Dans  ma  voiture,  une  voiture  toute  neuve... 
Ça  m'amusera.  Tout  est  prêt;  les  chevaux  sont  at- 
telés. Adieu,  madame,  au  plaisir! 

—  Pardon,  madame,  lui  dit  Amélie;  je  vous  de- 
manderai où  donnent  les  sonnettes  que  je  vois  là. 

—  Je  n'en  sais  rien,  répondit  étourdiment  la  jeune 
fille. 

—  Mais  la  pièce  où  nous  sommes,  est-elle  située 
sur  la  cour  ou  sur  le  jardin? 

—  Je  l'ignore;  les  fenêtres  sont  fermées. 

—  Comment,  vous  l'ignorez!  Vous,  madame,  la 
maîtresse  de  la  maison  I 

—  Tiens,  c'est  vrai!  je  n'y  pensais  plus;  c'est 
que,  voyez-vous,  reprit-elle  en  se  troublant,  comme 
je  suis  arrivée  d'aujourd'hui... 

—  Dans  une  propriété  qui  dépend  de  la  successioli 
de  votre  père  I 

—  Dieu  !  que  je  suis  bête  !  c'est  juste ,  mais  les 
changements  qu'on  y  a  faits  sont  cause  que... 

—  Et  oserai-je  vous  demander  combien  vous  l'a- 
vez vendue  à  mon  mari  ? 


176 


KEVUE  PI 


—  Ah!  dame vuus  comprenez  bien une 

summe  assez  forte...  le  plus  que  j'ai  pu...  parce  que 
c'est  propre...  c'est  gentil,  n'est-ce  pas? 

—  Mais  le  pri-K  de  vente,  madame. 

—  Je  n'en  sais  rien  ;  ça  regarde  les  gens  d'affaires. 

—  C'est  étonnant  !  se  dit  Amélie.  Mais  que  je  ne 
vous  retienne  pas,  madame.  Plus  qu'un  mot...  Cette 
porte,  que  je  vois  cachée  dans  la  tapisserie  près  de 
l'alcôve  ,  n'est-elle  pas  celle  d'un  cabinet  de  toi- 
lette? 

—  Oui,  madame,  précisément. 

Amélie  l'ouvrit  et  se  trouva  dans  une  seconde 
chambre  :  c'était  celle  de  M.  d'Havrecourt,  car  on 
voyait  encore,  épars  sur  les  meubles  ou  sur  le  tapis, 
le  paletot,  les  gants,  le  chapeau  et  même  le  panta- 
lon et  les  bottes  que  le  banquier  avait  quittés ,  en 
arrivant,  pour  mettre  les  bas  de  soie  et  les  souliers 
vernis. 

Amélie  se  retournant  vers  Athéna'is ,  qui ,  toute 
rouge  et  les  yeux  baissés,  ne  savait  quelle  conte- 
nance tenir  : 

—  Vous  êtes  bien  jeune  encore,  mademoiselle,  et 
ne  savez  pas  tromper...  Dites-moi  la  vérité;  vous 
ne  trouverez  en  moi  ni  haine  ni  colère,  mais,  à  coup 
sûr,  de  la  pitié  et  protection  peut-être  ! 

La  jeune  fille  se  jeta  à  ses  genoux  et  lui  avoua 
tout.  Et  l'on  entendait  s'élever  du  salon  des  éclats 
joyeux,  et  l'on  distinguait  la  voix  aigre  du  baron  qui 
s'écriait  : 

—  Je  vous  disais  bien  que  mon  étoile  ne  pouvait 
m'abandonner  ! 

Amélie  réfléchit  quelques  instants,  et  son  parti  fut 
pris. 

VIII. 

LA   CLEF. 

—  Oui ,  messieurs ,  répéta  le  baron  à  son  jeune 
auditoire,  amusons-nous  ;  et  pour  commencer  je  vais 
vous  raconter  une  anecdote  récente  et  originale  qui 
me  touche  de  près...  Il  s'agit  de  ma  femme. 

—  Du  courage  !  dit  tout  bas  Alfred  à  Maurice,  qu'il 
voyait  pâlir. 

—  Il  paraît  prouvé ,  continua  le  baron  avec  l'air 
goguenard  qu'on  lui  connaissait  et  qui  annonçait  un 
déluge  de  coq-à-l'àne  et  de  mauvaises  plaisanteries, 
il  parait  qu'une  déclaration  d'amour  a  été  perdue... 
totalement  perdue...  Récompense  honnête  à  celui 
qui  la  rapportera  au  propriétaire...  désolé;  mais  ce 
jeune  homme...  car  c'est  un  jeune  homme...  il  faut 
que  vous  m'aidiez  à  le  connaître... 

—  Vous  n'irez  pas  loin  pour  cela ,  mon  cher  ba- 
ron, s'écria  gaiement  Maurice;  c'est  moi  qui  me  suis 
empressé  de  profiter  de  la  permission  que  vous  m'a- 
viez donnée. 


l'TORESyUE. 

—  Bravo  !  s'écria  Alfred  ,  j'en  aurais  fait  autant 

—  Mais  on  m'a  repoussé,  je  dois  le  dire,  faute  de 
pouvoir  montrer  mon /jerm/s, qui  n'était  queverbal. 
Il  faudra  alors  que  vous  mêle  donniez  par  écrit,  mon 
bon  d'Havrecourt,  j'y  compte  bien. 

—  Il  a  raison  ,  continua  Alfred  ;  parole  ou  signa- 
ture ne  font  qu'un  pour  un  galant  homme.  Et  si  vous 
refusez  de  raiifier  vos  engagements,  vous  n'êtes  plus 
un  mari  philosophe  :  c'est  un  titre  usurpé  ! 

—  Oui  !  oui  !  s'écrièrent  les  jeunes  gens,  ce  que 
vous  avez  dit  vous  devez  le  signer  ! 

—  Vous  le  devez  ,  monsieur  ,  répétait  Maurice, 
qui,  tout  en  affectant  de  railler,  avait  les  lèvres  ser- 
rées et  contractées  par  la  rage,  vous  le  devez...  pour 
votre  honneur. 

A  ce  mot  prononcé  sérieusement,  tous  les  as- 
sistants poussèrent  un  long  éclat  de  rire,  et  la  dis- 
cussion, qui,  du  côté  de  Maurice,  menaçait  de 
s'échauffer ,  fut  interrompue  par  des  domestiques 
apportant  du  punch,  des  cigares  et  des  tables  de  jeu. 

—  Allonsl  s'écria  Horace  de  Nanteuil ,  qu'une 
déclaration  d'amour  ne  devienne  pas  entre  amis  une 
déclaration  de  guerre.  Versez  du  punch  ,  et  buvons 
au  succès  de  Maurice.  C'est  toi,  d'Havrecourt,  qui 
dois  commencer. 

—  Moi  ! . . .  par  exemple  ! 

—  Oui,  sans  doute,  tu  es  beau  joueur.  Il  a  perdu 
la  première  partie,  tu  lui  dois  une  revanche!  c'est 
toujours  ainsi  parmi  nous.  Et  tous  les  verres  rem- 
plis d'un  punch  fumant  se  levèrent  en  l'honneur  de 
Maurice,  qui  aurait  voulu  pour  tout  au  monde  que 
d'Havrecourt  se  fâchât.  Aussi,  dès  ce  moment,  il 
ne  perdit  pas  une  occasion  de  le  contredire ,  de 
le  contrarier  ,  et  de  se  montrer  en  tout  son  adver- 
saire. 

—  Baron,  n'y  a-t-il  plus  de  punch  chez  toi?  s'é- 
cria Alfred  en  voyant  disparaître  l'énorme  bol  qu'on 
avait  placé  devant  eux. 

—  En  voici  un  second,  répondit  d'Havrecourt  qui 
venait  de  sonner,  et  Maurice,  dans  un  état  d'exal- 
tation qui  croissait  à  chaque  instant,  s'écria  : 

—  Versez!  versezl  Je  défie  le  baron. 

—  J'accepte,  mon  vertueux  ami,  répondit  celui- 
ci;  et  il  ajouta  en  montrant  Maurice  :  Je  bois  à 
toutes  les  vertus  qu'il  a. 

—  Et  moi  à  toutes  celles  qu'il  n'a  pas.  Nous  boi- 
rons plus  longtemps. 

—  Et  moi  je  vous  tieps  tête  à  tous  !  cria  le  baron, 
et  c'est  de  la  bravoure,  car  mon  docteur  me  défend 
le  punch  et  le  Champagne,  et  vous  voyez,  dit-il  en 
remplisiant  une  énorme  coupe. 

—  Je  bois  au  docteur,  dit  Alfred. 

—  Et  moi  à  son  ordonnance,  dit  Horace. 

—  Il  est  payé  par  quelque  rival,  continua  le  ban- 
quier en  regardant  Maurice,  car  il  m'ordonne  ausji 
la  sagesse,  sous  peine  de  n'avoir  pas  dis  ans  à  vivre. 


—  Tu  as  raison,  dit  Horace,  c'est  un  ennemi.  Dis- 
moi  le  nom  de  ce  docteur-là,  son  nom  et  son  adresse, 
pour  que,  dans  l'occasion,  j'en  appelle  un  autre. 

—  C'est  le  tuteur  et  l'ami  de  Maurice,  le  docteur 
Jules  C... 

—  C'est  différent...  c'est  différent!  celui-là  ne  se 
trompe  jamais!  Aussi,  reprit  Alfred  en  choquant 
affectueusement  de  son  verre  le  verre  du  baron, 
aussi,  mon  cher,  je  bois  à  ta  santé!...  c'est  là  le 
cas...  Mais  quoi  !  tu  fais  bien  !  Et  il  avala  son  verre; 
mourir  de  la  maladie  ou  du  régime,  cela  revient 
au  même,  et  de  deux  maux  il  faut  choisir  le  moindre. 

—  Bien  raisonné  !  s'écria  Horace  en  étalant  les 
caries  sur  la  table  ;  si  tu  n'as  que  dix  ans  à  vivre,  il 
faut  les  passer  gaiement.  Je  te  défie  a  l'écarté. 

—  Je  parie  pour  d'Havrecourt ,  s'écrièrent  à  la 
J'ois  presque  tous  les  jeunes  gens,  car  le  banquier 
avait  un  bonheur  aussi  insoient  que  sa  personne  et 
ne  perdait  presque  jamais., 

—  Je  parie  pour  Horace  ,  dit  Maurice,  qui,  n'im- 
porte comment,  éprouvait  le  besoin  de  lutter  contre 
d'Havrecourt. 

Ils  gagnèrent  trois  fois  de  suite  ,  au  grand  éton- 
nement  de  l'assemblée.  Au  quatrième  coup,  Horace 
perdit. 

—  .4  la  bonne  heure  !  s'écria  le  banquier  en 
riant  aux  éclats,  je  savais  bien  que  mon  étoile  ne 
pouvait  pas  m'abandonner.  La  fortune  ne  m'avait 
pas  reconnu  d'abord  et  s'était  trompée  de  côté  ; 
mais  maintenant  nous  allons  voir. 

Et  il  jeta  un  billet  de  banque  sur  la  table.  Maurice 
avaitpris  la  place  d'Horace  et  gagna.  Il  gagna  encore, 
encore...  El  il  gagnait  toujours  !  Dix  fois  de  suite  il 
passa ,  et  les  billets  de  banque  du  baron  disparais- 
saient; plus  il  était  furieux,  plus  Maurice  le  har- 
celait de  railleries  et  d'épigrammes.  On  aurait  dit 
le  génie  du  mal  acharné  à  la  ruine  du  baron .  un 
mauvais  ange  qui  ne  lui  laissait  ni  paix  ni  trêve 
et  qui  accompagnait  chaque  coup  de  poignard  d'un 
rire  infernal.  Tous  ceux  qui  entouraient  la  table  ,  et 
Alfred  le  premier,  ne  reconnaissaient  plus  Maurice. 

—  Eh!  de  quoi  donc  vous  étonnez-vous?  répon- 
dait celui-ci  avec  une  ironie  anière;  le  baron  n'a- 
t-il  pas  bu  à  mes  vertus,  dont  il  se  moquait?  Il  avait 
raison;  j'avais  la  niaiserie  d'être  honnête  et  can- 
dide, c'est  cela  qui  me  portait  malheur  ;  j'ai  donné 
ma  démission,  et  vous  voyez  que  tout  nie  sourit. 

—  C'est  ce  que  nous  verrons!  s'écria  d'Havre- 
court; je  parie  dix  mille  francs  sur  parole. 

—  Je  les  tiens,  dit  Maurice.  Et  en  deux  coups  il 
gagna. 

De  rage  et  de  colère  ,  le  banquier  brisa  un  vase 
de  porcelaine  qui  était  sur  la  cheminée.  En  ce  mo- 
ment, John,  le  jockey  d'Alfred,  vint  dire  que,  selon 
les  ordres  de  son  maître,  le  cabriolet  était  prêt ,  et 
Maurice  se  leva. 

T.  IV. 


MAURlCIi.  177 

—  Où  allez-vous?  cria  le  banquier  exaspéré. 

—  Je  retourne  à  Paris ,  ou  je  veux  coucher  ce 
soir. 

—  Vous  ne  partirez  pas  ainsi.  Vous  me  gagnez 
vingt-cinq  mille  francs ,  vous  me  devez  une  re- 
vanche ! 

—  En  voilà  onze  que  je  vous  donne,  car  j'ai  passé 
onze  fois,  et  je  ne  suis  obligé  à  rien  de  plus. 

—  C'est  vrai,  dit  Alfred. 

—  C'est  vrai  !  s'écrièrent  les  spectateurs. 

—  Et  cependant  je  veux  bien  vous  en  donner  une 
douzième,  mais  ce  sera  la  dernière...  la  dernière, 
je  vous  le  Jure. 

—  Soit...  la  dernière  !  Donnez-nous  des  cartes, 
des  cartes  neuves,  dit  le  baron  eu  jetant  les  an- 
ciennes; cela  changera  la  veine... 

Pendant  qu'on  disposait  tout  pour  cette  nouvelle 
partie ,  qui  excitait  au  plus  haut  degré  l'intérêt  et 
l'émotion  des  spectateurs  ,  on  entendit  dans  la  cour 
le  bruit  d'une  voiture  à  quatre  roues  qui  partait. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  se  dirent  les  assistants  en 
courant  aux  fenêtres. 

—  Ne  vous  dérangez  pas!  répondit  le  baron  avec 
humeur,  c'est  la  petite  Athéna'i's  qui  s'en  va;  elle 
ne  pouvait  rester  ici.  Elle  r~tourne  passer  la  nuit 
à  Paris  ,  rue  de  la  Bruyère ,  n"  33 ,  où  elle  demeure 
seule,  et  j'irai  la  rejoindre. 

—  Vous?  s'écria  Horace  avec  dépit;  vous,  le 
maître  de  la  maison,  quitter  ainsi  vos  amis  et  votre 
femme  ! 

—  On  sait  qu'il  faut  que  je  sois  à  Paris  de  grand 
matin  pour  affaires.  Le  grand  matin  sera  minuit 
ou  une  heure...  ce  n'est  pas  trop  tard  ,  et  si  Athé- 
na'is  est  endormie,  dit-il  en  regardant  Horace  d'un 
air  railleur,  cela  ne  fait  rien  ..j'ai  la  clef  de  sa  mai- 
son !  L'ai-je  là  ?  dit  -  il  on  fouillant  dans  la  poche  de 
son  habit;  oui,  la  voici...  Elle  m'attendra,  c'est 
convenu...  Mais  je  ne  repartirai  pas  que  je  n'aie 
regagné  tout  ce  que  j'ai  perdu. 

—  Prenez  garde,  dit  alors  Maurice,  vous  courez 
grand  risque  de  coucher  ici. 

—  Non,  non!  quand  ma  fortune  devrait  y  passer, 
s'écria  le  banquier  avec  rage ,  je  ne  souffrirai  pas 
que  Maurice  l'emporte  en  rien  sur  moi ,  en  rien... 
je  l'ai  juré! 

—  Et  moi ,  j'ai  fait  le  même  serment,  répondit 
Maurice  en  lui  lançant  un  regard  menaçant. 

—  Eh  bien  donc,  jouons!...  jouons!  dit  le  ban- 
quier en  mêlant  les  cartes...  Nous  jouons  vingt- 
cinq  mille  francs...  quitte  ou  double! 

—  Oui ,  vingt-cinq  mille  francs  d'un  seul  coup! 
mais,  quoi  qu'il  arrive,  ce  sera  le  dernier. 

—  C'est  dit,  c'est  dit!  Voyons  d'abord  qui  don- 
nera... C'est  moi,  c'est  moi!  Premier  succès!... 

D'Havrecourt  donna  et  retourna  k  roi.  Alfred, 
qui  était  derrière  Maurice,  pâlit. 

13 


REVUE  PITTORESQUE. 


—  Le  rui  et  le  point!  s'écria  le  baron  d'un  air 
triomphant. 

Un  murmure  sourd  parcourut  l'assemblée.  Le 
coup  suivant,  il  fit  la  vole.  Tout  le  monde  gardait  le 
silence  et  respirait  à  peine.  Alfred  sentit  battre  son 
cœur  avec  violence.  Quant  à  .Maurice,  il  était  calme 
et  impassible  ,  et  tout  le  monde  admirait  son  sang- 
froid.  On  avait  tort  :  il  n'était  pas  à  son  jeu  :  malgré 
lui,  dans  ce  moment  encore,  son  cœur  et  sa  pensée 
étaient  prés  d'.4mélie. 

Quant  au  baron,  son  insolence  était  déjà  revenue 
avec  la  victoire  :  il  avait  repris  sa  voix  haute,  son 
regard  dominateur,  son  rire  saccadé.  A  ce  bruit, 
Maurice  sortit  de  sa  rêverie,  revint  à  lui,  regarda  son 
jeu,  et  voyant  les  quatre  points  de  son  adversaire  : 
—  Ah  !  se  dit-il  en  lui-même ,  cette  femme-là  est  née 
pour  ma  perte;  son  image,  même  en  rêve,  me  porte 
malheur!  Chassons  la  ,  détournons-en  ma  pensée; 
reportons-la  sur  cette  jeune  fille,  sur  Athénaïs,  qui 
m'aurait  aimé,  qui  m'aime  peut-être  encore.  C'est  la 
passion  qu'il  me  faut,  le  seul  amour  cjui  m'inspire, 
la  seule  déesse  que  j'invoque. 

—  Je  marque  le  point  !  sécria-t-il  à  voix  haute. 

—  Piqué  sur  quatre  !  dit  Alfred  avec  joie,  et  un 
vif  sentiment  de  curiosité  se  manifesta  dans  l'as- 
semblée. 

Maurice  gagna  le  second  point,  Alfred  commença 
à  retrouver  la  confiance  et  la  parole  ;  le  banquier 
(!essa  de  rire  et  devint  silencieux.  Enfin  au  dernier 
coup,  la  fortune,  si  longtemps  incertaine,  se  dé- 
clara hautement  pour  son  nouveau  favori,  là  victoire 
ne  fut  pas  même  disputée. 

—  Le  roi  et  la  vole  !  s'écria  Maurice  en  se  levant. 
Monsieur  d'Havrecourt ,  dit-il  froidement,  vous  me 
devez  cinquante  mille  francs:  vous  me  les  enverrez 
quand  vous  voudrez,  .\lfred,  je  prends  ton  cabriolet 
et  je  retourne  à  Paris. 

Le  banquier,  qui  était  resté  atterré  elmuet  sous 
le  coup  qui  l'avait  accablé,  releva  la  tète  à  ce  der- 
nier mot,  et,  en  proie  à  toutes  les  angoisses  du 
oueur,  obligé  de  renoncer  définitivement  à  son  ar- 
gent et,  ce  qui  est  bien  plus  terrible,  à  l'espoir  de 
jouer  encore,  il  s'écria  :  —  Vous  ne  pouvez  pas  me 
refuser  un  dernier  coup  ! 

—  C'est  impossible  !  répondit  Alfred. 

—  Un  dernier  coup...  fût-ce  double  contre  sim- 
ple. Je  jouerai  plutôt  cent  mille  francs  contre  les 
cinquante  que  je  vous  dois;  c'est  juste,  c'est  loyal, 
n'est-ce  pas,  messieurs? 

—  Non,  c'est  assez  jouer,  répondit  Maurice  en  le 
regardant  froidement;  vous  qui  vous  dites  si  heu- 
reux ,  j'ai  voulu  vous  faire  connaître  un  instant  le 
malheur...  et  un  malheur  d'argent...  une  douleur  de 
billets  de  banque...  qu'est-ce  donc"?  Moins  que  rien, 
pour  moi  ;  é  plus  forte  raison  pour  vous. 


—  Eh  bien  !  si  vous  n'y  tenez  pas,  pourcpioi  me 
refuser  ? 

—  Justement  parce  que  je  n'y  tiens  pas ,  et 
qu'ayant  déjà  trop  d'argent,  je  n'en  veux  pas  da- 
vantage. 

—  Eh!  que  voulez-vous  donc'? 

—  Ce  que  je  veux!  s'écria  Maurice  dont  les  yeux 
brillèrent  en  ce  moment  à  l'idée  d'une  nouvelle  ven- 
geance ;  je  veux  la  clef  que  vous  avez  là. 

—  Quoi  !  dit  le  banquier  en  le  regardant  d'un  air 
de  doute  et  comme  pour  s'assurer  qu'il  ne  plaisantait 
pas,  la  clef  de  la  maison  d'Athénàis? 

—  Oui ,  je  vous  la  joue  contre  vos  cinquante  mille 
francs  ! 

Un  cri  d'admiration  et  de  surprise  retentit  dans 
le  salon,  tous  les  jeunes  gens  battirent  des  mains  et 
entourèrent  Maurice  que  cette  idée  seule  rendait  un  • 
grand  homme  à  leurs  yeux,  et  plaçait  à  la  tête  de 
toute  la  coterie  lionne  et  tashionable  de  Paris. 

Alfred  fut  le  seul  qui  s'opposa  à  une  idée  admi- 
rable en  elle-même,  mais  absurde  par  l'exécution; 
Maurice  avait  déjà  passé  douze  fois...  une  treizième 
était  impossible. 

—  Crois-tu  donc,  répondit  Maurice  en  souriant, 
que  le  nombre  treize  soit  fatal'?  Il  le  sera  pour  le 
baron. 

—  Quand  ce  serait  !  Une  pareille  conquête  ne  vaut 
pas  cinquante  mille  francs. 

—  Bah  !  tu  ne  t'y  connais  pas.  Demande  à  Horace, 
qui  les  aurait  donnés  pour  elle. 

—  C'est  vrai  ! 

—  Demande  au  baron  qui  peut-être  les  a  déjà  dé- 
pensés à  son  intention... 

—  Je  l'atteste!  en  meubles,  cachemires,  bijoux! 
sans  compter  le  coupé  et  les  chevaux  qui  viennent 
de  l'emmener  à  Paris,  le  tout  donné  d'avance  et  sur 
parole,  car  je  n'ai  encore  rien  reçu...  C'est  ce  soir 
qu'on  devait  me  payer  ici  ou  à  Paris. 

—  C'est  une  créance  que  tu  cèdes,  dit  tranquille- 
ment Horace  en  fumant  son  cigare. 

—  Aussi!  s'écria  Alfred,  qui  pourtant  résistait 
encore...  tout  doit  être  compris... 

—  Cela  va  sans  dire ,  continua  Horace  :  on  vend 
ou  l'on  joue  une  propriété  telle  qu'elle  est,  avec  tous 
ses  accessoires.  Si  le  baron  perd,  il  renonce  à  l'a- 
mour et  au  mobilier  de  la  grisette...  c'est  une  ces- 
sion corps  et  biens. 

—  C'est  dit  !  s'écrièrent  les  jeunes  gens...  L'enjeu 
de  Maurice  est  représenté  par  cinquante  mille 
francs...  et  celui  du  baron.;. 

—  Par  cette  clef,  répondit  celui-ci  en  jetant  la 
sienne  sur  la  table. 

—  Au  plus  heureux  la  victoire  !  dit  Alfred  avec 
un  soupir  et  en  élevant  vers  le  plafond  ses  yeux  et 
le  verre  de  punch  qu'il  tenait  à  la  main. 

—  Et  maintenant,  au  combat!  s'écria  le  baron 


MAURICE. 


179 


dont  le  cœur  était  gonflé  à  la  fois  de  colère ,  de 
crainte  et  d'avide  espérance. 

Le  punch  avait  circulé  ,  et  tous  ces  jeunes  gens, 
le  verre  à  la  main  et  le  cigare  à  la  bouche,  entou- 
raient d'un  double  rang  le  champ  de  bataille  et  les 
deux  combattants,  qui  se  perdaient  presque  dans  un 
nuage  de  fumée. 

Un  morne  et  profond  silence  régnait  de  nouveau 
dans  l'appartement.  (Juantà  .Maurice,  quelqu'un  qui 
l'aurait  contemplé  tel  qu'il  était  alors,  pâle  et  froid, 
l'aurait  cru  de  marbre  et  sans  émotion  aucune,  et 
pourtant  sous  ce  calme  apparent  grondait  au  fond 
de  son  coeur  un  orage  d'autant  plus  terrible  qu'il 
était  concentré.  Un  tressaillement  nerveux  le  trahis- 
sait seulement  de  temps  en  temps,  et  jetant  sur  .41- 
fred,  qui  tremblait  pour  lui,  un  regard  où  brillaient 
une  confiance  et  une  ironie  infernales,  il  semblait 
lui  dire  ;  Sois  tranquille  !  s'il  s'agissait  d'une  bonne 
action,  je  perdrais  ;  mais  je  risque  en  un  seul  coup 
ce  qui  ferait  vivre  tout  une  honnête  famille  ;  mais  je 
joue  sur  une  carte  la  possession  et  l'honneur  d'une 
jeune  fille...  je  dois  gagner,  c'est  certain.  Il  y  a  là 
assez  d'immoralité  et  d'infamie  pour  que  le  sort  me 
protège. 
Et  la  partie  commença. 

La  fortune  ne  se  contente  pas  d'être  aveugle  ou 
bizarre,  elle  a  souvent  une  ténacité  qui  confond 
toutes  les  probabilités  et  tous  les  calculs  des 
hommes.  On  dirait  qu'elle  ne  se  lassera  pas  de  vous 
accabler  des  coups  les  plus  désastreux  comme  des 
faveurs  les  plus  inouïes.  Elle,  qui  change  et  tourne 
sans  cesse,  semble  parfois  avoir  enrayé  sa  roue.  Pa- 
reille a  une  coquette  qui ,  ne  sachant  plus  quelle 
fantaisie  imaginer,  veut  couronner  tous  ses  caprices 
par  un  dernier,  le  plus  absurde  et  le  plus  invrai- 
semblable de  tous  :  la  fidélité  I 

La  partie  fut  cette  fois  longtemps  disputée.  Les 
deux  adversaires  se  trouvaient  quatre  points  à 
quatre  ,  et  c'était  au  baron  à  donner.  Il  essuya  la 
sueur  qui  coulait  de  son  front,  prit  les  cartes  d'une 
main  tremblante  et  convulsive ,  donna  à  Maurice, 
puis  à  lui,  et  retourna...  le  roi!... 

—  Gagné!  s'écria-l-il  en  se  levant  et  portant  vi- 
vement la  main  sur  la  clef,  dont  il  s'emparait  comme 
du  gage  et  du  prix  de  la  victoire.  Gagné  !... 

—  Non,  monsieur ,  répondit  froidement  Maurice, 
en  étalant  son  jeu  sur  la  table:  j'ai  six  cartes!...  Il 
y  a  mal-donne  ! 

Le  baron,  foudroyé,  retomba  sur  son  fauteuil, 
et  la  partie  continua.  Mais  la  fortune,  qui  venait  si 
évidemment  de  se  déclarer  pour  Maurice,  n'était  pas 
femme  à  l'abandonner  au  moment  décisif!  Le  cin- 
quième point  fut  gagné  par  lui  et  suivi  d'un  long 
hourra  de  victoire.  Le  banquier,  ne  pouvant  croire 
encore  à  sa  défaite,  était  resté  immobile,  les  veux 


fixés  sur  ta  -table  et  semblable  au  joueur  d'échecs^ 

de  Delille  ; 

Qui,  du  terrible  mat  à  regret  convaincu, 
Regarde  encore  longtemps  le  coup  qui  l'a  vaincu  ! 

Maurice  ,  sans  dire  un  mot ,  se  leva ,  prit  sur  la 
table  la  clef  qui  lui  assurait  la  possession  d'Athénaïs 
et  sortit  de  l'appartement.  Quelques  minutes  après, 
l'on  entendit  sur  les  pavés  de  la  cour  le  roulement 
du  cabriolet  qui  l'emportait  vers  Paris. 

A  ce  bruit,  le  banquier  releva  la  tète. 

—  Il  part!  s'écria-t-il  avec  rage. 

—  Oui  vraiment,  dit  Alfred,  il  en  a  bien  le  droit. 

—  C'est  un  beau  joueur,  ajouta  Horace. 

—  Il  s'est  bien  montré,  répétèrent  tous  les  autres  ; 
de  la  générosité,  de  l'audace,  du  sang -froid;  et  jus- 
qu'ici cependant  nous  l'avions  toujours  vu  d'une 
timidité  et  d'une  modération... 

—  Il  cachait  son  jeu ,  dit  Alfred  en  souriant. 

—  C'est  un  modéré  —  enragé,  dit  Horace,  et  des 
ce  jour  il  a  mon  estime. 

—  Et  la  nôtre,  répétèrent  tous  les  jeunes  gens. 

—  Il  n'a  pas  celle  du  baron,  murmura  Alfred. 

—  Si,  vraiment,  répondit  celui-ci,  qui,  revenu  de 
sa  stupeur  première,  avait  compris  que  lui,  con- 
stamment victorieux,  devait,  pour  son  honneur,  sou- 
tenir un  peu  mieux  les  coups  du  sort  ;  et  partant 
d'un  éclat  de  rire  ,  il  s'écria  :  — Tout  le  monde  a  par 
hasard  un  jour  de  bonheur,  c'était  le  sien!  Il  nous 
rendra  cela  plus  tard  en  détail  !  .Aussi ,  vous  com- 
prenez bien  que  ce  qui  m'a  fait  quelque  effet,  ce  ne 
sont  pas  les  cinquante  mille  francs...  Je  suis  au- 
dessus  de  cela,  on  le  sait  bien;  mais  c'était  de  re- 
noncer à  cette  petite  .\thénaïs ,  à  laquelle  demain 
je  n'aurais  plus  pensé,  c'est  probable.  Mais  au- 
jourd'hui... un  premier  jour  de  conquête!...  c'est 
piquant!  c'est  nouveau!  Moi,  je  n'aime,  vous  le 
savez,  que  les  premières  représentations! 

—  Et  celle-là  en  est  une  extraordinaire  et  à  béné- 
fîce!  dit  Horace. 

—  Au  bénéfice  de  Maurice,  dit  Alfred. 

—  N'en  parlons  plus,  reprit  le  banquier  avec  un 
soupir,  il  faut  se  résigner!  Vive  la  philosophie  !  je 
passerai  la  nuit  ici,  près  de  ma  femme. 

Parbleu  !  tu  n'y  perds  pas,  dit  Horace. 

Et  si  nous  pouvions  partager  ton  infortune,  dit 

Alfred  en  lui  serrant  affectueusement  la  main,  nous 
serions  trop  heureux  ! 

S'il  en  est  ainsi,  dit  le  banquier  en  reprenant 

l'air  avantageux  et  satisfait  qu'il  avait  toujours 
quand  il  excitait  l'envie,  je  vous  souhaite  bien  le 
bonsoir.  Rentrons  chacun  dans  nos  appartements,  car 
maintenant,  je  crois,  il  ne  nous  reste  plus  rien  à  faire. 

—  Si  vraiment ,  reprit  Horace  en  caressant  ses 
favoris  d'un  air  triomphant.  Tous  nos  comptes  ne 
sont  pas  réglés  :  il  t'en  reste  encore  à  terminer. 

13. 


180 


—  Avec  qui? 

—  Avec  moi.  Deux  cenls  louis  que  tu  me  dois. 

—  Comment  cela  ? 

—  N'avais-tu  pas  parié  que  le  cœur  d'Athénaïs 
ne  pourrait  te  résister  et  que  lu  serais  son  premier 
vainqueur  ? 

—  C'est  vrai  I  s'écrièrent  les  jeunes  gens. 

—  Et  comme  tu  ne  seras  tout  au  plus  que  le  se- 
cond, attendu  que  Maurice,  qui  en  ce  moment  brûle 
le  pavé  ,  aura  ravi  dans  quelques  instants  le  trésor 
dont  lu  lui  as  donné  la  clef...  paie, baron. 

—  Payez!  répéta  l'assemblée. 

—  C'est  ce  qu'on  a  de  mieux  à  faire  ,  dit  d'Ha- 
vrecourt  en  tirant  sa  bourse,  quand  une  fois  l'on 
n'est  plus  en  veine  et  qu'on  a  contre  soi  la  chance. 

—  Il  est  de  fait,  ô  Césarl  que  ton  étoile  pâlit  et 
que  la  fortune  t'abandonne. 

—  Pour  un  jour  ;  mais  ce  jour  fatal  va  finir.  Re- 
gardez plutôt;  minuit  moins  quelques  minutes,  et 
demain  nous  verrons...  En  disant  ces  mots,  il  étala 
sur  la  table  une  double  ligne  de  napoléons. 

Minuit  sonna  à  la  pendule  du  salon. 

En  ce  moment  une  poite  s'ouvrit.  Tous  les  re- 
gards se  dirigèrent  de  ce  côté,  et  l'on  vit  s'avancer... 
qui"?  Athénaïi. 

Un  cri  d'étonnement  sortit  de  toutes  les  bouches. 

—  En  croirai-je  mes  yeux?  dit  le  baron,  stupéfait 
de  cette  apparition  inattendue.  Quoi  !  tu  n'es  point 
partie,  comme  nous  en  étions  convenus,  pour  Paris? 

—  Non,  vraiment. 

A  cette  nouvelle  péripétie,  qui  changeait  toute  la 
face  des  choses ,  le  baron  se  renversa  en  riant  sur 
son  fauteuil,  et  son  accès  de  gaieté,  partagé  d'abord 
par  tous  ses  amis,  devint  si  fort  et  si  prolongé,  que 
l'on  craignit  un  instant  qu'il  ne  suffoquât,  et  lorsque 
enfin  il  fut  revenu  à  lui  : 

—  Eh  bien!  s'écria-t-il  en  s'empressant  de  re- 
prendre et  de  remettre  dans  sa  bourse  les  napoléons 
étalés  sur  la  table  ;  eh  bien!  quand  je  vous  disais 
que  mon  étoile,  un  instant  obscurcie,  allait  briller 
d'un  nouvel  éclat.  Minuit  a  sonné,  le  jour  néfaste 
est  fini  et  la  chance  a  déjà  tourné.  Ce  pauvre  Mau- 
rice, qui  court  au  galop  sur  la  grande  route,  sa  clef 
en  poche,  pour  trouver  ce  que  nous  avons  ici  ! 

—  Mais  écoutez-moi  donc  !  répétait  Athéna'is,  qui, 
au  milieu  du  bruit,  ne  pouvait  se  faire  entendre. 

—  Parle,  mon  enfant,  parle,  nous  t'écoutons. 

Le  baron  fit  asseoir  la  jeune  fille  près  de  lui  sur 
un  canapé,  tandis  que  les  jeunes  gens  se  groupaient 
en  cercle  autour  d'elle. 

—  Mais,  dit  Athénâis  effrayée  d'un  auditoire  aussi 
nombreux,  il  n'est  pas  nécessaire  que  tout  le  monde 
m'entende. 

—  Si,  mon  enfant;  parle  toujours  et  n'aie  pas 
peur,  ce  sont  des  amis. 

—  Eh  bien  1  si  je  suis  venue,  c'est  pour  empêcher 


REVUE  PITTORESQUE. 

quelque  malheur  et  vous  rendre  service.  Je  sais  que 


j'avais  promis  de  rester  là-haut  dans  ma  chambre, 
de  ne  parler  à  personne  et  surtout  de  ne  pas  vous 
prévenir.  J'y  étais  d'abord  décidée  ;  puis,  à  force  do 
réfléchir,  je  me  suis  dit  :  —  Ce  pauvre  monsieur  le 
baron,  je  ne  l'aime  pas,  c'est  vrai... 

—  Hein  !  fit  le  banquier  en  fronçant  le  sourcil. 

—  Mais  ce  n'est  pas  sa  faute;  il  ne  m'a  voulu 
que  du  bien  ,  et  je  ne  dois  pas  lui  vouloir  du  mal, 
ni  le  laisser  exposé  a  une  scène  pareille  et  à  un  dan- 
ger comme  celui-là  ,  quand  d'un  mot  je  puis  l'en 
empêcher. 

—  Eh  bien  ?  dirent  le  banquier  et  tous  les  assis- 
tants, dont  la  curiosité  augmentait  en  raison  de  l'obs- 
curité du  récit. 

—  Eh  bien  !  je  suis  venue  pour  vous  dire  :  —  Res- 
tez ici,  ne  bougez  pas  et  gardez -vous  surtout 
d'aller  cette  nuit  à  Paris,  rue  de  la  Bruyère  ,  n"  .33. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Pour  un  danger  dont  il  m'est  défendu  de  vous 
parler  et  que  vous  ne  devez  pas  savoir  ;  un  danger 
terrible  ! 

—  G  ciel  !  s'écria  Alfred  avec  effroi  ;  et  Maurice 
qui  y  court  en  ce  moment  à  sa  place! 

—  M.  Maurice  I  dit  la  jeune  fille  avec  étonne- 
ment. 

—  Oui...  il  ma  place...  dit  le  banquier  avec  un 
sentiment  do  joie  égo'iste;  voyez-vous  mon  étoile? 

—  M.  Maurice!  répéta  la  jeune  fille  en  laissant 
tomber  ses  bras  ;  en  voici  bien  d'une  autre  ! 

—  El  s'il  court  à  sa  perte,  c'est  toi  qui  en  répon- 
dras,  poursuivit  Alfred  avec  chaleur;  c'est  toi  qui 
en  seras  cause,  faute  d'avoir  parlé. 

—  Parle  !  s'écria  le  banquier. 

—  Parlez  !  s'écrièrent  les  jeunes  gens. 

—  Eh  bien  !  dit  la  jeune  fille ,  effrayée  de  ce  tu- 
multe ,  puisqu'il  faut  tout  vous  dire...  madame,  que 
j'ai  rencontrée  là-haut ,  m'a  interrogée  avec  un  air 
si  imposant...  si  sévère...  et  pourtant  si  bon  !...  en 
me  parlant  d'honneur  et  de  vertu...  d'une  manière... 
Dame!...  quand  on  n'y  est  pas  habituée,  ça  vous 
fait  quelque  chose...  ça  vous  déconcerte...  et  je  lui 
ai  tout  avoué...  toutce  qui  en  était! 

—  Petite  sotte!  s'écria  le  baron  furieux.  Elle  l'a 
accablée  de  sa  colère  et  de  ses  reproches. 

—  Du  tout...  elle  m'a  dit  de  bonnes  paroles... 
bien  touchantes  et  bien  consolantes  :  «  Il  y  a  plus 
»  de  joie  dans  le  Paradis  pour  celui  qui  revient  au 
»  bon  chemin  que  pour  celui  qui  ne  s'est  jamais 
»  égaré.  »  Et  elle  m'a  embrassée,  celle  noble  dame... 
oui...  elle-même!  en  me  disant  :  «  La  fortune  qu'on 
»  t'avait  promise  pour  mal  faire ,  je  le  la  donnerai, 
»  moi,  mon  enfant,  pour  vivre  en  honnête  fille  .. 
»  Mais  il  est  d'autres  coupables  qui  doivent  être 
»  punis ,  ou  du  moins  démasqués ,  par  moi ,  cela 
1)  m'est  nécessaire...   Tu  allais  partir  pour  Paris 


»  (car  je  lui  avais  dit  que  mes  chevaux,  c'est-à-dire 
»  les  vôtres,  étaient  dans  la  cour) ,  reste  ici ,  a-t-elle 
»  continué  ,  enferme-toi ,  el  promets-moi  surtout 
1)  de  ne  parler  à  personne.  Moi ,  je  vais  attendre 
11  mon  mari  toute  la  nuit,  s'il  le  faut ,  à  Paris,  à  ta 
"  place,  rue  de  la  Bruyère,  33.  » 

.\tliénaïs  n'avait  pas  aciiové  sa  phrase  qu'Horace 
et  les  jeunes  gens  avaient  poussé  un  cri  de  surprise, 
Alfred  un  cri  de  joie,  le  banquier  un  cri  de  fureur. 

—  Mes  chevaux  I  mes  chevaux  !  s'écria-t-il  hors 
de  lui. 

IX. 

I.A    CIIAMBBF,    d'aTHÉNA'i's. 

Maurice,  en  sortant  du  salon,  avait  trouvé  le  ca- 
briolet et  le  jockey  d'Alfred  qui  depuis  longtemps 
l'attendaient. 

—  Monsieur  veut -il  conduire?  avait  demandé 
John. 

—  Non  ,  je  n'y  entends  rien  et  ne  connais  point 
ton  cheval.  .Mène-moi,  et  le  plusviteque  tu  pourras. 
Il  me  larde  d'être  à  Paris. 

—  Oui ,  monsieur.  Dans  une  heure  un  quart  nous 
y  serons. 

Et  John  lâcha  les  rênes  à  Lord-Pulnierslon  ,  che- 
val anglais  fier  et  superbe,  mais  ombrageux  ,  rélif 
et  connu  pour  un  fort  mauvais  caractère,  qualités 
qu'il  serait  injuste  d'attribuer  à  son  nom ,  mais  qui 
probablement  le  lui  avaient  fait  donner,  et  la  légère 
voiture,  qui  n'était  qu'un  tilbury  à  capote,  sortit 
rapidement  de  la  cour,  roula  sur  la  grande  route ,  et 
L'jrd-Palmers.ton  dévora  l'espace. 

Maurice  était  resté  sous  l'impression  des  scènes 
qui  venaient  de  se  passer  :  la  tète  en  feu,  la  poi- 
trine oppressée,  et,  quoiqu'il  gardât  un  sombre  si- 
lence ,  quoique  pas  un  mot  ne  s'échappât  de  sa 
bouche,  il  était  encore  en  proie  à  l'animation  fié- 
vreuse que  donnent  le  jeu ,  le  punch  et  la  colère. 
Il  éprouvait  non  pas  du  bonheur,  mais  du  plaisir, 
mais  un  contentement  orgueilleux.  Il  s'était  vengé 
de  cet  homme  qui  l'avait  si  longtemps  froissé  et  dés- 
espéré ;  il  venait  à  son  tour  de  l'humilier  dans  sa 
richesse  et  dans  ses  amours.  Il  n'avait  pu  se  faire 
aimer  de  sa  femme ,  dont  le  baron  ne  se  souciait 
guère,  mais  il  lui  enlevait  une  maîtresse  qu'il  ado- 
rait; et  cette  maîtresse  ,  cette  fdie  charmante,  était 
à  lui,  Maurice!  La  fortune  la  lui  avait  donnée,  et 
l'amour  aussi  peut-être ,  car  Athénaïs  ne  lui  avait 
pas  laissé  ignorer  le  penchant  qu'elle  avait  pour  lui, 
et  n'accuserait  probablement  pas  un  hasard  qui  se 
trouvait  d'accord  avec  son  cœur.  Et  puis  le  lende- 
main, Maurice  croyait  entendre  les  félicitations  de 
ses  amis  sur  son  triomphe  et  leurs  sarcasmes  sur  la 
défaite  du  baron. 

Tels  furent  pendant  le  premier  tiers  du  voyage 


MAURICE.  181 

les  sentiments  qui  l'agitèrent,  et  puis  à  mesure  qu'il 
roulait  sur  la  grande  route,  l'air  de  la  nuit ,  l'air  vif 
et  froid  de  décembre  venait  rafraîchir  ses  sens  ,  et 
sa  tète  si  brûlante  et  si  exaltée  devenait  plus  calme; 
jusque-là  il  n'avait  raisonné  qu'avec  la  passion,  et 
maintenant  son  esprit  plus  tranquille  lui  permettait 
d'envisager  les  choses  sous  leur  véritable  point  de 
vue.  Il  commençait  à  rougir  des  scènes  où  il  avait 
joué  un  si  grand  rôle,  il  avait  presque  regret  de  son 
triomphe  ,  et  au  dernier  tiers  de  la  route,  il  trouvait 
honteux  d'en  profiter;  il  lui  semblait,  quoiqu'il  eût 
loyalement  gagné  au  jeu  cette  jeune  fille,  que  c'était 
un  pacte  infâme;  il  iQ  reprochait,  comme  une  indi- 
gnité, d'user  de  ses  droits  et  de  lui  ravir  ainsi  son 
honneur,  honneur  qui  avait  été  acheté  ,  avant  lui , 
et  pavé  par  un  autre.  Enfin,  en  approchant  de  Paris, 
ses  idées  avaient  tellement  changé  que,  renonçant 
à  .\thénars,  il  était  décidé  à  ne  pas  profiter  de  sa 
victoire,  mais  il  ne  voulait  cependant  pas  qu'elle 
fût  inutile,  et  que  ie  baron,  se  glorifiant  de  nouveau 
de  sa  conquête,  pût  reprendre  ses  droits  sur  la  jeune 
fille.  Il  fallait  donc  chercher  un  moyen  de  la  lui  en- 
lever à  jamais.  Une  pensée  noble  et  généreuse  ve- 
nait de  s'offrir  à  Maurice.  A  peine  conçue,  il  lui 
tardait  de  la  mettre  à  exécution  ,,et  déjà  il  aperce- 
vait la  barrière  et  les  premières  maisons  du  fau- 
bourg. —  Hâtons-nous!  hâtons-nous!  disait-il  à 
John.  Fouette  ton  cheval.  —  Et  John  obéit.  Mais, 
soit  que  l'orgueilleux  animal  fût  indigné  d'une  façon 
d'agir  à  laquelle  il  n'était  pas  habitué,  soit  que  les 
réverbères  de  la  barrière  el  le  bruit  d'une  voiture 
qui  passait  alors  rapidement  l'eussent  effarouché,  il 
se  cabra,  fit  volte-face,  el ,  malgré  les  efforts  de 
John  pour  le  retenir,  il  partit  comme  une  flèche , 
mais  dans  la  direction  opposée  à  Paris. 

Maurice,  impatient,  désolé,  ne  savait  quel  parti 
prendre,  il  se  voyait  déjà  ramené  à  Orsay  quand  il 
avait  hâte,  au  contraire,  d'achever  son  œuvre  et  de 
courir,  pour  cela,  à  la  rue  de  la  Bruyère,  dont  cha- 
que tour  de  roue  l'éloignait.  Aussi,  n'écoutant  que 
son  ardeur  et  sa  vivacité  déjeune  homme,  sans  rien 
dire  à  John  et  sans  que  celui-ci  eût  eu  le  temps  ou 
l'idée  de  le  retenir,  il  s'élança  hors  du  tilbury  et  sauta 
à  terre ,  au  risque  de  se  tuer,  ce  qui  arrive  presque 
toujours  en  pareil  cas ,  ainsi  que  l'attestent  de  trop 
célèbres  el  malheureux  exemples. 

Maurice  fut  préservé  de  tout  accident,  et  quoique 
le  soir  même  il  eût  outragé  la  Providence  en  préten- 
dant qu'elle  no  protégeait  que  le  vice ,  il  pensa  que 
la  bonne  action  qu'il  méditait  l'avait  sauvé  du  danger 
et  lui  avait  fait  pardonner  son  blasphème.  II  était 
tombé  au  bord  du  chemin.  Il  se  releva  et  n'aperçut 
déjà  plus  ni  John  ni  le  cheval ,  qui  avaient  disparu. 

Essayer  de  les  rejoindre  à  la  course  et  de  les  ar- 
rêter était  impossible.  Le  cheval  se  fatiguerait  lui- 
même  de  ses  propres  efforts ,  ou  John  ,  qui  était  un 


182 

habile  cocher,  trouverait  moyen  au  bout  de  quelques 
lieues  de  le  détourner  de  la  roule  et  de  le  lancer  dans 
quelque  champ  labouré,  où  la  fougue  désordonnée 
de  Lord-Palmerston  finirait  par  s'amortir  et  se  bri- 
ser. Maurice  fut  donc,  bon  gré,  mal  gré,  obligé'de 
reprendre  le  chemin  de  Paris.  Il -marcha  quelque 
temps  à  pied  sur  la  grande  route,  puis  rencontra  un 
Gacre  qui  revenait  à  vide,  et  se  jeta  dedans  en  lui 
criant  : — Rue  de  la  Bruyère,  33;  va  vite,  et  je  paye- 
rai double. —  Le  cocher  fouetta  ses  chevaux  de  toute 
la  vigueur  de  son  bras.  Mais  ceux-ci  n'avaient  point 
la  susceptibilité  de  Lord-Palmerston,  et  il  leur  au- 
rait été  impossible,  même  quaçd  ils  l'auraient  voulu, 
de  faire  courir  à  Maurice  aucun  danger,  si  ce  n'est 
celui  peut-être  de  ne  jamais  arriver.  Il  le  craignit  un 
instant,  mais  ses  appréhensions  furent  heureusement 
trompées,  et  il  était  un  peu  plus  de  minuit  quand  le 
fiacre  parvint  enfin  à  la  hauteur  de  la  rue  de  la 
Bruyère. 

Maurice  était  dans  son  quartier  et  non  loin  de  chez 
lui  ;  il  examina  quelque  temps,  en  dehors,  la  maison 
qu'Athénaïs  habitait  seule,  maison  isolée,  car  alors 
la  rue  n'était  pa